Laurent Albarracin : Lecture d'Alain Roussel, Le Texte impossible suivi de Le Vent effacera mes traces.
Mise en ligne le 30 mai 2023. Aller à la page où Laurent Albarracin présente ses « petites activités éditoriales ».
Moitié confession, moitié méditation, Le texte impossible porte dans son titre une contradiction, un paradoxe originel même, que le récit maintiendra intacte, irrésolue et active en se frottant à divers genres : l'essai, l'autobiographie, l'adresse amoureuse, le poème en prose, parfois, aux envolées lyriques mâtinées de mélancolie. Le texte central qui donne son titre à l'ouvrage est accompagné d'un poème liminaire et de quatre poèmes conclusifs qui lui sont postérieurs et le resituent dans le parcours de l'auteur, dans son chemin de vie où il fut une sorte de point de départ, à tout le moins une étape importante. Écrit dans le milieu des années soixante-dix, publié une première fois en 1980, il reparaît aujourd'hui, permettant d'éclairer d'un jour neuf la trajectoire d'Alain Roussel. Ce texte inaugural, qui semble né d'une crise, débute par une réflexion générale sur l'impuissance de l'écriture à approcher la réalité ultime. Ou plutôt à la caractériser véritablement, définitivement, puisque l'approche est bien possible, par la littérature comme par d'autres voies plus directement spirituelles, mais elle ne fait jamais que la reculer dans les régions du mystère et de l'indicible. C'est là sans doute son malheur et sa chance que de n'avoir jamais le dernier mot sur la réalité fondamentale, laquelle s'échappe toujours et ainsi se préserve, reste un horizon. Assez vite cependant, le texte sort de cette réflexion théorique, suspend sa logique spéculative pour aller se confronter à une autre réalité – moins abstraite mais peut-être tout aussi fuyante – celle de la ville que l'auteur habite alors, Arles. Ce faisant, quittant le domaine de l'écriture autoréflexive pour une déambulation où l'oisiveté apporte sa part de récréation et de recréation, le narrateur – car l'auteur en sortant de la pure spéculation est comme devenu le narrateur d'un nouveau récit emboîté dans le texte qui avait commencé – constate que sa perception de la réalité en a été changée, bouleversée même, agrandie autant qu'affinée, embellie à certains égards mais surtout plus désirante que jamais. C'est comme chargé de la déception née d'une tentative infructueuse d'appréhender ce qui fait le fond de la réalité par les moyens de l'écriture abstraite, que le narrateur descend dans la réalité mondaine, en situation, circonstanciée et attestée par les sens. Tout se passe comme si la frustration consécutive à l'échec de la pensée avait ouvert une brèche dans sa perception des choses alentour. Le narrateur constate en effet que l'impuissance de l'écriture a aiguisé son regard et surtout lui a permis de faire droit à l'imagination, à cette dimension quasi hallucinatoire qui semble constituer une donnée du réel, comme si le langage n'était pas l'apanage de l'humain doué de parole mais façonnait en partie l'ordre des choses. Constatant cela, ébranlé par son échec inaugural et bousculé sur ses bases rationnelles, le narrateur s'autorise à voir le monde autrement qu'il n'est, ne cherchant plus à atteindre la dernière couche profonde de la réalité mais ouvrant au contraire les vannes à l'imagination, entrebâillant la porte de l'inconnu qui se met à déferler sur lui par toutes sortes d'images qui l'assaillent, jusqu'à lui faire voir, « par paréidolie », par projection de son imagination, des paysages impossibles dans le décor qui l'environne. L'un des effets les plus remarquables de ce débordement de l'imagination est une assez extraordinaire érotisation de sa perception de la réalité. Il se trouve que le narrateur est alors éloigné de la femme qu'il aime, dans cette ville qui néanmoins et conséquemment fait sans cesse signe vers elle. La femme, dont on ne sait pas toujours si elle est l'aimée réelle ou la femme majuscule, idéalisée, fantasmée, la femme « de terre lointaine » du troubadour, devient alors un double ou l'image même de cette réalité que la recherche initiale avait tenté d'atteindre. En tout cas elle devient comme le fil rouge et ardent de cette nouvelle réalité que le narrateur explore, et cette érotisation fait feu de tout bois, s'enflamme à la moindre brindille. Tout est bon et propice à l'imagination dès lors que le désir bat son plein en elle, y bat son aile comme une faux. Ce sera par exemple tel sac à main vu à la table voisine du café où le narrateur a établi son poste d'observation (ayant échoué dans ce café à la suite de son demi-échec littéraire, comme si l'écueil de sa quête l'avait propulsé sur ce fragile esquif où vaquer et voguer), ce sac à main qui prend alors des allures de boîte aux miracles et déverse d'abondantes et affolantes images dont nombre d'entre elles sont sexuelles. Car ce simple sac à main est un fourre-tout métaphysique et le lieu d'un grand déballage lyrique. Il contient par exemple un miroir qui a la forme de la lettre O, et c'est l'occasion pour l'auteur de se livrer à un petit exercice de cabale phonétique dont il a le secret. Mais surtout, comme la femme dont il est la métonymie évidente, ce sac à main s'ouvre comme un sexe et répand son flot d'images envahissantes, de visions qui déferlent par vagues successives et irrépressibles. Il se fait l'intercesseur des mondes contenus en puissance dans un objet du monde, comme si cet objet réussissait l'exploit d'être à la fois matériel et métaphysique, une chose terre à terre et une porte ouverte sur le cosmique. Il est en tout cas l'allégorie du sac et du ressac du réel et de l'imaginaire. Le paradoxe du livre, dont l'auteur n'est pas dupe et dont il joue en permanence, est que le texte que nous lisons, dont le titre nous dit qu'il est impossible alors que nous le lisons, s'il est construit sur une opposition entre l'écriture et son dehors, entre la littérature et la vie, sur des allers-retours entre une logique discursive et un extérieur vers lequel il tend, entre la réflexion abstraite et la confrontation phénoménologique et existentielle avec les choses les plus concrètes, apparaît pourtant dans son unité indéniable, ne s'interrompant que pour se relancer, et son effort consiste précisément à faire se rejoindre ces deux réalités. L'écriture, en passant du spéculatif au récit, a comme importé son extérieur en elle, de même qu'elle a constaté que le dehors est en partie configurée par l'imagination et le langage. En se faisant récit, l'écriture a actualisé l'expérience vécue dont elle rend compte et elle a aussi ouvert la voie à l'épanchement de l'écriture dans la vie, de l'imagination dans la perception des choses. L'auteur est si conscient de ce paradoxe qu'il fonde précisément son propos sur le vertige qui naît de cet emboîtement de deux textes dans un seul, et de deux mouvements contraires mais ici unis dans une même tresse textuelle, l'un centripète et l'autre centrifuge, l'un allant vers l'écriture et l'autre libérant l'écriture dans la réalité. Ce vertige est à la fois l'objet et la leçon du récit. C'est lui qui a permis à la réalité de défaillir et de s'ouvrir, et c'est lui qui a rendu l'écriture du texte impossible possible. Laurent Albarracin |