Retour Humeurs

 

Albert Bensoussan. Les Droits de l'homme et de la femme. Histoire de Lalla

Albert Bensoussan est hispanisant, ancien professeur à l'Université de Rennes 2.

Traducteur des grands écrivains d'Amérique latine (Vargas Llosa, Puig, Cabrera Infante…), il a écrit de nombreux essais, des fictions et des œuvres autobiographiques.

Mis en ligne le 1er février 2004.

© : Albert Bensoussan.


Les droits de l'homme et de la femme

À la mémoire de Lalla Sultana

Il y a des mots à fusiller. Le mot justice — « Il n'y a pas de justice ! ». Les mots égalité, fraternité. Même le mot liberté — « Que de crimes commis en son nom ! » Et, par-dessus tout, le mot pureté. Ce sont des mots écran, prétextes ou alibis, qui font que le monde est monde, parfois immonde. On se souvient de la boutade de ce bouffon : les hommes sont égaux, mais certains sont plus égaux que d'autres. Et aujourd'hui, je passerais bien par les armes le vocable pureté. On l'a bien vue, cette femme musulmane qui, préposée au service public, se gardait de toucher la main d'un homme, un « client », et s'en défendait au nom de sa foi. Alors je cherche dans ma mémoire et me revois à Jérusalem, visitant la demeure d'un rabbin vénérable ; mon accompagnateur me recommande, avant d'entrer : « Surtout ne vous avisez pas de toucher la main de son épouse. » Je pénètre, alors, dans l'enceinte pieuse, m'avance vers ce vieillard chenu, tout de blanc vêtu, et m'incline respectueusement en lui serrant la main. Derrière lui, sa femme, une Juive à foulard, comme en portait ma grand-mère au village. Je la regarde et la salue d'une inclinaison de tête, sans plus, tandis qu'elle baisse pudiquement les yeux, en se répétant peut-être la prière du matin : « Merci, mon Dieu, qui m'a donné la patience de mon sexe » — prière qui fait écho à celle de son mari : « Merci, mon Dieu, qui m'a fait naître homme », où l'on voit bien que les plateaux ne sont pas en équilibre sur la balance.

Suis-je, oui ou non, féministe ? Je ne fais que projeter cet écran de pureté. Donc, demandais-je à mon accompagnateur, on ne doit pas toucher la main de la femme du rabbin, mais pourquoi ? La réponse est édifiante, et valable pour les deux religions, la juive comme la musulmane : il se pourrait, ce jour-là, m'entreprend ce juriste versé dans les Écritures, et disons alors ce puriste, que cette femme-là ait ses règles. Et alors ? Eh bien, les menstrues sont le signe de son impureté. Une femme qui a ses règles doit se séparer de son mari toute une semaine, dormir à côté, sur un autre lit, par terre, et tout contact entre les conjoints est formellement interdit (on comprend mieux la bigamie des uns, la quadrigamie des autres). C'est cela la pureté. Et donc cette musulmane qui refusait de toucher, voire d'effleurer la main d'un homme, ne voulait pas lui faire courir le risque d'être contaminé par son éventuelle impureté menstruelle. Mais savait-elle pourquoi elle agissait ainsi ? Sûrement pas, elle ne faisait que se plier à la prescription des docteurs de la Loi : tu ne toucheras, en aucun cas, la main de l'homme…

La femme n'a pas été gâtée sur les rives de la Méditerranée, j'en conviens. Et j'accepte ce label de féminisme qu'on voudra bien m'appliquer. Et j'en viens, au comble de l'impur, à la femme adultère. Je me rappelle Hassiba, rencontrée en Bretagne. Une collègue sympathique, institutrice à Ben Aknoun, du soleil plein les yeux. Je lui disais : nous nous verrons bientôt, je pars à Alger le mois prochain. Hélas ! me répondit-elle, je ne pourrai vous recevoir chez moi car je vis seule. Ce genre de raisonnement, moi, ça me fout par terre. Car je ne comprends pas les tenants et les aboutissants du discours. Sauf que… sauf que… eh bien, voilà ! Hassiba était divorcée et vivait seule dans son petit appartement du boulevard Saint-Saëns (aujourd'hui sans sens). Bon, où est le problème ? Le problème, c'est les voisins, c'est la rumeur publique, c'est le risque si cela venait à se savoir. Savoir quoi ? Eh bien ! qu'elle a reçu un homme chez elle alors qu'il n'y a pas d'homme chez elle pour la protéger. La protéger de quoi ? de l'impureté. Laquelle ? Celle qu'on punit par la lapidation.

On croit à une plaisanterie. Mais on sait bien qu'une femme adultère, quelque part en Afrique, a bien failli être récemment lapidée. Et qu'un théologien en renom n'a pas daigné dire, sur tel plateau de télé, que la pierre jetée à la femme adultère était une abomination. Il a parlé de suspension d'arrêté. Voilà la loi suspendue, mais pas abrogée — qui aurait pouvoir d'annuler une fatwah ? Dieu seul le sait. Mais Hassiba n'en était pas encore là…

Ce jour-là, Lalla Sultana, ma grand-mère qui, en tant que guérisseuse de toute la commune mixte de Hennaya, était en consultation sur tous les points de la morale comme de la physique, reçut la visite de la mère de Hassiba (une autre Hassiba que mon enseignante algéroise), qui vivait aussi à Remchi, à un jet de pierre de sa mechta. Et voilà et voilà. La fille de Zohra était enceinte. Ah bon ! que Dieu la bénisse ! Non, non, le malheur est sur nous, Lalla, vous savez bien que ma fille est veuve. Alors là, ma grand-mère s'informe des dates et du temps qui passe. Deux ans c'est beaucoup, fait-elle, mais Dieu est grand et c'est lui qui alimente la sagesse des hommes. Au demeurant, celle des femmes.

Le ventre de Hassiba s'arrondissant, il fallut se décider à tirer le rideau de la vérité et annoncer au village rassemblé la réalité de sa grossesse. « Un enfant va naître », entreprend Lalla Sultana au milieu du cercle, en tenant le bras de sa commère, tandis que Hassiba s'est faite toute petite dans sa pudeur, malgré son gros ventre. « Un enfant qui est un miracle… » Ici litanie de bénédictions. Dès qu'un miracle arrive, il faut remercier Dieu, ses saints, les prophètes et les marabouts. Rbi Meïr, fait l'une, Rbi Chimrone, fait l'autre, Ya Lalla Setti, font les Tlemcéniennes. « Un enfant miraculeux », martèle ma grand-mère, Allah ou-Akbar, répond la foule des Anciens (et des Anciennes). Et qui est l'heureuse mère ? s'interroge-t-on. « C'est Hassiba, l'élue. » Quoi, quoi, une veuve, et depuis deux ans, quoi, quoi… À chœur de corbeaux, tous sots font chorus. Alors ma grand-mère fredonne cette archaïque mélopée en forme de berceuse : El-baz kent regued — l'enfant s'était endormi… Et tout le monde va répétant kent regued, il s'était endormi. Endormi dans le sein de sa mère. Frappé de sommeil à la mort de son géniteur, que Dieu l'ait en Sa Miséricorde et Son Rahamim.

C'était là toute l'histoire de la pauvre — non, non, la fortunée — Hassiba. Elle avait gardé deux ans durant dans ses entrailles le fils — ya rajel — de son malheureux mari. Le temps de faire son deuil. Le temps de chasser la tristesse, de purger l'humeur de sa mélancolie, et voilà que son sein s'était enfin ouvert à l'appel de la délivrance. Elle accouche demain, et tout le village sera secoué de you-you. Les nubiles passeront leurs mains au henné. Les promis se réjouiront en se glissant l'un à l'autre des dattes entre les lèvres. Bonheur collectif et femme honorée. Chaque naissance est une fête… Oui, tout enfant qui naît est un miracle. Surtout s'il s'est longtemps endormi. S'il a accompagné de sa petite mort la mort de son père. Ce n'est pas tout à fait la Belle au bois dormant, mais c'est bien le Prince charmant. Allons, qui parlait de cailloux et de lapidation ? La vie est belle et bonne et généreuse. Femme féconde, je te baise les pieds. Enfant endormi qui daignes t'éveiller, je baise tes paupières.

Albert Bensoussan

Retour Humeurs