RETOUR : Images de la poésie

Laurent Albarracin : Lecture de Jacques Goorma, À, hommages, adresses, dédicaces.
© : Laurent Albarracin.

Mis en ligne le 5 juin 2017.

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Jacques Goorma
À, hommages, adresses, dédicaces
Arfuyen, 2017, 133 p., 14 €

Chaque poème très court, parfois un distique ou un monostiche, est introduit par la préposition « à » qui peut servir d'indication de direction ou de situation mais le plus souvent est utilisée comme l'amorce d'un titre-dédicace, d'une sorte d'adresse, d'hommage ou de « retouche », pour évoquer le beau titre générique des poèmes de Daniel Boulanger[1]. Une fois le titre-dédicace posé, le poème porte son toast qui est tout sauf funèbre puisqu'il exalte essentiellement la vie, l'amour, la simplicité, le silence et l'évidence comme les valeurs que rencontre le poème dès lors qu'il est, dans l'expérience de ce poète en tout cas, l'apprentissage d'une certaine sagesse, le témoignage d'une vie intérieure voire la pose d'un jalon qui servira de viatique à un cheminement d'ordre mystique. Le poème est proche de la sentence aphoristique sans qu'elle soit jamais sentencieuse, justement, puisque sa morale ne se veut pas définitive et conclusive mais ouverte au contraire à tous les vents de l'éventuel, au courant d'air frais du vif qui rafraîchissent le poème et la « nuque / surprise par le vent ».

Pas de virtuosité ici mais le choix de la nudité, du dépouillement et du simple en tant qu'ils disent toujours plus de vérité que tout effort de rhétorique :

 

Au poème

 

pierres bien choisies

rendent inutile

le ciment

 

Ou bien :

 

À la faille

 

qui peut le trop

est parfois

incapable du peu

 

Se rendre capable « du peu » par la parole poétique, c'est ne pas exercer un pouvoir mais s'ouvrir au contraire à la possibilité d'accueillir le faible et l'imperceptible, l'infime ou l'intangible qui se situent et se révèlent précisément au défaut du langage, à son point de renoncement peut-être.

La poésie est donc bien une sorte de sagesse en ce sens qu'elle porte comme naturellement au consentement et à l'adhésion face à ce qui est. On trouve ainsi dans le recueil de Goorma des préceptes nourris de stoïcisme :

 

Au faux remède

 

la plainte

agrandit

la plaie

 

 

À la prière

 

ne demande rien d'autre

que ce qui est

et toujours

tu seras exaucé

 

 

Pour autant, la sagesse poétique, si elle est d'abord assentiment, ne craint pas d'opérer un changement d'attitude avec le sens commun, un changement sans doute radical mais aussi modeste – une espèce de petite révolution restreinte – en défaisant l'évidence de telle ou telle opposition convenue :

 

Au mieux

 

le sage n'est pas moins fou

il est mieux fou

 

Le sage n'est pas l'autre du fou mais son accomplissement. Il n'est sage que se savoir fou mais il est lavé de sa folie par ce simple savoir-là, savoir qui n'est pourtant qu'une folie, à son tour, une folie meilleure.     

Quelquefois ce ne sont pas les sagesses occidentales qui semblent guider le poète dans son cheminement intérieur,  décidément nourri de traditions spirituelles nombreuses et engagé dans plusieurs voies méditatives, mais celles, toutes orientales, qui s'apparentent à des techniques de dépossession proches de celles qu'on trouve dans le koan zen :

 

À la surprise

 

mon maître alors s'est retourné

stupeur

il n'avait pas de dos

 

Ou encore :

 

À l'apprentissage

 

pour le disciple

l'obstacle est une marche

 

Du même ordre est l'humour – ou plutôt le comique. Non pas une distance à soi-même mais la participation subite au mystère auquel il confronte. Le rire en effet ne met pas à distance mais rend présent un absolu qui est incorporé, un infini bouleversant parce qu'il a son écho en moi. Il manifeste une similitude bien plus qu'un écart. Il est l'affleurement d'un vide qui est un hoquet de l'évidence.

 

À l'inattendu

 

Le rire

naît d'un creux

 

 

Aux enfants

 

ce qui les fait rire parfois

c'est l'être en eux tellement frais

que ça les chatouille

 

 

C'est bien en cela que la sagesse poétique n'est pas réellement une sagesse, un état souverain auquel parviendrait le poète, mais une simple disponibilité au monde, à son merveilleux quotidien, à son étonnement provisoire. Par le rire – qui est un franchissement de l'infranchissable qui se fait comme en riant – ou par l'obstacle insurmontable qui est la condition d'une progression, la poésie de Jacques Goorma, entre voie positive et voie négative, ne propose nul autre éveil que celui de vivre réconcilié avec l'énigme, avec ce qui est à la fois l'évidence et le mystère.

 

À l'éveil

 

les yeux de la source

écoutent l'inconnu

Laurent Albarracin



[1] Retouches, Gallimard, Collection blanche, 1969, mais ce sont presque tous les recueils de Daniel Boulanger qui sont composés comme autant de  « retouches à… » classées dans l'ordre alphabétique des figures revues et corrigées par la retouche poétique.

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