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Olga Boldyreff : Un si proche lointain.

Artiste française, née à Nantes en 1957 dans une famille d'émigrés russes, Olga Boldyreff travaille à la marge entre littérature et art contemporain. Elle s'intéresse aux problématiques de l'héritage culturel et de la mémoire. Elle utilise la voix, le texte et l'image dessinée et/ou peinte pour reconstituer des moments de mémoire rappelant qu'en russe un seul et même verbe, Писат/ Pissat, signifie écrire et peindre.
Voir un aperçu de ses créations.

Les deux textes ici présentés font partie d'un ensemble plus vaste d'évocations qui va du XIXe siècle à la période contemporaine.

Mise en ligne le 31 décembre 2019.

© : Olga Boldyreff.


Un si proche lointain

La maison, de plain-pied, était située en bord de route, sur une commune rurale au sud et industrielle au nord. Une verrerie s'était implantée dès 1910, à la Maladrie, dans le secteur de la gare. La première machine automatique à fabriquer des bouteilles en verre sortait de l'usine en 1921. Elle serait commercialisée dans le monde entier. Dix ans plus tard, quinze machines étaient installées aux Verreries de Vertou qui comptaient jusqu'à cinq cents ouvriers. Ivan Nikolaïevitch y travailla pendant plusieurs années, puis il trouva, non loin du passage à niveau du Frêne Rond, un terrain pour y bâtir sa maison. Il y installa son salon de coiffeur-barbier.

La façade de la boutique donnant sur la route de Clisson offrait une devanture en bois avec vitrine, porte et fenêtre. La boutique attisait la curiosité du voisinage. Dans la pièce surnommée « le magasin » une cloison séparait le salon de coiffure pour dames du salon pour hommes. La bâtisse se distinguait des autres habitations du quartier non seulement par sa forme presque carrée mais aussi par son aménagement intérieur. Il fallait traverser un couloir pour accéder à la cuisine. Un poêle siégeait au centre, des coffres contenant toutes sortes d'articles de ménage étaient disposés le long des murs. On pouvait s'imaginer sur un campement temporaire.

Dans la chambre, il y avait un tapis accroché au mur, deux icônes placées dans le coin orienté au sud-est, deux lits, une chaise, une table en cerisier et, dans l'angle gauche de la pièce, un placard. Il appartenait aux murs de la maison. Il était fixe. Quand elle l'ouvrait, elle en retirait des objets hétéroclites.

Le placard gardait les signes, les souvenirs fragiles du passé — des sacs de vieilles photographies jaunies, des carnets de notes — tout ce qui avait été soigneusement conservé par sa mère : lettres d'un grand-père pendant la guerre, d'une grand-mère à la veille de la victoire, d'un oncle d'Amérique… Sa mère n'avait jamais fait de ménage dans ces vieilleries, aussi s'amusait-elle régulièrement à reconnaître l'origine des objets, à mettre des noms de lieux sur toutes les choses. Chaque nom était une époque, un mystère, un monument. Chaque photographie était une rencontre. Tout avait une réelle valeur à ses yeux. Le placard nourrissait son âme d'enfant d'un ailleurs lointain, mobilisait ses rêves nocturnes et ses rêveries éveillées.

[…]

Elle trouva des documents faisant mention de l'état civil du grand-père. Ivan Nikolaïevitch était né en 1878 à Nijni-Kurmoyarskaya, l'un des plus anciens villages cosaques situés sur la rive droite du Don, à une centaine de kilomètres à l'est de Rostov-sur-le-Don. Le village nichait entre les roseaux, les îles, les marais. Des palissades de plantes épineuses le protégeaient contre une attaque ennemie des Tatars et des Turcs. Dans la plaine inondée du printemps, seule une petite île émergeait, sa plage était légèrement au-dessus de la surface de l'eau, le reste de l'île était envahi par une forêt.

À un âge précoce, Ivan fut envoyé auprès d'officiers pour apprendre le métier, c'est là qu'il rencontra sa future femme Agrafena Sviridova. Le couple s'installa dans un autre village cosaque du Don, Velikoknyazheskaya, rebaptisé Proletarsk en 1925. Habile à écrire, Ivan occupait une charge administrative au sein de la colonie cosaque. Quand la révolution russe de 1917 éclata, tout fut emporté par l'ouragan de l'histoire. Quelques cosaques réussirent à survivre sur les ruines du nouveau monde mais la plupart furent fusillés ou durent s'exiler.

Dans un coin du placard, elle trouva une boite de laque noire, des cavaliers aux couleurs vives étaient peints sur le couvercle. La boite était pleine de lettres, de notes, de photos, des morceaux de vie. Les lettres gardaient les traces de cruelles douleurs et celles de l'espoir perdu d'un quelconque retour sur la terre natale. Elle retira de la boite noire quelques documents qui la plongèrent immédiatement dans un abîme. La nuit était noire. Le vent déchaîné hurlait sur une colonne militaire, déchirant le ventre des nuages et inondant les hommes d'un torrent de pluie. Ils marchaient sans y voir, tombaient à terre. La boue qui giclait sous leurs pas était sans égard pour eux. La ville étalait ses ombres monstrueuses. Dans les rues habitées de murmures et de sanglots, les hommes refusaient d'entendre les pleurs du ciel, les larmes gelées du vent qui pénétraient leurs os. Le froid rampait sur leurs veines, répandant jusqu'au cœur sa morsure. Ils cherchaient un abri pour se soustraire à son assaut impitoyable.

Dans le chaos indescriptible du mois de février 1917, Ivan, son épouse Agrafena et leurs deux enfants Lioubova et Wladimir apprenaient que les bolcheviks avaient pris le pouvoir à Pétrograd. En juillet 1918, Lénine donnait l'ordre d'exécuter la famille Impériale. En l'espace de quelques mois, la situation devint de plus en plus critique. Trotsky à la tête de l'Armée rouge mena une lutte sans merci contre les officiers blancs, symboles de la contre-révolution. Leur élimination commença dans la région du Don. Les exécutions se multipliaient par milliers. Ivan espérait encore, mais au cours de la terrible année 1919, Velikoknyazheskaya, comme tous les villages cosaques fut cerné par les rouges. La seule issue restait la fuite par la mer pour ne pas être fusillé. L'uniforme bleu galonné de rouge fut enterré.

Ivan abandonna femme et enfants en priant pour eux. En pleine tourmente, il galopa à cheval à travers la steppe, avant de s'engouffrer dans les cales d'un bateau qui partait pour Constantinople. Après deux jours passés à être ballotté par la mer Noire, le bateau pénétra dans le Bosphore. Le spectacle était splendide, le soleil levant illuminait les deux rives. Depuis le pont, les passagers épuisés par la traversée regardaient en direction de Constantinople. L'escale dura plusieurs jours, le temps pour la brigade de cosaques des régiments du Don de régulariser leur situation et de préparer leur départ pour la Bulgarie. Le climat était doux, malgré l'époque de l'année. Le temps clément permit aux hommes de se détendre. Le soir, à la veille du départ, ils improvisèrent un concert. La tristesse que les hommes éprouvaient pour leur pays se ressentait dans chacun des chants.

Au début du printemps, les hommes arrivèrent en Bulgarie. La route était collante de boue. La campagne retenait son souffle et absorbait les dernières souffrances de l'hiver. Durant des mois, la route avait été cette infâme qui menait les exilés au loin. Lorsque l'un d'entre eux tombait, solitaire, les autres se signaient et poursuivait leur route. La route était devenue comme malgré elle le symbole du sort du peuple russe en exil. Chaque année, le printemps et les coulées de boue diluaient instantanément les traces de ceux qui l'avaient foulée, entraînant vers l'oubli une foule d'hommes et de femmes. L'âme des morts se reliait aux sources, aux arbres, aux chemins, aux lacs, aux bouleaux. Progressivement, dans le ciel bas et sombre, la route devenait ce colporteur marchant au-delà des vastes plaines imprégnées de pluie. Sur une telle route, Dieu pouvait accompagner ces hommes qui cherchaient un coin du monde que leur présence n'offenserait pas. Certains tentaient de prendre une frivole et insouciante attitude, mais au fond d'eux, tous s'inquiétaient. Un caractère d'étrangeté naissait de leur regard comme s'ils envisageaient les choses pour la dernière fois.

Témoin attentif du spectacle révolutionnaire, Ivan Nikolaïevitch mit toute son énergie à survivre. Il mit à profit son séjour à Sofia et apprit le métier de coiffeur-barbier. Il laissa passer plusieurs fêtes de Pâques et reprit la route. Il arriva dans le sud de la France à l'été 1925. Il pensait à sa femme et à ses enfants. Il venait d'apprendre qu'une sécheresse terrible provoquait une famine particulièrement dramatique dans tout le sud de la Russie.

Ivan exerça de nombreux métiers : manœuvre, ouvrier agricole et ouvrier dans les fonderies de verre, puis il construisit sa maison et s'installa comme coiffeur-barbier. Il envoyait régulièrement de l'argent à la famille restée en Russie soviétique. Agrafena l'informait de la vie au village, du mariage de leur fille Lioubova et des excellents résultats scolaires de leur fils Wladimir. Si Dieu le voulait, ils survivraient et se reverraient. Avec l'arrivée de Staline au pouvoir, l'espoir disparut. De mauvaises nouvelles arrivaient de la Russie soviétique. Au tout début de la Grande Guerre patriotique, Ivan apprenait la déportation, en camp de travail forcé, de son fils Wladimir Ivanovitch. Il avait 27 ans. […]

Olga Boldyreff

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