Mis en ligne le 18 décembre 2019.
Stéphane Sangral
Préface à ce livre
Galilée, 2019, 17 €
Le
livre fait 249 pages et il est tout entier contenu dans le titre : Préface à ce livre qui non seulement le
résume mais en enclot le projet. On voit le vertigineux de l'affaire :
comment un livre pourrait-il ne contenir que sa préface, n'être constitué que
de son intention et réaliser celle-ci seulement dans son suspens et son
différé, en rester à un vœu fiché comme un pieu sur des terres
impossibles ? C'est bien pourtant par ce tour de passe-passe que le livre
est une réussite alors même qu'il ne cesse de proclamer son échec. Si le livre
n'est que la préface à ce livre, alors il s'efface au fur et à mesure qu'il
s'écrit et se lit, s'efface comme un palimpseste que le vide ne cesse de
recouvrir, mais encore il s'efface pour laisser la politesse à sa promesse,
comme si celle-ci valait toujours plus que son accomplissement. Le livre
s'écrit de ne pouvoir s'écrire, il clame son droit à n'exister que dans le
fantasme d'un hypothétique et très blanchotien livre
à venir.
Dans
un beau livre récent,
Tanguy Viel dit sa fascination pour les écritures réflexives et autotéliques et
il caractérise ce tour d'esprit par le vocable de « psychostatisme »,
à savoir un penchant vertigineux pour la mise en abîme qui se substitue à tout
contenu que ce soit, comme si la tautologie inhérente à ce type de projet ouvrait
à la nullité comme à l'infini de sa répétition. Le
circulaire ne fait pas que détourer le vide, il y trouve de quoi s'engrosser et
s'engendrer indéfiniment. Le terme de psychostatisme
s'applique on ne peut mieux à la manière – et à la matière, l'une étant
exactement l'autre en ce cas – de Stéphane Sangral,
dans ce livre et dans les précédents, où la figure de la boucle est aussi
essentielle qu'elle est totale, totalisante.
Le
livre s'écrit donc dans une boucle temporelle, il se rêve comme déjà écrit au
sein de sa réalisation future et ne se réalise que par l'énonciation de ce
rêve. Souhait pur où sourit l'impossible, où la boucle temporelle semble se
déposer sur la page comme la mèche des cheveux coupés en quatre qui, dans son
retour incessant et sa virgule infinie, semble escamoter le front de ce qui se
dit. Le livre ne fait jamais que se projeter, en avant de lui et en lieu et
place de lui. Et comme le projet du livre n'est que
soi-même, il ne rencontre guère autre chose que rien, ne constate pas vraiment autre
chose qu'un obstacle. Dès lors le texte est couturé de reprises, de
revirements, de repentirs, de dépréciatifs commentaires, d'un métadiscours
auto-dénigrant. Autant qu'il se regarde écrire, l'auteur se regarde s'insatisfaire de l'écriture. Chaque énoncé est susceptible
de revenir sur le précédent et d'anticiper sa contradiction. Chaque phrase
explore, comme depuis la suivante, sa réciproque fausse et ne cesse d'envisager
favorablement sa fausseté. Chacune des assertions s'infirme depuis elle-même et
se retourne comme une crêpe qui n'enveloppera jamais que le vide. Si tout est
infiniment réversible, plus rien n'est positif et la négativité se reverse en
soi à volonté comme la pâte nourrissante du texte. En piétinant, l'écriture se
confond avec son propre chemin. En faisant du surplace, elle use son sol
jusqu'à l'élimer, jusqu'à en faire un terrain de progression ouvert où plus
rien ne l'arrête ni ne le fige, comme si le texte n'était plus retenu par rien
que son propre commentaire. Le texte devient tout entier sa glose, constitué
par ses scolies et ses errata proliférant comme une énorme note de bas de page
qui aurait phagocyté maladivement le corps du texte.
On
pourra se demander quelle est la vertu d'un tel parti pris d'écriture.
Manifestement il est fécond pour son auteur qui publie régulièrement. Il l'est
aussi parce que l'effet de la boucle, des répétitions et retours incessants,
n'est pas que de clôturer ce qu'elle enserre : à force de revenir à soi,
elle biffe sa propre clôture, la rature et la raye, la fait dérailler, fait
grincer la roue dans la voix et ouvre une brèche dans la voie tautologique,
insinue doucement un déverrouillage. Il se pourrait bien en effet que quelque
chose s'ouvre comme un accès, dans cet excès de retours, fût-ce un accès à
seulement une ouverture : « l'univers symbolique, contrairement à
l'univers phénoménal, n'est pas un univers, non, mais simplement la porte qui
permet d'y accéder. »
Vertigineuse porte qui donne sur une pièce remplie du seul franchissement de la
porte. Il y a un après de la répétition, et c'est l'infini. Il y a un destin
paradoxal de la boucle, et il est d'ouvrir, de déceinturer
ce qui est. L'idiotisme comme ouverture à l'universel fond commun, abîmé et
abyssal, percé, de tout. Tant va la cruche à l'eau qu'à la fin l'eau est
cruche, et c'est alors tout bêtement qu'il faut la boire.
Laurent Albarracin