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Maxime Abolgassemi : Continence et tempérance.

Mis en ligne le 1er mars 2004.

© : Maxime Abolgassemi

Maxime Abolgassemi enseigne le français et la philosophie en classes préparatoires aux grandes écoles scientifiques au lycée Joliot-Curie à Rennes.



CONTINENCE ET TEMPÉRANCE

Partant d'un extrait de « La problématisation des plaisirs[1] » de Michel Foucault, je voudrais souligner l'importance de la notion de continence comme enrichissement aux développements couramment faits sur la tempérance pour le thème « mesure et démesure ».

Michel Foucault s'attache à suivre les évolutions d'une notion intéressante pour notre thème qui est le « travail sur soi » et, pour cela, il examine les différentes formes d'ascèse depuis la morale grecque jusqu'à l'usage qu'en fit la pensée chrétienne. Il doit alors distinguer deux formes très proches de vertu valorisées dans l'antiquité, la tempérance (sôphrosuné) et la continence (enkrateia) :

À la différence de l'homme « tempérant », le « continent  » éprouve d'autres plaisirs que ceux qui sont conformes à la raison ; mais il ne se laisse plus entraîner par eux et son mérite sera d'autant plus grand que ces désirs sont forts[2].

Le tempérant se conduit donc « comme il convient envers les dieux et envers les hommes », quand le continent est celui qui engage une lutte impitoyable contre ses mauvais penchants selon une « forme active de maîtrise de soi ». On le voit, si le tempérant peut être modèle, il est un modèle idéal, tandis que le continent présente le cas de figure plus réaliste de celui qui doit, en dépit de sa nature, conquérir la mesure sur lui-même. Nous avons là deux formes de mesure dans le domaine des plaisirs : une mesure donnée et une mesure conquise.

Cela entraîne plusieurs remarques dans le cadre de notre corpus de concours.

Cette notion semble réintroduire la dimension agonistique, polémique, si chère aux rhéteurs et symptomatiquement énoncée, on s'en souvient, dans les premiers mots du Gorgias par Calliclès, et que refuse Socrate. Ce que la dialectique ne peut accepter, c'est la mise en scène et la violence pour manipuler l'auditoire et discréditer l'adversaire. Ainsi le rire[3] de Polos alors qu'il est mis en difficulté : « Qu'y a-t-il, Polos ? Pourquoi ris-tu ? Voilà qui est encore une nouvelle façon de réfuter : si quelqu'un dit quelque chose, tu te mets à rire de lui, et tu ne le réfutes pas. » (p. 185). Il s'agit de convaincre l'interlocuteur pour l'amener à l'aporie révélatrice de son erreur, non de l'affronter à la façon d'un sport de combat, comme le revendique de son côté Gorgias (p. 144).

L'effort de la continence est ainsi préconisé par Socrate[4] contre la facilité de l'agréable, l'abandon jouissif à la phusis, introduite par Calliclès pour le confondre : « Je dis que chaque individu se commande à lui-même » (p. 228). On a souvent remarqué que Frère Jean semble présenter une démesure positive en contrepoids à la mesure croissante dont fait montre Gargantua. Elle l'est assurément car « frère Jan des entommeures », quoique irréductiblement disproportionné à tout canon monastique, est un incontinent, dès lors supérieur quand même à l'intempérant ; et s'il ne se l'applique pas, il connaît la mesure. La preuve en est son refus de diriger les abbayes proposées en récompense par Gargantua dans sa « réponse péremptoire » : « car comment (disait-il) pourrais-je gouverner autrui, qui moi-même gouverner ne saurais ? » (p. 441), en écho direct à Platon.

Le combat intérieur, la joute contre soi-même, prennent selon l'analyse de Michel Foucault deux formes différentes dans la morale païenne et chrétienne. L'épreuve sublime de Socrate vis-à-vis de son désir pour Alcibiade est condamnable pour « les chrétiens [qui] la blâmeront, car elle atteste la présence maintenue, et pour eux immorale, du désir[5] ». Le réalisme de la démarche volontaire et tenace du continent se définit justement par une acceptation de l'ennemi intérieur qu'il s'agit de combattre.

Une telle attitude « polémique » à l'égard de soi-même tend à un résultat qui est tout naturellement exprimé en termes de victoire. Il arrive que cette victoire soit caractérisée par l'extirpation totale ou l'expulsion des désirs. Mais beaucoup plus souvent, elle est définie par l'instauration d'un état solide et stable de domination de soi sur soi ; la vivacité des désirs et des plaisirs n'a pas disparu, mais le sujet tempérant exerce sur elle une maîtrise assez complète pour n'être jamais emporté par la violence[6].

La notion de « juste mesure » aristotélicienne, si pratique pour notre thème, se module donc ici. La vertu à atteindre n'est plus comme dans l'Éthique à Nicomaque, « une sorte de moyenne, puisque le but qu'elle se propose est un équilibre entre deux extrêmes », mauvais tous les deux par excès et défaut. Elle induit une autre sorte d'équilibre, plus ou moins instable, entre les penchants naturels, mauvais, et la volonté, salvatrice. Cette idée d'équilibre, qui permet de réguler des forces antagonistes, menaçant tout l'édifice de la personne, rappelle aussi la théorie des humeurs d'Hippocrate, dont Rabelais vient juste de traduire à Lyon les Aphorismes en 1532 et qui interprète toute maladie comme déséquilibre (avec la figure exemplaire du bien nommé Picrochole).

Si Gargantua devient dans le trajet de l'œuvre un exemple de mesure, Prince accompli que révèle sa « concion » par exemple (p. 427), c'est bien en tant qu'elle est acquise : nulle nature donnée n'est a priori plus démesurée que celle de ce bébé géant aux appétits illimités que nous exhibent les premiers chapitres. La faille de la première éducation de Thubal Holoferne résidait, entre autres, dans cet oubli que le corps doit être tenu, maintenu, qu'il faut prendre les rênes des différents organes livrés sinon à un fonctionnement autonome et totalement dérégulé, comme lorsque Gargantua « fiantait, pissait, rendait sa gorge, rotait, éternuait et se morvait en archidiacre » (p. 227). L'éducation radicale de Ponocrates permet, à l'inverse, de conquérir pied à pied la mesure qui relève donc de l'effort de la continence, de la maîtrise par contention de ce qui a tendance à déborder par toutes les ouvertures du corps. Par delà les divergences fondamentales entre la vision du corps-tombeau chez Platon et du corps humaniste que la rhétorique des beaux habits restaure et affirme chez Rabelais, la médecine apparaît bien comme un paradigme de la recherche d'une mesure. La vraie médecine, technè complète du corps, savoir impopulaire et courageux contre la démagogie doucereuse du confiseur (p.  301), outil de reconquête de l'homme sur la fatalité divine de la maladie que défendait quotidiennement le médecin Rabelais, parmi les plus grands de son temps, à l'hôpital de Notre-Dame de Pitié de Lyon. Et fausse médecine, celle de l'apparence, du jeu de pouvoir usurpé qu'un « habit d'un vieux médecin » confère automatiquement à Sganarelle, permettant à Molière l'audace d'inscrire la question religieuse parmi les vulgaires éléments d'une liste de superstitions populaires (Dom Juan III, 1).

La continence introduit enfin, c'est-à-dire comme fin eschatologique, l'éventualité d'une correction de ce qui n'est après tout qu'une erreur, quoique de taille. La pensée chrétienne du salut rejoint ainsi le mythe final du Gorgias en ce point qu'il est toujours encore possible de renverser la vapeur, de corriger son erreur, de recevoir pardon et rédemption. Mis à part les « incurables », pour qui il est trop tard : « tout être qu'on punit et auquel on inflige le châtiment qu'il faut mérite de s'améliorer et de tirer profit de sa peine » (p. 306). À la source du christianisme dans la parabole du fils prodigue, la parole évangélique va jusqu'à immoler le veau gras pour le fils pécheur qui se convertit : au frère constamment tempérant qui s'offusque, semble-t-il à juste titre, le père légitime la fête grandiose en l'honneur du fils mauvais, devenu continent : « Il fallait faire la fête et se réjouir, car ton frère que voilà était mort et il revit ; il était perdu et il est retrouvé » (Évangile selon Luc, XV). Dom Louis efface de même d'un seul coup toute sa terrible condamnation paternelle et cite quasiment les paroles de Jésus (« Ainsi, je vous le dis, c'est une joie, devant les anges de Dieu, quand un pécheur se convertit », Luc XV, 10) : « Les offenses d'un fils s'évanouissant vite au moindre mot de repentir » (ibid. V,1). Si le monde n'était peuplé que d'intempérants et de tempérants, il n'y aurait pas de tels renversements stupéfiants.

On attend donc du démesuré résipiscence, qu'il se repente. C'est à la fois très peu et beaucoup car une sincérité totale est exigée, sans quoi ce n'est que rémission au sens moderne de maladie rebelle au traitement. La question de l'hypocrisie en découle ainsi, tout comme celle de la bonne foi. Calliclès refuse cette condition de l'exercice du dialogue socratique lorsqu'à la fin il cherche à s'extraire de l'échange en s'écriant par exemple « Oui, tout à fait — je dis cela pour te faire plaisir ! » (p. 289). Dom Juan porte plusieurs masques et s'en joue, en hypocrite dénonçant l'hypocrisie. Nos démesurés ne jouent pas le jeu imposé par la mesure. Comme le montre Michel Foucault, l'aveu et la confession seront le nouveau lieu capital de « la volonté de savoir » depuis la pastorale qui date, justement, du XVIIe siècle. La mesure a besoin d'un aveu du démesuré parce que, dans son système, aveu vaut pour contrition et reconnaissance de dette. Le malentendu est patent parce que, sorti de cette mesure, Calliclès parvient à survivre à l'examen dialectique sans trop de dégât comme Dom Juan à l'épreuve obligée de conversion — lui qui a formé « par pure politique, un stratagème utile, une grimace nécessaire » (ibid. V, 2). Il ne reste plus à la mesure qu'à espérer un ailleurs qui fasse contre-balance : le Tartare ou le brasier de l'Enfer, Rhadamante et Statue du Commandeur en porte-parole de la divinité vengeresse.

Maxime Abolgassemi


NOTES

[1] Michel Foucault, Histoire de la sexualité II. L'usage des plaisirs, « La problématisation des plaisirs » Gallimard, coll. Tel, 1984. On trouvera dans le chapitre 3 « Enkrateia » de quoi faire un résumé pour nos classes — si l'on se résout à opérer quelques coupes auxquelles nous forcent parfois les contraintes de l'exercice.

[2] Op. cit, pp. 87-88.

[3] « Gorgias disait : le sérieux de l'adversaire, il faut le détruire par la plaisanterie, et sa plaisanterie par le sérieux. Il a raison. » Aristote (Rhétorique, III, XVIII) cité dans Les Présocratiques, édition de Jean-Paul Dumont, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, p. 1045.

[4] Cf. les notes de Michel Foucault aux pages 86, 87 et 90.

[5] Op. cit. p. 94.

[6] Op. cit. p. 93.


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