RETOUR : Images de la poésie

 

Laurent Albarracin : Sur le livre de Juliette Brevilliero, Le Jeu de la nuit.
© : Laurent Albarracin.

Mis en ligne le 15 février 2022.

Sur ce site, voir aussi notamment un texte de Laurent Albarracin, De l'image.
Aller à la page où Laurent Albarracin présente ses «  petites activités éditoriales ».

 Juliette Brevilliero, Le Jeu de la nuit, Éditions Galilée, 2022.


Le titre joue d'une ambiguïté du génitif : est-ce que le complément du nom ici est là pour préciser le sujet ? Ce dont parle le livre, ce serait alors d'un jeu qui se déroule généralement la nuit, et on voit bien lequel, d'autant que l'auteure est dans la vie, à la ville (c'est-à-dire dans le jour, comparé à son activité plus secrète de poète), psychologue clinicienne et sexologue, ce qui nous souffle une signification sexuelle qui sera en effet l'un des thèmes, mais non le seul, du livre. Ou bien est ce que c'est la nuit qui est ici le sujet, et « le jeu » son prédicat ? Le titre nous dirait alors quelque chose de plus profond. À quoi joue la nuit, la nuit ? Que fait la nuit en nous ? Ce qu'elle fait, la nuit, c'est jouer. Ce qu'elle nous fait, à nous, depuis sa face la plus obscure et enfouie, dans la nuit de notre être, c'est nous apporter la possibilité du jeu. La nuit joue justement à transformer le je en jeu et l'être en devenir. Car à quoi nous incite la confrontation avec l'inconscient, avec la part nocturne de nous-mêmes ? Précisément à décaler notre je et, plutôt qu'à le tenir pour une identité sûre et stable, à le faire se tenir dans un interstice. Le je qui rencontre sa nuit connaît soudain l'intervalle qui le constitue, a soudain du jeu en lui et s'altère, s'autorise de l'autre, bref « joue » comme on le dit en cas d'un défaut d'adhésion à soi-même.

La reconnaissance de la faille, de la faiblesse, voire de ses démons intérieurs, se vit dans la survenue du lapsus, de la bourde, de l'impair comme du jeu de mots ou de « la coquille du poème » – laquelle n'est bien sûr pas la protection de celui-ci mais son aveu involontaire. Car le jeu de mots est à la fois léger et grave : il se donne pour une fantaisie mais il est révélateur. Et il apparaît comme une défaillance mais elle procure de la liberté. La pratique systématique du jeu de mots en poésie n'est pas rare, elle a depuis longtemps acquis ses lettres de noblesse – que l'on songe à Desnos, Leiris ou Gherasim Luca – et elle nous embarque spontanément pour une exploration de l'inconscient. La psychanalyse n'est d'ailleurs pas avare de jeux de mots elle non plus. Juliette Brevilliero se situe dans cette tradition et, en toute simplicité, avec sensualité et cette confiance accordée à l'inconnu qui est la marque du poète, joue avec les mots pour que les mots se découvrent :

Mes paumes

se paument

sur ta peau

de nuit

qui bleuit

La prunelle de mes cieux

luit et teinte

notre étreinte

offrant son décolleté

de velours bleu

Faire jouer les mots c'est les débarrasser de leur identité et de leur signification trop figée, les renvoyer à leur part nocturne à eux et à leur dimension d'inconnu, comme dirait Roger Munier, pour en faire des créations et presque des créateurs d'eux-mêmes et de nouvelles significations. Le mot soumis à la torsion du jeu s'ouvre à ses failles, lui aussi, dans le simple vacillement d'une lettre, mais à ses failles fécondes, comme le je devient jeu – c'est-à-dire un je hybridé de son Tu – une fois confronté à sa nuit. Le moi qui rencontre l'inconnu de la nuit se méconnaît comme moi mais se reconnaît comme jeu. Le je devient jeu par le creusement d'une faille dans le je (ce creux du Tu qui est à la fois l'autre et l'insu, le désiré et le non-dit) et le sauve d'une trop confortable identité à soi-même.

Que la poésie soit la liberté introduite dans les mots ne nous étonnera pas mais nous réjouira toujours.

Laurent Albarracin