Laurent Albarracin : Lecture de Flora Bonfanti, Lieux
exemplaires.
© : Laurent Albarracin.
Mis en ligne le 31 octobre 2018.
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Flora Bonfanti
Lieux
exemplaires
Éditions
Unes, 16 €
Le premier livre de Flora Bonfanti
impressionne par sa maîtrise, son audace et sa simplicité. Ë mi-chemin du bref
traité philosophique et de la méditation poétique, l'ouvrage organise impeccablement
quelques réflexions autour de notions qui sont moins approchées comme des
concepts – qui délimiteraient et découperaient en tranches un champ du
savoir philosophique – que comme des mots chargés d'émotions et de
connaissances secrètes, aussi obscures et profondément enracinées dans
l'expérience humaine qu'elles sont ici limpidement analysées : le silence
et le bruit, l'outil, le vol du feu, la vie et la mort, le sens et le
sentiment, etc. Plutôt qu'une analyse de ces notions, il faudrait parler d'une mise
en analogie de celles-ci. Flora Bonfanti ne cesse en
effet d'établir des parallèles, de les pousser à bout et d'effectuer des
transpositions, jusqu'à ce que parfois ces parallèles rencontrent sur leur
chemin une verticale qui ne les interrompt pas mais fore entre elles un passage
brusque par où elles continuent leur voyage.
La
première partie du livre, Précis du
silence et du bruit, commence par explorer des asymétries entre des couples
de contraires : le silence et le bruit, le bien et le mal, l'amour et la
haine. En réalité ceux-ci ne sont pas des contraires exacts qui s'équilibrent dans
un statu quo, un jeu de forces égal, puisque précisément ce qui caractérise
leurs rapports est la dissymétrie. Un bruit suffit à détruire tout le silence
quand l'inverse n'est évidemment pas vrai. Le mal se publie quand le bien reste
dans la sphère du privé. « La haine est métonymique » : la cause
de la souffrance, la plus petite partie du mal engage le tout de la haine. Le
mal s'étend parce qu'il désensibilise ses propagateurs que nous sommes malgré nous,
de même qu'on n'entend pas le bruit qu'on produit soi-même (on n'entend que
celui qu'on subit). Le bien au contraire tend à disparaître, il ne se publie ni
ne se désigne : « Jamais nous ne dirons : ceci est un bien sans
un soupçon de mal » ; « Le bien se refuse au récit. Sa nature
ondulatoire est délicate. »
L'auteure aurait pu s'en tenir à ce constat d'une
asymétrie mais, et c'est là où son livre quitte la simple philosophie pour
toucher à la spéculation poétique, avec des hardiesses qui ne sont pas sans
évoquer parfois celles d'un Roberto Juarroz voire
celles d'un Michaux, elle imagine des symétries nouvelles, invente des
similitudes fécondes, fonde des syllogismes joyeux sur la base de prémisses
délirantes et finalement propose des hypothèses déroutantes pour la pensée.
C'est ainsi qu'elle conçoit, par une méthode analogique poussée jusqu'à
l'absurde, une « mort par dégestation »,
une « destruction laborieuse » ou, inversement, une « bombe de
construction ». Pour détruire une statue on « désculpterait
ses formes, une par une ». Le
chaos exigerait autant de discipline et de persévérance qu'en réclame l'ordre.
Et ainsi de suite. En faisant se ressembler les contraires, en instaurant une
symétrie inédite à l'intérieur d'un antagonisme, elle fait plus que poser des
hypothèses et qu'imaginer un monde, elle le mélange à son rêve et le réinvente
entièrement comme un être fabuleux, comme une réalité poétique. L'analogie
poétique ne fait pas qu'établir des ressemblances, elle n'est rien si elle ne
découvre pas l'inconnu à l'intérieur du connu. Par ses images, Flora Bonfanti crée des objets de pensée : des objets de
pure imagination, donc, mais aussi bien des spéculations qui ont une réalité
d'objet : on peut s'en saisir comme d'une lampe pour éclairer
nouvellement, neuvement, le monde, telle cette
« chlorophylle humaine (qui) métaboliserait la connaissance en
énergie ».
La deuxième partie du livre, Les véhicules d'esprit, continue et réaffirme ce transport du monde
vers la pensée et de la pensée vers le monde. Il y a toujours cette idée qu'une
greffe peut s'opérer entre l'idée et l'humain, que l'intellection est extensive
à son corps. Il y a ce sentiment qu'on ne détient pas une connaissance comme un
outil oublieux de sa fabrication, de la science qui l'a conçu, de « son
texte », dit-elle, mais que cette connaissance produit, qu'elle est
effective, qu'elle enseigne du sens, qu'elle irrigue le monde de son sang. Il
en va en poésie comme il en est des rapports de l'immatériel et du matériel.
Comme le feu se défait en torches, multiples, imparfaites, dégradées à certains
égards et toutes prêtes de s'éteindre, l'esprit doit en passer par le matériel
pour qu'il puisse communiquer au monde cet immatériel immémorial, ce feu. De
même que la pierre volcanique garde dans sa forme la mémoire de la fluidité de
la lave, de même le poème, dans sa forme aboutie, « moelle durcie »,
est-il promesse de sens et de feu retrouvé, et véhicule d'esprit : « Les
yeux du lecteur rallument le magma – qui, dans tous ses états, garde son
épaisseur et la densité de ses courbes. C'est ce que nous appelons le
poétique. »
Laurent
Albarracin
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