Mis en ligne le 21 avril 2016.
Guillaume Condello
Alexandre
Dernier Télégramme, 2016, 189 pages, 15 €
« Alexandre » :
un prénom d'aujourd'hui, qui pourrait être celui de n'importe quel jeune homme de
notre époque contemporaine, et le nom du plus fameux conquérant de la Grèce
antique, fondateur de cités, modèle immémorial du héros, parangon de toutes les
épopées. Le titre joue bien sûr de cet écart ou de cette ambivalence du nom. Pour
autant, le poème de Guillaume Condello, s'il tente de
capter quelque chose du chant épique, ne cherche pas à proprement parler les
termes d'une épopée moderne, il n'est pas la tentative d'actualiser ou
d'importer sous nos latitudes contemporaines un chant qui vaudrait pour un
hypothétique peuple en quête de son hymne. Il n'a pas semblable prétention ni pareille
ambition, ou s'il l'a, c'est sur le mode mineur, négatif, défaitiste, comme si
ne se pouvait plus, aujourd'hui, qu'un chant qui fût seulement murmure,
stupeur, interrogation.
À
un monde sans illusions, sans horizon, sans joie ni espérance, à un peuple
dépossédé même de la possibilité d'envisager sa libération, ne se peut donner qu'un
écho abasourdi. Le poème de Condello réussit, sans
donner dans la plainte ou le misérabilisme, à faire entendre malgré tout le
début d'un chant et les bribes d'une voix qui valent pour une humanité en proie
à la déréliction, pour un monde aussi peu glorieux que le nôtre. L'épopée est
ici réduite à une ossature, à un vague squelette dont le poème, formellement,
semble l'ondulation sur la page. Très peu narratif, ou comme par éclairs dans
la nuit, le poème ne fait rien d'autre en effet que disposer quelques éléments,
mythèmes ou figures archaïques qui renvoient à un tragique toujours de mise.
Ainsi des « chiens », nombreux, « l'époux et l'épouse », le
« rassembleur », le « soleil suant », la cité, les morts,
etc. Il y a bien des motifs plus contemporains (néons, grillages, machines, voitures
« brûlées ») mais c'est l'archaïque qui prédomine, l'archétypal même,
puisque tout est mis sur le même plan : animaux, hommes, dieux, et les choses,
même, « silencieuses comme les morts ». Quoique sans références
précises, on songe souvent à Ulysse et à l'Odyssée, le héros, si héros il y a,
étant moins un fondateur qu'un revenant, moins un conquérant qu'un homme rêvant
son retour, mais un Ulysse qui
serait passé du côté des barbares, en tout cas des sans-voix, des travailleurs
exploités, des habitants d'une cité sans feu ni loi. Il y a bien une loi,
pourtant, non dite et inique, qui veut que « celui qui cueille des fruits »
n'en récolte pas pour autant le bénéfice et qu'il est venu « dans les cales d'un navire
rouillé ».
Le
poème donne des bribes de ce chant impossible et désaccordé, il est une sorte
de cacophonie fluide où les vers se percutent mollement entre eux en une sorte de concaténation de diverses chaînes lexicales, ou de
croisement de parallèles, comme si la phrase se démembrait pour se reformer
autrement, ou suivait plusieurs propos à la fois, plusieurs voix qui s'entrecroisent
et s'emboutissent et se rendent inaudibles, mais que cet inaudible-là était
bien ce qu'il y a à entendre du monde tel qu'il va, dont c'est ici le
chant :
je ne refuse plus mon
fils
en passant d'un continent
à l'épouse restée
sur la route où
la cité ou
ce qu'il en reste
à
dire et
c'est une langue
désarticulée qui
saura dire cela
qui
disparaît avant même
la parole
de sang lavée sur
la cité
la route et [É]
On
voit que s'il y a de l'illisible ou de l'inaudible qui travaille le poème et le brouille, c'est parce que le texte auquel les hommes
pourraient se référer est absent, que le monde qui cherche ici son chant ne
rencontre que de la multiplicité désordonnée. Et le peuple qui progresse ou qui
erre en une « colonne de pestilence », ces vivants épuisés, « ahuris /
les yeux dans le bruit », ne peuvent rêver qu'à rendre justice à leurs
morts, qui les accompagnent et qui sont leurs égaux, au même titre que les
animaux et les choses avec quoi il n'est plus qu'à faire la paix.
Laurent Albarracin