RETOUR : Images de la poésie

Laurent Albarracin : Louve, de Régis Lefort.
© : Laurent Albarracin.

Mis en ligne le 13 décembre 2016.

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Régis Lefort
Louve
Éditions Tarabuste, 110 pages, 2016, 13 Û

Un titre dit beaucoup du poème qu'il inaugure. Quand bien même ce serait un titre aussi court et simple que celui-ci : Louve. Le mot a un effet étonnamment réel, soyeux, velouté, mais sauvage, à la fois plein et fuyant, c'est un nom mais presque un verbe : « louve », comme si sous la bête déjà se faufilait une action, une attitude, une façon d'être au monde sourde, torve, et majestueuse. Le poème qui porte ce titre devra tenir sa promesse, être sobre et lyrique, retenu et échevelé en même temps. C'est bien le cas pour le poème que donne Régis Lefort. Un seul poème, donc, composé en neuf parties et disposé sur la page en distiques qui sont comme la trace d'un passage, sa trace régulière et rythmique dans la nature mystérieuse. Un choix formel aussi simple que celui du distique peut être fondamental, entraîner dans son rythme tout le sens du poème. Un titre bref et la forme du distique, et voilà le poème qui déroule son thème, tout seul et néanmoins dans les heurts, en liberté, « le corps lavé de sable ». Des images comme celle-ci (même pas des métaphores, de simples images visualisées), il y en a à foison dans ce poème, toutes plus fluides et abrasives les unes que les autres.

Un poème est fait d'abord d'images et de sensations, d'images qui sont des sensations. Et ce qui les procure le mieux : la nature. Belle, forte, sauvage, violente, giboyeuse en toutes sortes de perceptions qu'il faut aller y chasser. Pas besoin que ces images soient particulièrement raffinées. Les plus simples suffisent : « le vent / au bruit de lattes / entrechoquées ». Mais un poème n'est pas seulement un relevé de sensations. Il y faut aussi une vision, c'est-à-dire la connaissance de ce que, parmi ces sensations, quelque chose les guide, les appelle, leur donne forme et sens :

 

le corps de l'animal

a ceci de sauvage

 

dans son déplacement

qu'un silence le porte

 

vers les herbes hautes

dans le jour griffu

 

Au sein de la nature touffue comme au cœur du poème zébré d'images, une force est à l'œuvre, un mouvement ascensionnel, imminent et brutal, fait de noblesse et de sauvagerie. Plusieurs tons s'entendent dans le lyrisme de Régis Lefort : l'élogieux, l'épique, l'élégiaque. Toujours en tout cas un chant qui peut être âpre, qui vante les mérites d'une dureté salvatrice. Car le sauvage ici – selon une étymologie joueuse qu'on se plaît à défendre – sauve. L'appel constant à la sauvagerie, au sacrifice même, correspond à un vœu réitéré de clarté, à un besoin d'aller à l'os, c'est-à-dire à un essentiel qui sabre, qui nettoie de toutes les scories pour que les choses apparaissent dans leur tranchante nudité, dans leur rigoureuse et cruelle vérité :

 

il faut que coule le sang

 

il faut lacérer, dépecer

pour qu'au calme revenu

 

la ligne étreigne la ligne

os à ronger sur le blanc

 

Dès lors le poète ne craint pas d'en appeler aux contrastes les plus marqués comme à ce qui purifie le monde dans sa grande et impitoyable bigarrure. La réalité est diverse et crue, les sensations fortes, les sentiments fervents. C'est un monde contrasté qui se fait jour, uniment contrasté oserait-on dire, où le contraste est comme une unique qualité révélée qui emporte tout dans un même élan lyrique. Le poète joue de toute la gamme du clavier de la langue, de tous les registres du poème : l'abstrait et le concret, le facile (la coulée) et le difficile (le rocailleux), la présence et la disparition (élocutoire), l'onirisme et le goût du réel retrouvé. D'où une poésie comme bourrée d'ellipses, comme pleine de raccourcis incarnés dans des éclats, où l'abstraction devient tangible fût-elle aussi peu tenable que

 

dans ma main

le bleu éparpillé des sphères

 

Ce n'est pas une poésie du peu, du manque, de l'infime mais une poésie du beaucoup, de l'excès de sens et de sensations où gronde miraculeusement / orage volcan chaos. Le lyrisme ici ne consiste pas seulement à chanter le monde ni non plus à le faire chanter comme dans un chantage à la poésie (je te chante, alors chante en réponse vigoureuse à mon chant) mais bien à substituer au monde et à ses pâleurs furtives les hyperboles d'une fureur poétique. Le poétisme (sans que ce terme ne soit péjoratif à nos yeux) s'assume comme tel

 

le poème s'en allant

s'écoulant brûlant sa terre

 

Cette poétique de la terre brûlée, soit la dévastation du monde prosaïque sous l'avancée fantastique du poème, semble une réponse rageuse au peu de réalité. Par la voie du poème est retrouvé l'enthousiasme de qui habite poétiquement le monde et la nature. La louve en est le symbole et le fantôme, comme passés subrepticement du poème dans l'ordre du monde, du côté du monde où le monde est rendu au monde, à sa merveille.

Laurent Albarracin

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