Mis en ligne le 21 octobre 2016.
Yannick Torlini
Seulement la langue, seulement
Éditions
Dernier Télégramme, 2016, 106 pages, 13 Û
Trouver
une langue, ce n'est pas seulement l'objectif affiché par Yannick Torlini, c'est également le principe même de son écriture.
Je veux dire qu'il y a une adéquation dans sa démarche entre le but et la
tentative, entre sa finalité et le recommencement incessant de l'essai, de
l'effort accompli pour y parvenir. Chez lui ressassement et tentative ne font
qu'un et la poétique de la répétition opère ici moins pour l'effet de vérité
attendu, moins pour la force de conviction supposée naître de la réitération du
verbe, que comme un recul des pouvoirs de la langue dans un en deçà d'elle-même
qui est le domaine de l'ânonnement, du tâtonnement, du ahanement presque, d'une
sombre hésitation où la langue en se cherchant pose les repères aveugles parmi
lesquels elle avance – et erre. Ce qui se répète non pas affirme, non pas
assène, mais remet indéfiniment sur la planche ce qui est dit et qui reste à redire.
La répétition travaille la langue comme une réalité en perpétuel bouleversement,
à reprendre inlassablement.
La
langue que cherche l'auteur – et que donc il découvre en exprimant qu'il
la cherche – il la nomme la malangue. Cette malangue, il faut y entendre une ma-langue (une mienne
langue) et sans doute aussi une mal-langue, quelque chose comme une mélangue, avec un
préfixe péjoratif, soit le contraire d'une belle langue, une langue qui si elle
n'est primaire du moins refuse la sophistication et privilégie l'expressivité
brute. Elle est l'équivalent de la théorie de la pâte-mot chère à Christophe Tarkos dont Torlini est
évidemment proche. Elle fonctionne de même sur une idée d'agglutination, de collé-ensemble des mots et des choses.
Comme Tarkos l'était, Yannick Torlini
est coutumier des lectures publiques et sans doute l'oralisation
du texte répond chez lui à un besoin d'expérimenter cette langue nouvelle qu'il
se cherche et qui exige un plein engagement de toute sa personne, et d'abord de
sa personne physique, du corps qui dans la lecture à voix haute prête son
épaisseur à l'énonciation. Ce n'est pas le moindre des mérites de ce qu'on
appelle une performance que d'actualiser
une langue au moment où elle se profère. Dans le texte, le répondant thématique
à cette langue agglutinée, à cette malangue, ce sera la boue, la glaise, les sables, par
exemple, qui stagnent là et qui appellent à ce qu'on lutte contre eux pour s'en
arracher ou pour simplement y évoluer. Mais la résistance que ces matières opposent
au poète, ou qu'elles lui offrent, elle est aussi une liaison nouvelle, presque
une alliance, un lieu en tout cas où s'éprouver. Boue, glaise et sables freinent l'avancée mais aussi manifestent une
ductilité et un isomorphisme du monde et de la langue.
Agglutination
certes il y a, et pourtant Torlini emploie peu de
mots-valises. C'est davantage sur le plan de la phrase que du mot qu'il fait
s'agglomérer la langue. La phrase bégaie, elle balbutie et trébuche, elle se
reprend sans cesse comme si elle se corrigeait à chaque instant, qu'elle
cherchait à pallier son défaut de limpidité et que ce faisant elle dénonçait
celui-ci et le dépassait. À la différence d'un Ghérasim
Luca qui fait bégayer la langue pour ouvrir le mot à ses possibilités internes,
à ses vertigineuses virtualités, Torlini en reste au
plan de la phrase qui est son unité poétique véritable. Pour faire bégayer la
phrase, l'auteur répète, ressasse, revient en arrière, mais surtout il use
singulièrement de la ponctuation. Celle-ci interrompt à tout moment la coulée
du texte. La ponctuation, faible ou forte (virgules, points, deux-points)
intervient comme aléatoirement dans la phrase, n'importe où, aussi bien entre
des groupes de mots qu'entre, par exemple, un déterminant et un nom. Si la
phrase trébuche à cause du croc-en-jambe d'une virgule mal placée, elle se
rétablit sans cesse ne serait-ce que parce qu'elle continue malgré cela, coûte
que coûte, dans l'effort répété de sa reprise, transformant la phrase en une
sorte de corps qui marche. Cette syntaxe anarchique renforce le sentiment d'une
langue qui se cherche et qui se cherche dans l'effort, dans la tentative
assumée comme le moteur même du texte. Aussi les empêchements, les réticences,
les freins que la ponctuation aménage à l'envi dans la phrase participent-ils
d'une poétique de la lutte, du combat – intériorisé – de la langue
contre le monde. Tout se passe comme si, posant le postulat d'une fluidité
impossible, la langue cherchait dans sa seule énonciation à retrouver une
fluidité autre, seconde, qui viendra de la capacité qu'a la langue, par sa
seule profération et par sa profération seule, à faire fi de sa propre
difficulté. La répétition, le ressassement ne cessent en effet de dire que
c'est dans l'endurance que peut se dépasser la débilité fondamentale de la
langue. Les textes de Torlini sont à ce point de vue
très physiques, ils progressent à l'arraché, et c'est pourquoi ils prennent à
partie le lecteur. Ils sont d'ailleurs adressés à un « vous », qu'on
oblige et qu'on force, un « vous » qui est tenu de fournir l'effort
demandé. Rien d'étonnant après cela que le thème de la fatigue, de
l'épuisement, coure dans tout le livre. On y marche beaucoup et on y marche
dans le désert. On s'essouffle pour retrouver son souffle. On s'obstine dans le malgré. Car cette
écriture est aussi une écriture du désastre, de l'après. Elle cherche à
refonder un reste quand tout a été dit, que tout a disparu, que tout est fini.
Ce reste, c'est la langue, la langue seulement.
Laurent Albarracin