Mis en ligne le 7 mars 2016.
Jean-Claude Caër
Alaska
Le Bruit du temps, 2016
72 p., 16 €
Un
récit de voyage sous la forme d'un recueil de poèmes ? L'idée n'enchante
guère et l'on voit d'ici les écueils auxquels s'expose pareille
entreprise : insistance sur l'exotisme et la couleur locale, parti pris
forcément géopoétique exaltant les grands espaces ou
bien, au contraire, excès de formalisme pour compenser le convenu du récit.
D'ailleurs, comment peut-on encore être voyageur ? Comment éviter la
posture prétentieuse de l'explorateur-ethnologue ou la position non moins
ridicule du touriste-poète ? Ces écueils, Jean-Claude Caër
les contourne parce qu'il opte pour la sobriété, tant sur le plan formel que
sur le plan narratif. Il nous raconte, dans une langue limpide, sans recherche
d'effets poétiques, le pays qu'il traverse et les rencontres qu'il fait ;
ses déboires et avanies (une grève dans l'aéroport le jour du départ, un Ļil
ensanglanté) ; ses lectures (Jack London et Montaigne, comme les deux
points de vue entre lesquels il oscille, mais lequel des deux est l'interne
(l'introspectif Montaigne ou l'Américain ?), lequel
l'externe (l'Européen ou London l'aventurier ?) ; son angoisse face à
la mort ; un intérêt profond pour la culture aléoute dont sont visibles ça
et là quelques traces malgré l'emprise de la modernité.
Il
y a dans tout le livre une espèce de drôlerie mélancolique qui naît d'un
entrecroisement de la modernité et de la nature sauvage, mais aussi des époques
et des mondes étrangers qui, dans cet endroit de la terre, semblent se regarder
sans plus se voir (« l'Amérique des
pionniers et la Sainte Russie », « les Alutiit [qui] portent des noms russe,
suédois ou norvégien »), où les 4 x 4 côtoient les « totem pole », où les saumons frais font
bourdonner les usines de transformation des conserveries. Drôlerie mélancolique
qui va parfois jusqu'à la culpabilité comique du voyageur à qui tout est offert
trop vite :
« Je vais manger l'ours avant de l'avoir vu »
Les animaux font particulièrement l'objet de l'attention
du poète : grizzli, phoque, baleine, loutre de mer, bald eagle, corbeau « dont le bec claque comme un clapet / Un
claquoir de bois ». C'est qu'ils sont, dans leur exotisme et leur
anachronisme paradoxal au sein d'un monde envahi par la modernité, la mauvaise
conscience du voyageur. Dans ce livre où la mélancolie et le désabusement
n'empêchent pas l'émerveillement, ni la tristesse la drôlerie, le voyage, comme
tout voyage sans doute, est au service d'une connaissance plus fine du monde et
de soi.
Laurent Albarracin