Mis en ligne le 7 février 2016.
Jean-François
Mathé
Retenu par ce qui s'en va
Éditions
Folle Avoine, 2015
33 p., 9
€
Ce
qui est remarquable dans l'art de Jean-François Mathé, c'est l'alliance d'une
grande sobriété – transparence et simplicité du style, économie de moyens
– et d'une attention soutenue à la vie de la langue, à sa vie propre, autonome,
souterraine, organique presque, en tout cas une vie qui charge les mots d'une
épaisseur inentamable. Les mots sont à la fois clairs comme de l'eau et
alourdis d'images et comme de conséquences sur la vie du poète, conséquences
existentielles qu'il s'agit d'éprouver et ensuite d'approuver.
Chacun
de ses livres est un imagier, mais plutôt que d'enfiler sans rime ni raison
images et métaphores, Mathé prend le temps et le soin de développer chacune de
ses images en un véritable apologue. Chaque métaphore ne vaut pas pour son
audace particulière ou sa fulgurance supposée, parce qu'elle déchirerait le
tissu de la réalité, mais parce qu'elle porte en elle une leçon qui est souvent
une leçon de mélancolie. Chaque image est une fable dont la moralité
silencieuse concerne la fuite irrémédiable des choses, fuite qui fait notre
malheur et notre chance. Car si le poète est « retenu par ce qui s'en va », c'est que cette fuite des choses
le requiert, le chagrine, mais aussi qu'elle le retient de tomber tout à fait.
Une
métaphore, pour Mathé, n'est pas une effraction, mais quelque chose comme du
temps qui cristallise. Ainsi, d'un regard qui se voile, le poète tirera
ceci :
Parfois un regard de femme
se lasse du ciel.
Alors les nuages viennent,
descendent si près de son
visage
que parmi la pluie
elle pourrait choisir ses larmes.
On
voit bien ici comment le poète revivifie une image lexicalisée, comment il
pousse à bout sa logique interne : l'assombrissement du regard amène les
nuages puis la pluie et les larmes enfin qui sont des bijoux dont la femme,
dans sa coquetterie (attendrissement ou misogynie ? on penche pour le
premier), fera une parure à sa tristesse. Les mots ont une transparence et une
opacité : ils viennent l'un après l'autre dans leur fluidité et renvoient
directement aux choses qu'ils évoquent, mais aussi ils résistent, quelque chose
perdure d'irréductible dans l'emploi qu'on en fait, quelque chose de leur vie
propre prend le pas sur la vie du poète. Ils ont leur part
obscure dans le déroulement du monde. Les mots sont transparents : ils
disent ce qu'ils disent (presque ils font
ce qu'ils disent) ; et les mots sont opaques : ce qu'ils ne disent
pas mais qu'ils induisent, se tient en embuscade en eux et vient comme embrumer
la vie à la moindre rêverie. La vie propre des mots, qui parfois donc s'épanche
dans la vie vécue, c'est lorsqu'il y a par exemple un « battement »
en eux qu'on perçoit. Ce mot revient souvent sous la plume de Mathé. Or le battement
est justement ambigu : c'est celui de la porte et c'est celui du cÏur.
Dans cette oscillation, dans ce battement sémantique si l'on peut dire, il
manifeste à plein la vie de la langue. Les mots « battent » :
dans leur pulsation même, leur vie échappe ; ils ne la contiennent plus et
nous ne pouvons, nous, que la traverser sans la retenir. Le poète est celui qui
est sensible à cet entrebâillement des mots par où la substance du monde
s'enfuit. Ainsi le monde prend doucement la tangente. Souvent il est comme
bordé de sa fugue :
Je laisserai la porte ouverte
et le vent sur le seuil sera
l'autre porte de la vie
sans limite
que l'on n'enferme pas.
Ce qui s'en va fait place nette. Il y a de grandes lames
de ciel dans cette poésie qui viennent emporter tout le transitoire et préparer
l'arrivée du nouveau. Il y a aussi qu'à la fuite des choses correspond
l'élan qui nous porte vers elles :
Si petites soyez-vous, espérances,
nous entendons battre vos portes
entre deux battements du
cÏur
et toujours vers vous nous
esquissons un pas.
À cet égard, la poésie de Mathé est d'abord un
assentiment, fût-il quelquefois attristé. Rien de prométhéen jamais en tout cas
dans son écriture. La poésie n'est pas la possibilité d'une vie meilleure, mais
elle est peut-être la conscience mélancolique d'une vie meilleure enfuie, dont
ici se constate la trace déprimée (mais aussi amusée) :
Hélas, c'est tous les jours qu'on voit
Icare balayer
les cendres de ses ailes
et continuer à pied la vie d'en
bas.
Dans cette poésie battue de vent et de sang, balayée par
la transparence des choses et par la vie sourde des mots (et vice versa), tout
est fuite et appel, tout est ouvert à l'envolée, à la disparition. La vie
s'enfuit mais aussi la vie est prouvée par cette fuite même. Et le monde n'est
connu en dernier ressort que par celui qui s'adonne à la « lucidité des rêves », par
celui qui sait que le
vent
pousse d'abord doucement
puis de plus en plus fort
une balançoire
qui ne reviendra jamais.
Belle évocation d'une enfance disparue à jamais mais également
présente encore pour toujours dans nos vies en ce qu'elle continue de rythmer
la disparition de toutes les choses, précisément, comme si l'enfance était ce jeu accroché dans les choses par où
elles se balancent et s'en vont. Car la balançoire est le souvenir de l'enfance
disparue mais aussi son impulsion, comme restée
dans tout ce qui s'en va.
Laurent Albarracin