Mis en ligne le 1er février 2018.
Ishikawa Takuboku
Ceux que l'on
oublie difficilement
Précédé de Fumées
Traduit du japonais par Alain Gouvret,
Pascal Hervieu,
Yasuko Kudaka
et Gérard Pfister
Arfuyen, 2017, 14 €
Les
éditions Arfuyen continuent la publication du poète
japonais Ishikawa Takuboku (1886-1912). Après Le
Jouet triste, ils reprennent en un seul volume deux recueils
précédemment édités déjà par eux, en 1979 et 1989. Les lecteurs français qui ne
connaîtraient pas encore la poésie de Takuboku ne
manqueront pas d'être décontenancés par le ton très mélancolique qui s'en
dégage et par la simplicité des poèmes, par leur amertume subtilement instillée,
paradoxalement presque douce et fade à force d'être limpide et explicite. Rien
en effet ne se cache apparemment ici d'un sentiment poétique qui est tout
entier affliction et regrets, tristesse et mélancolie. La platitude apparente
des poèmes (au moins aux yeux de lecteurs habitués à des effets rhétoriques
plus marqués), leur simplicité toute nue sont une sorte de ligne claire qui dessine la
fuite des jours selon un tracé tellement net qu'il semble presque se confondre
avec son objet et se perdre en lui. Mais cette simplicité ne serait-elle pas
trompeuse ?
La
tristesse semble quasiment l'unique propos de ces poèmes. Une tristesse qui est
double presque, puisque le regret est le thème principal mais aussi le mode sur
lequel il s'exprime :
Si la tristesse
est la saveur des choses
je l'ai trop goûtée
On
voit bien que la tristesse est ambivalente, ici, qu'elle est entachée de plaisir
et de culpabilité, et que le regret chez lui touche au remords au sens où le
poète manifestement s'accuse de s'y complaire. On ne peut s'empêcher de penser
en effet, tant la plainte est permanente, qu'il en éprouve une satisfaction
seconde, qu'il s'y complaît en toute conscience.
La
tristesse, sentiment poétique absolu, s'attache aussi bien au dérisoire, au
trivial :
La balle que j'avais lancée
sur le toit
qu'est-elle devenue
Tout disparaît, du passé et de ce monde, mais le poète
qui s'élance après tout ce qui fuit, de façon tellement exhaustive que c'en est
louche, n'est-ce pas qu'il s'évade, en réalité, lui aussi ? Ne se
berce-t-il de souvenirs affligeants pour continuer d'en choyer l'amer
regret ?
On
peut se demander alors si la tristesse n'est pas ironique, chez Takuboku :
Le vert tendre des saules
en amont de la rivière
je le vois comme à travers des
larmes
Jusqu'au chignon que portait
au village la femme du médecin
je le regrette
La
réalité est systématiquement vue par le prisme de la tristesse. N'est-ce pas
que le poète se taquine lui-même et se moque de sa propension à chausser de
telles lunettes mélancoliques ?
Parfois
on n'est pas loin d'entendre dans ces tercets une version japonaise des
nouvelles en trois lignes de Félix Fénéon !
L'instituteur s'était saoulé
puis sabre au clair avait poursuivi
sa femme
il fut chassé du village
Takuboku a eu plus qu'un autre son lot de
malheurs : déshonneurs familiaux, carrière empêchée, conditions
d'existence précaires, tuberculose (il est mort à 26 ans). Quand le monde est
si triste, le passé heureux irrémédiablement enfui et les avanies si
constantes, ne doit-on pas en rire ? Quand l'infortune nous accable à ce
point, le monde n'est-il pas affecté subitement d'une certaine drôlerie ?
Mon ami venait m'emprunter quelques sous
il s'en retourne
les épaules couvertes de neige
Quoi
qu'il en soit, qu'il y ait là de l'ironie ou non, il est certain que la
tristesse – car même si elle était empreinte d'ironie, elle resterait
la tonalité dominante de ces tankas – est un sentiment poétique qui
permet d'appréhender le monde à sa juste mesure. La mélancolie, sous la plume
de Takuboku en tout cas, agrandit les choses à des
dimensions qui les dépassent en même temps qu'elle les réduit à une anecdote
dérisoire, risible de faiblesse et de trivialité. Le monde bouge, quand il est
vu tristement, il s'ouvre et se referme comme une valve sous le flux puissant
d'un sang transparent. La tristesse à la fois magnifie le monde et le rend
étroitement à lui-même, à sa contingence désespérante et belle puisque le monde
n'est plus et ne sera jamais plus tel qu'il fut :
De retour au pays cette douleur en moi
la route a été élargie
le pont est neuf
Laurent Albarracin