Mis en ligne le 13 juillet 2018.
Marc
Graciano
Le Sacret
Éditions
José Corti, 14 €
Tout le livre est constitué d'une
seule phrase de quelque quatre-vingts pages qui pourrait être extraite, tirée
comme on tire sur une maille pour faire venir tout le tricot, d'un des livres
précédents de Marc Graciano. On y retrouve le même
univers qui fait le charme de cet auteur, un univers archaïque, en l'occurrence
médiéval, qui nous installe ici dans le monde de la fauconnerie. Nulle ambition
historique pourtant dans ce récit où le Moyen Âge n'est qu'un fond indéterminé
et imprécis sur lequel se détachent – et tranchent par la précision
incroyablement fouillée des descriptions – quelques scènes qui assurent à
elles seules l'intrigue, minimale. Il ne s'y passe pas grand-chose, en
effet : un jeune garçon recueille un faucon sacre blessé, qu'il soigne
avec la plus grande attention, ce qui lui vaut de participer à une chasse
donnée par le « vieux seigneur » du lieu. Mais le canevas du récit
n'est pas dans l'action, il est plutôt dans le fractionnement très fluide de
tous les gestes qui réalisent cette action et dont la phrase de l'écrivain
épouse méticuleusement la succession. La phrase enchaîne les propositions et
les pose les unes à côté des autres, accumulant sans vergogne les conjonctions
de coordination : le « et » a une fonction proprement litanique,
voire liturgique. Ainsi les gestes se juxtaposent dans une sorte de ritualisation
du monde qui le présente comme à la fois féerique et factuel, sauvage tout
autant que technique. Tout y est à sa place, serré dans une nécessité
supérieure, comme si tout répondait à l'ordre d'une légende, à la coercition
d'un mythe, où les gestes s'inscrivent de toute éternité dans l'exactitude de
leur répétition, se succédant avec le rythme sourdement acquis par l'apprentissage
d'un métier. La fauconnerie, avec son lexique spécialisé et savant, avec sa
technicité presque baroque à force de précision, offre à Graciano
l'occasion de montrer que littérature et technique peuvent faire un excellent
ménage. Décrire les étapes d'un geste technique pourrait sembler assez peu
compatible avec la littérature, mais chez cet auteur la succession quasi
obsessionnelle des faits et gestes des protagonistes parvient à remplacer ce qu'il
pourrait y avoir de fastidieux dans de telles descriptions par une sorte de
faste économe, de luxe du détail factuel. Le côté maniaque de la description
lui permet de la donner à voir par le menu et comme par la main, comme si l'on
avait accès à une connaissance artisanale, outillée, manuelle de ce qui a lieu.
Je veux dire par là qu'il n'y a qu'en faisant qu'on sait, qu'en répétant un
geste qu'on l'acquiert, et tout l'art de Graciano
consiste à prêter une main à l'œil du lecteur, à conférer à ce qu'il montre
l'épaisseur d'un savoir gestuel.
Car
si la main – le poing ganté sur lequel se juche le rapace – est
essentielle, l'œil, et le désir, n'y sont pas moins prédominants. La longue
scène de chasse est à cet égard parlante : tout un jeu de regards se met
en place entre les chasseurs, entre nobles et roturiers, entre garçon et
femmes, qui dit combien l'oiseau – le sacret, son nom
n'est bien sûr pas anodin – est plus que lui-même : il est la
métaphore, la métonymie, de la prédation, de la capture, de l'envie (sociale et
sensuelle) et ça n'est pas pour rien s'il nous est dit que le faucon qui fond
sur sa proie commence par lui dévorer les yeux.
La
main, l'œil, la langue. La langue de Marc Graciano,
extraordinairement précise dans son approche du détail, est capable de capter
les plus fines nuances, par exemple
lorsqu'elle se penche sur la gueule d'un renard tué, sur sa voûte palatine et sur
sa langue dont les reflets moirés sont donnés à voir dans tout leur chatoiement :
« rose et marbrée de petites craquelures grises et parsemée de grains
rouges papillaires », etc. La phrase de l'écrivain est elle-même irisée, à
l'image de cette langue du goupil, comme ocellée d'yeux, fasciée de plumes et
fascinée par ce qu'elle s'attache à voir au plus près, comme si le détail était
précisément le lieu du diabolique, de l'éperdu, du sauvage, de la liberté retrouvée,
enfin, ainsi que le laisse deviner l'envol de la coda du livre, fin aussi belle,
surprenante et rapide qu'une flèche caudale.
Laurent Albarracin