RETOUR : Images de la poésie

 

Laurent Albarracin : Solitude magnétique de Bartolomé Ferrando.
© : Laurent Albarracin.

Mis en ligne le 21 octobre 2014.

Sur ce site, voir aussi un texte de Laurent Albarracin, De l'image.
Aller à la page où Laurent Albarracin présente ses «  petites activités éditoriales ».


Bartolomé Ferrando
Solitude magnétique
traduit de l'espagnol par Serge Pey
Éditions Dernier Télégramme, 2014

Bartolomé Ferrando est d'abord un poète sonore, un performeur, un adepte de la poésie d'action, un expérimentateur dans le domaine où poésie et musique se rejoignent, tentent des aventures communes. À première vue, cette position sur la scène artistique devrait le tenir éloigné de la poésie en tant qu'elle est productrice d'images poétiques, tant il semble exister le plus souvent un divorce ou une mésentente entre la poésie d'action et la poésie écrite, sauf chez un Serge Pey qui pratique les deux avec une aisance certaine. Or il se trouve que le livre que publient les éditions Dernier Télégramme, traduit et préfacé par Serge Pey justement, donne à voir des poèmes extrêmement imagés. Tout se passe comme si Bartolomé Ferrando avait tenté de transposer une expérience sonore dans le champ de l'écriture. Les thèmes et le lexique de ces poèmes concernent autant le sonore (la musique, les voix, les cris) que le visuel (la lumière, les couleurs). Il semble bien que l'image poétique, par la fulgurance, les raccourcis, la fission du même et la fusion des contraires, bref tous les moyens qui sont les siens pour opérer un écart au sein de l'identité et un rapprochement des antagonismes, soit justement ce qui permet cette transposition. L'autre voie pour y parvenir serait peut-être le lettrisme, mais ce n'est pas celle adoptée ici par Ferrando. Seule l'image poétique paraît à même de rendre compte du passage d'une sensation sonore à son écriture. C'est que pour parler d'un son à l'écrit, le seul recours qu'a l'écriture est de penser l'effet d'un son dans sa représentation mentale, et qu'un son n'est jamais, évoqué à l'écrit, que la graine creuse dont les cosses multiples s'éparpillent en images.

Il y a dans cette écriture comme une cacophonie visuelle. Tout est morcelé, hérissé d'éclats, de cahots nerveux, de chutes d'objets dans leur contraire, tout est finalement impossibilités réalisées. Ainsi

 

sur le verre élastique

de l'air

 

pendent

des dentelles

irrégulières

et transparentes

 

L'air est élastique parce qu'il est le medium du son mais il est de verre parce que sa transposition dans le registre de l'image le rend aussi transparent que fragile. Le passage du son à l'image ne peut se faire que si l'image note justement la dissonance d'un rapprochement, et la perte du son dans le visuel, et si elle exacerbe en quelque sorte la violence de ce passage de l'un à l'autre :

 

j'écoute

des mélodies fanées

 

et des morceaux

de chant

coagulé

 

décousant

des particules

de musique

pourrie

 

Un « cri de couleur » est aussitôt suivi d'une « coupe de braises ». Seule la vitesse de l'image en effet peut donner à voir la pureté, l'immédiateté d'un son et paradoxalement ce qu'il y a de non transposable en lui. L'image doit être fulgurante, violente, excessive et, je dirais, criarde pour que le son soit vu. Tout se passe comme si le choc mental de l'image mimait le traumatisme subi par une chose lors de son déplacement d'une perception sensorielle à l'autre. Le monde doit être veiné de blessures, « semé de cicatrices » et « enfilé d'aiguilles », pour que la matière sonore, qui est un « cristal aérien », ait une chance de percer visuellement ce monde de ses arêtes tranchantes. Car le son ne peut s'incarner visuellement qu'en crevaisons :

 

le bruit

avec toutes

ses poches ouvertes

 

a laissé

échapper

murmures

lésions

éraflures

et éclatements

 

Au cœur de la lumière est un son glacé : « le soleil / a froid / à l'intérieur // et se met / à trembler ». C'est que l'image, fût-elle éclatante, ne pourra qu'être la triste et désespérée copie de son origine sonore et n'être jamais  que la version déchirée de la musique.

Chez Bartolomé Ferrando, tout l'espace éparpillé, dévasté et en « haillons », semble résonner de ce regret-là.

Laurent Albarracin

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