RETOUR : Images de la poésie

Laurent Albarracin : Lecture de Bernard Noël et Édith Azam, Retours de langue.
© : Laurent Albarracin.

Mis en ligne le 31 mars 2019.

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Édith Azam et Bernard Noël
Retours de langue
Faï Fioc, 2018, 8 Û

L'écriture à quatre mains d'un recueil de poèmes a au moins un mérite, celui de rendre à peu près à coup sûr leur lecture intéressante, pour employer un terme et une catégorie de Pierre Vinclair. C'est que forcément on se posera la question de l'attribution. On s'interrogera sur la composition du recueil. Qui est à l'initiative ? Est-ce que les poèmes se répondent ? Se prolongent ? S'agit-il d'un dialogue ou d'une œuvre commune ? Est-ce que l'écriture fut parallèle ou entremêlée ? Les poèmes furent-ils remaniés et retravaillés pour s'accorder ? Reconnaît-on la voix propre à chacun ou les deux se fondent-elles en une musique nouvelle ?

Il est bien difficile de répondre à ces questions avec les seuls éléments du texte et du paratexte. Peu d'indices sont donnés : les auteurs sont liés, sur la page de titre, par un « et » qui les unit comme auteurs d'une même œuvre. Les polices de caractères (garamond et helvetica) permettent de distinguer discrètement deux écritures sans qu'on puisse savoir avec certitude à qui les attribuer. On a bien sûr sa petite idée sur qui dit quoi ici, mais rien ne permet après tout de l'affirmer. Le jeu entre les deux écritures est variable : parfois c'est toute une section qui est dans une même police (et donc attribuable à l'un des deux auteurs), parfois les poèmes ou strophes se succèdent selon une alternance stricte, parfois c'est un vers ou deux qui sont insérés dans le poème de l'autre. Quoi qu'il en soit des attributions réelles, c'est bien une façon de relation et de relation amoureuse seconde (comme par retours de langue donc) qui s'instaure entre les deux protagonistes. Mais il s'agit moins d'un dialogue que d'une sorte de monologue à deux, si cela est possible, au sens d'une rêverie à deux voix, qui s'adresse moins à l'interlocuteur qu'à celui que l'on fut dans la rencontre amoureuse. Moins à l'autre qu'à son soi ancien, faudrait-il dire. « Élégie avec égérie », tel pourrait être le sous-titre de cette œuvre commune, puisque tout est passé, enfui et disparu de cette relation amoureuse mais afin de mieux revenir au sein des poèmes qui l'évoquent. Tout ce qui est perdu continue d'inspirer : telle est la leçon de ce poème d'un amour ancien. On ne se souvient jamais que pour réactiver ce qui fut, et alors en vivre de nouveau sur le mode de la tristesse heureuse, qui est exactement la définition de la nostalgie. Le poème liminaire dit tout de ce qui se joue là et qui constate la fin d'un amour pour mieux le relancer dans l'espace du poème :

 

voici quelques restes de langue

une poussière où fut l'amour

pas de drame et pas de regret

juste un peu de désir encore

et ce visage au fond de l'ombre

 

Le poème « fait du neuf avec du vieux / dès que la langue est amoureuse », dit B. Noël (?) quand l'autre réplique « Je me souviens de qui je suis » (É. Azam ?). Que deux anciens amoureux parlent ensemble de leur amour passé, et celui-ci ne peut que renaître, fût-ce dans l'espace de la page et du poème seulement. L'expérience amoureuse est toujours un agrandissement, au point que le passé n'est plus seulement passé mais qu'il est bien l'une des formes présentes de la présence à soi et à l'autre.

À lire ces poèmes élégiaques et apaisés, ces poèmes qui sont véritablement de nostalgie, on se dit finalement qu'il est peu intéressant de démêler leurs voix et de les identifier, et qu'il vaut mieux considérer le recueil comme fait d'une tresse de deux voix, de deux voix qui n'en font plus qu'une, une tresse qui vient natter le poème entièrement, le natter à la fois d'un signe de jeunesse et d'un signe de sagesse liés comme les deux brins d'une même vigueur.

Laurent Albarracin

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