RETOUR : Images de la poésie

Laurent Albarracin : Lecture de Mélanie Leblanc, Des falaises.
© : Laurent Albarracin.

Mis en ligne le 7 novembre 2016.

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Mélanie Leblanc
Des falaises
Préface de Jean-Marie Barnaud
Cheyne éditeur, 2016, 60 pages, 17 €

L'objet que traite le poème de Mélanie Leblanc commande à la fois l'exaltation et la sobriété. Le plus haut lyrisme et le plus grand dépouillement. Parce qu'elle est un objet abrupt et immensément ouvert, la falaise exige de tenir ensemble ces deux partis pris esthétiques. Précisons d'emblée que l'auteure de ce premier recueil impressionnant de maîtrise et de retenue vit en Normandie. Les falaises dont il est question sont donc celles de ces bords côtiers-là, falaises de craie et de silex, falaises majestueuses mais comme rongées, mangées par le temps qui se déroule à leur pied.

Ce qui permet au poète de vanter ces falaises sans tomber dans un lyrisme par trop subjectif, de les vanter en les rendant en quelque sorte au vent et aux éléments, à leur objectivité et magnificence naturelles, disons, c'est assurément la sécheresse assumée de son écriture, sa concision. Poèmes et vers courts, verbes à l'infinitif, balancement mécanique des opposés (le lourd et le léger, le blanc et le noir, etc.), schématisme géographique quasiment abstrait (la terre, la mer, le ciel), toute cette sécheresse de l'écriture semble lui faire toucher du doigt le grain de la falaise, sa noblesse poudreuse et crayeuse comme son coupant de silice. Mais encore elle donne à voir le cœur de la falaise comme une superposition de strates, de couches accumulées de temps contraires, comme si des régimes temporels variés s'interpénétraient là, l'éphémère s'insinuant par veines plus tendres au sein de la dureté. Et puis surtout l'écriture dépouillée montre cet « ouvert » sur quoi la falaise donne.

La poésie ici ne peut être que directement, explicitement ascendante :

 

jamais le cœur si grand

qu'en haut d'une falaise

 

L'ouverture sur le plus large horizon (« être haut et voir loin ») fonctionne en effet comme une contamination du grandiose. Toucher au ciel n'est pas rendre celui-ci palpable, ce n'est pas le rapporter à soi, c'est au contraire agrandir, élargir les sens et le sens. Celui qui se juche sur la falaise atteint aux dimensions cosmiques parce que devenu tellement petit, aussi mince qu'un « trait / entre le ciel et la terre », il y perd jusqu'à sa petitesse.

Mais si la falaise est un recours, une ressource véritable et durable pour l'humain, pour le rêveur de paysages, ce n'est pas parce qu'elle serait éternelle, immarcescible ou monolithique. Non. En vérité, falaise varie. Elle s'effrite peu à peu. Elle s'effondre lentement dans la mer et là est sa leçon principale. Elle aussi est la proie du temps, le temps qui transforme les plus vives arêtes en galets « doux » et « chantants ». Au fond c'est son ambivalence qui est féconde : dressée et solide comme le roc, elle est soumise néanmoins à l'érosion ; elle est force et permanence autant que fragilité, impermanence car « toujours le temps /gouffre en dedans ». C'est bien parce qu'elle contient en elle une « bivalence » (le coupant et le doux, le vide et le plein, le dur et le tendre, etc.) qu'elle est porteuse d'un dynamisme fertile pour l'imagination. Elle est inépuisable seulement parce qu'elle est irréductible à une seule valeur. La falaise est un modèle uniquement parce qu'elle est changeante. On ne doit prendre exemple que sur ce qui sait se transformer. Apprendre de la falaise, c'est alors oser affronter ses propres contradictions et avoir l'audace de recourir au paradoxe :

 

puiser la force

dans la falaise

la regarder en face

s'appuyer

sur la peur même

 

Il s'agit bien avec elle de prendre une leçon de patience et de noblesse. Non pas tant parce qu'elle serait ce qui domine et surplombe l'espace de toute sa hauteur hautaine, mais parce qu'elle est de l'espace et du temps mêlés, stratifiés, et qu'à ce titre elle aussi est prise dans le grand mouvement de la vie. Friable elle est, vivante elle devient : « on appelle vivante la falaise qui meurt ».

Il y a dans le recueil un vers qui dit tout et d'ailleurs il est le seul qui soit isolé en haut de la page, comme suspendu, dans sa brièveté flottante, au dessus de la mer :

 

falaises élèvent dans leur chute

 

L'ascension a lieu par la reconnaissance du caractère éphémère de toute chose. Seul ce qui meurt tombe dans le grand cycle de la vie. Il n'y a de péremptoire et de définitif que ce qui est voué à la métamorphose et au paradoxe. La moralité de la falaise – comme chute fabuleuse et comme leçon édifiante – nous dit que la gravitation est une gravidité : elle est pleine d'une naissance, d'une meilleure connaissance de soi et d'une élévation. Sa gravité gravide est celle d'une falaise-mère.

Laurent Albarracin

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