Mis en ligne le 3 octobre 2017.
Petr Král
Ce
qui s'est passé
Peintures de Vlasta Voskovec
Éditions le Réalgar (collection l'Orpiment), 45
p., 2017, 14 €
Avec un titre comme Ce qui s'est passé, on pouvait
s'attendre à un livre de souvenirs, un bilan, une mise au clair. C'était sans
compter le « droit au gris[1] »
que revendique son auteur et qui d'ailleurs a moins à voir avec une esthétique
du flou qu'avec la prise en compte du banal et du prosaïque comme le fond
perpétuel sur lequel le pome peut s'établir. Reste que si le livre est en effet
constitué de souvenirs, on repassera pour ce qui est de les mettre en ordre et
au net. Ils surgissent en effet dans le plus grand désordre, sans classement
chronologique ni géographique, ni thématique.
Petr Král, né en 1941 à Prague, a vécu à Paris de 1968 à 2006
avant de retourner dans sa ville natale. Il a voyagé (Amérique, Espagne), a
fréquenté les groupes post-surréalistes tchques et français, a connu des
peintres et des écrivains. Il a erré dans les villes, vu des films, écouté de
la musique… Mais ce qui remonte ici des jours anciens n'est en rien ordonné,
hiérarchisé. Tout fait mémoire, du plus gris au plus éclatant, sans distinguer
ce qui relve de l'ordinaire ou de l'extraordinaire, l'éclat d'un fragment du
passé pouvant survenir pris dans la gangue terne du quotidien le plus
contingent. D'où l'étrange hybridation du vers et de la prose dans le pome de Král : le vers est long, sans ponctuation (sauf la
majuscule qui marque un début de phrase) ; il ne cherche pas la densité ni
l'équilibre ni la fluidité syntaxique. Son vers ressemble plutôt à de la prose
qui boite, à une langue courante (voire familire) bancale et syncopée. Le
pome est une sorte de récit tenu au plus prs de la grisaille des jours, dans
le fondu enchaîné de leur succession. Aussi les images sont-elles moins
fulgurantes que fugitives, plus élégiaques que surréalistes. Pourtant,
quelquefois, c'est bien l'or du temps qui déchire le brouillard et l'oxydation
des jours :
L'essentiel était de rendre
rayonnante la rouille du monde
ou du moins d'être là quand en fin d'été
avec le soleil elle rentrait de biais dans
les salles d'un bois
La nostalgie de Král ne consiste généralement pas à prélever les moments
les plus heureux mais bien à les donner dans leur continuité grise, dans leur
défilement un peu triste et vain. Il ne s'agit pas d'idéaliser le passé ni de
l'embellir mais au contraire de le montrer ds l'origine compliqué par le
regret qui accompagnera son souvenir. Les choses et les événements sont souvent
banals, anecdotiques, désuets, pauvres, comme élimés par leur simple présence
dans la trame du temps. la limite, le seul caractre qui les distingue les
uns des autres et les met en exergue, c'est leur incongruité, leur cocasserie,
leur aspect légrement inapproprié, comme ces « coiffes d'indiens en solde / aux éventaires du marché
aux puces ». Sa nostalgie a quelque chose d'onirique, mais non pas au
sens où elle évacuerait la réalité au profit du rêve, plutôt parce que, à la
manire d'un rêve, la mémoire accueille toute la réalité sans discrimination,
ou de façon sélective mais hasardeuse, hors de tout critre rationnel en tout
cas. Les souvenirs remontent du passé selon la logique désordonnée et imparable
du rêve et se placent les uns à côté des autres sans que l'étrangeté de leur
voisinage ne les gêne aucunement.
Ainsi comme dans un
rêve (un cauchemar ?), l'inatteignable peut côtoyer le tout proche :
Le trottoir d'en face se trouvait parfois plus loin
que l'autre bord de la ville celui
où tout le monde se précipitait
pompiers fraîches filles pour les boums
en vieille Ford
rois en exil au volant d'un taxi
nous-même y allions sans pourtant partir
d'ici
L'exil n'a pas besoin de
pays ni de longues distances puisqu'il peut commencer ds le trottoir d'en
face. Le passé est un mélange d'âge d'or et de temps gris, rouillé, grippé. Il
est comme l'inconscient du temps aux prises avec le présent.
Laurent Albarracin