RETOUR : Images de la poésie

Laurent Albarracin : Lecture de Gérard Pfister, Ce qui n'a pas de nom.
© : Laurent Albarracin.

Mis en ligne le 25 juillet 2019.

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Gérard Pfister
Ce qui n'a pas de nom
Arfuyen, 2019, 380 p., 19,5 €

Qu'est-ce que le poème nomme : ce qui n'a pas de nom ? Une transcendance ? Une divinité toute-puissante et terrible ? Un absolu inaccessible sinon seulement et malaisément par la voie négative qui, dans une sorte de pis-aller et de tour de passe-passe de l'expression, s'effacerait devant l'ineffable pour le dire ? Pas si sûr. Il se pourrait que ce sans-nom relevât au contraire de l'expérience commune, sinon banale, qu'il fût une réalité partageable par tous, apparaissant dans tout, immanente, disponible infiniment et plus proche de l'infra-ordinaire que de l'extraordinaire. Une « splendeur », pourtant, mais sans nom parce qu'inaperçue, jamais dite. Alors ce qui n'a pas de nom serait moins un innommable qu'un innommé, qu'un jamais-nommé-en-dehors-du-poème.

On sait que le poète Gérard Pfister est également le directeur des éditions Arfuyen, que son catalogue fait une large part aux spiritualités, à une littérature souvent spéculative et mystique, on sait qu'il fut un proche de Roger Munier à qui  son poème ici fait irrésistiblement penser. Son livre s'inscrit en tout cas dans cette vaste et immense tradition qui explore le mystère du monde et de l'être. Sa quête constitue une approche de la beauté et de la sagesse, quête assumée comme telle, sans fausse modestie, résolument tenue à l'écart des stratégies de la distraction. Beauté et sagesse sont considérées ensemble, prises comme des inséparables, même. Face à ces buts si hauts et si délectables, il faut faire preuve d'humilité et déployer des trésors de pensée paradoxale pour donner à sentir le caractère tout à la fois rare et éminemment « présent » de ce dont on veut témoigner. Le très-lointain et le tout-proche, bien souvent se rejoignent. Toute-absence et toute-présence se touchent, en ces confins. Pour le dire, il ne faudra pas moins de mille quatrains numérotés (en fait deux distiques séparés par un blanc, comme traversés par un vide), mais qui doivent se lire à la suite les uns des autres comme un seul chant, comme une longue approche modulée. Si le poème est tenté par l'aphorisme et relève à bien des égards de la tradition gnomique, il est tout autant travaillé par un horizon musical, par une sorte de pâte symphonique et picturale.

Pensée paradoxale il y a, néanmoins, parce qu'il faut bien reconnaître que les mots échouent d'abord. Que le langage est impuissant à rendre compte. Les mots « mutilent ce qui est infini ». « Ce qui est fluide / et nu / / ce qui est un / quels mots sauraient le saisir ». Les mots échouent parce que la partie est inégale, que la pluralité ne saurait exprimer l'unité, sinon dans son défaut, dans son morcèlement, sinon par ce contraste qui est aussi une chance en cela que les mots parviennent à dire l'inestimable prix de l'un, celui-ci ne serait-il qu'entrevu. Cette inégalité est merveilleuse par un certain côté car cette impuissance foncière est aussi fondatrice : si ce qu'il y a à dire est une splendeur, comment le suggérerait-on mieux qu'en disant qu'on ne saurait la dire ? C'est toujours et d'abord dans un retrait que se fait l'apparition. Tout se passe comme s'il fallait s'arrêter devant l'indicible afin de lui laisser le champ libre, afin qu'il puisse s'épanouir.

Le paradoxe est encore qu'il faille déjà connaître pour voir et pour entendre, qu'il faille avoir une intuition de ce que l'on cherche pour que résonne son appel, dans une sorte de tu ne me chercherais pas si tu ne m'avais trouvé : « Ce qui est sans nom / si tu ne l'écoutes pas / / comment entendrais-tu / le chant ». « Ce qui est avant les formes / si tu ne le regardes pas / / comment verras-tu / la splendeur ». Car celle-ci en effet, loin d'être unique et inaccessible, est « parée de chaque nom », « vêtue de chaque forme ». Et voilà bien le mystère de ce mystère : chaque forme le voile, et chaque pli le dévoile. Chaque forme est un manteau qui le cache et le révèle. Il faut supposer le sans-nom pour le soupeser très concrètement dans chacune des réalités sensibles où il se manifeste. Car celui-là n'est pas une entité abstraite et il ne s'agit pas pour le poète d'une quête métaphysique ou ontologique. Mieux vaut pour l'appréhender se tenir parmi les choses, au milieu des couleurs chamarrées, bigarrées, tant « le bleu, le rouge et l'or / sont visages de l'unité ». Dans la torche vive d'un drapé, dans un bleu angélique, dans l'ocre de la bure ou le brun de l'érable. Dans l'éclat du divers, donc, où l'éclat est à la fois le rassemblement et la dispersion, l'apparition et la disparition. Le feu et la lumière. Et non la lumière comme principe, non le feu comme essence, mais le présent de ce feu, le présent de cette lumière.

Même lorsqu'il y a manque, c'est encore qu'une dimension est ajoutée positivement à ce qui est, qu'une faim creuse et affine la perception des choses : « Le poème est ce goût d'absence / dans la salive ». Le poème témoigne d'un très vif, très concret et très nourrissant sentiment : du vide, du silence, de l'absence. Il ne témoigne pas d'un goût pour l'absence mais il dit le goût de l'absence, « ce goût de rien / comme un baiser ». C'est ainsi que le poème se situe dans la pure apparence « aux mille noms / aux mille visages », et refuse tout refuge dans les arrière-mondes. C'est pourquoi il ne cesse de faire le vœu du présent, de l'éternel présent de l'enfance, ce présent qui ne dure pas plus que l'éclair et est tout apparition. Ne rien fixer mais chanter, être sensible à l'ardent, au souffle et à la vie, à l'ouvert, au mouvant, tel est le vœu que le poème ne cesse d'exprimer.

Comme toute quête spirituelle digne de ce nom, la poésie de Gérard Pfister est insatisfaite et elle ne cesse de reconduire et prolonger son aspiration. Apophatique et affirmative au plus haut point en même temps, elle dit tout à la fois l'ignorance et la certitude, avec très souvent un sens du paradoxe confondant et vertigineux de simplicité tranquille :

 

110

 

Ce qui n'a pas de nom

aucun chemin n'y mène

 

rien d'autre

ne vaut d'être cherché

 

 

111

 

Ce qui n'a pas de nom

aucun savoir ne le saisit

 

rien d'autre

ne vaut d'être connu

 

Laurent Albarracin

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