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Jean-Pierre Bourdon : Six leçons sur le Ménon de Platon.
Texte de référence : Platon, Ménon, traduction inédite, introduction et notes par Monique Canto-Sperber, GF, 1991.

Jean-Pierre Bourdon a été professeur de Philosophie en classes préparatoires littéraires et scientifiques au lycée Chateaubriand de Rennes.

Ici, on reprend l'un de ses cours, fait en Maths sup et spéciales en 1999-2000 sur le Ménon de Platon. Cette année-là, le programme des concours scientifiques comportait aussi Bouvard et Pécuchet de Flaubert et La Vie de Galilée de Brecht. Le thème associé était « Savoir et ignorer ».
Par accord entre les professeurs de Littérature et de Philosophie, chacune des deux disciplines prenait la totalité du programme annuel dans telle classe donnée.
Nous pensons pouvoir publier ici, dans quelque temps, les deux cours de Jean-Pierre Bourdon sur Bouvard et Pécuchet et La Vie de Galilée.

Mise en ligne le 24 mai 2020.

© : Jean-Pierre Bourdon.

 Platon, Ménon, traduction inédite, introduction et notes par Monique Canto-Sperber, GF, 1991.


Six leçons sur le Ménon de Platon

SOMMAIRE du cours :

Leçon 0 - Présentation du Ménon de Platon

Un texte de Platon relativement bref, au plan clair (question générale de la vertu, théorie de la réminiscence, retour à la question de l'enseignement de la vertu), dialogue socratique comportant peu d'interlocuteurs. Mais le choix de ce texte est d'abord philosophique : sur l'exemple de la vertu le dialogue porte sur les rapports entre ignorance et savoir et plus précisément sur la nécessité de savoir ce que parler veut dire pour s'entendre sur l'objet du dialogue : la vertu. Avant de savoir si la vertu s'enseigne ou non, il faut pouvoir et savoir la définir en établissant sa nature ou son essence pour employer le vocabulaire platonicien. L'objet premier du dialogue c'est la question de la définition de ce qui est ici en question. Ménon croit savoir ce qu'est la vertu, en raison de l'enseignement reçu de son maître Gorgias, alors que Socrate sait lui qu'il ne sait pas ce qu'elle est. Le dialogue a une portée historique qu'il ne faut pas perdre de vue : le mot grec sophia désigne chez les Grecs à la fois la science, le savoir et la sagesse. De même arétè, la vertu, désigne la vaillance et le courage qui font que l'homme est pleinement homme, qu'il est, pourrait-on dire, un vrai gentilhomme. Elle est définie ainsi par le sophiste Gorgias dans le dialogue éponyme :  « CĠest la chose qui donne à qui la possède la liberté pour lui-même et la domination sur les autres dans sa patrie » (Gorgias, 452 d). Bref la vertu c'est l'excellence éthique dans ce qu'elle a d'exemplaire. Mais le dialogue a surtout une portée toujours actuelle car il soulève la difficile question des rapports entre ignorance et savoir. Ménon découvre que définir ce qu'est la vertu ce n'est pas en donner des exemples, ni rappeler des opinions toutes faites sur ladite vertu. Cette question préalable de la définition est celle à laquelle se heurte tout débutant en philosophie ou en tout autre savoir. Les trois grands moments et thèmes du Ménon présentent la permanence de l'actualité du dialogue. Premier moment et thème celui de la définition, deuxième moment et thème celui de la réminiscence, troisième moment et thème celui de l'opinion droite. Définir n'est pas illustrer ni énumérer des réponses toutes faites ; apprendre n'est pas répéter un enseignement dogmatique ; réduire la vertu à une opinion droite n'est pas saisir sa vraie nature.

L'ouverture du dialogue est le paradigme du difficile commencement du « philosopher » : il faut s'entendre sur la nature de ce dont on parle. Comme Ménon, nous répondons généralement trop vite et à côté de la question posée. Nous reprenons des opinions publiques toutes faites au lieu de nous efforcer de penser par nous-même. Or il faut avoir le sens du problème pour pouvoir résoudre un problème comme celui de la définition de l'essence de la vertu. « Il n'y a pas de problème ! », formule des imbéciles qui ignorent leur propre ignorance. Tout le début du dialogue et toute la stratégie socratique vont consister à montrer qu'il faut d'abord prendre conscience de notre ignorance si on veut vraiment chercher à savoir. Paradoxalement, c'est l'ignorance feinte de Socrate qui va triompher des faux savoirs de Ménon. On a donc affaire à une sorte de propédeutique philosophique. Au commencement il y a le soin et le souci de définir ce dont on parle pour pouvoir vraiment s'entendre. Si les Sophistes sont de pseudo-savants et des comédiens en matière de sagesse il n'en reste pas moins qu'il faut chercher à déterminer ce qu'est la vertu et comment l'acquérir si on veut être pleinement un homme. Le premier temps du dialogue consistera donc à montrer qu'il n'y a pas de réponses toutes faites aux questions qu'on se pose et qu'il faut dĠabord apprendre à penser par soi-même en se posant correctement de bonnes questions. Paradoxalement cĠest le doute sur notre prétendu savoir qui nous met sur le chemin de l'authentique savoir.

Second moment et thème : celui de la réminiscence. Dans Le Ménon Socrate interrogeant un jeune esclave nous montre (et non pas nous démontre…) que l'on peut chercher et trouver ce qu'on ignore pour peu que nos opinions droites et vraies soient « réveillées » en notre âme par des questions bien posées et bien enchaînées qui font appel à notre lumière naturelle, celle de la raison. Cette théorie de la connaissance est présentée sous la forme d'un mythe platonicien, le mythe de la réminiscence (81 a-e). Il est faux de dire qu'on ignore ce que l'on cherche car on réalité on le sait mais sans savoir qu'on le sait. Renversement de la position initiale : Ménon ignore en fait ce qu'il croyait savoir et il découvre maintenant – via le mythe et les questions de Socrate – qu'il sait en réalité ce qu'il croit ignorer. Le mythe de la réminiscence c'est l'argument selon lequel nos âmes existaient avant leur liaison avec leur enveloppe charnelle actuelle et qu'elles ont contemplé les idées qui nous permettent de connaître. Le savoir des idées est présent dans nos âmes mais nous n'y prêtons pas attention. Ce que nous appelons passage de l'ignorance au savoir est en réalité un processus de remémoration. Ce mythe de la réminiscence traduit en termes historiques et légendaires le caractère a priori de la connaissance intelligible, celle des idées. Réponse sérieuse mais problématique à un sophisme profond des Sophistes : on ne saurait chercher ce qu'on connaît puisque on le connaît, ni chercher ce qu'on ignore puisque qu'on ne sait pas alors quoi chercher. L'enjeu de ce sophisme est important car, si savoir et ignorance s'opposaient absolument, il n'y aurait plus possibilité d'apprendre. L'erreur à ne pas commettre serait de croire que la maïeutique serait une technique miracle permettant à n'importe quel petit esclave ignorant de devenir un géomètre génial. Guidé par les bonnes questions de Socrate, il a simplement écarté les erreurs de ses réponses hâtives touchant le problème de la duplication du carré, duplication qui ne consiste pas à doubler ses côtés mais à construire le second carré sur la diagonale du premier. Le petit esclave a extrait de son propre fonds ce qui lui a permis d'écarter les fausses solutions et de formuler la bonne. Il s'est donc remémoré le savoir extrait de son propre fonds puisque cette connaissance ne lui avait pas été donnée auparavant dans son existence terrestre et « si la vérité des êtres est depuis toujours dans notre âme, l'âme doit être immortelle » (86 b). La connaissance est affaire de réminiscence et par elle l'homme exprime et expérimente sa part d'éternité. Ce thème de la réminiscence est énigmatique : il postule une éternité de l'âme humaine et de la connaissance et il laisse indéterminée la nature des connaissances que notre âme a contemplées dans une vie antérieure. On a vu que « on peut avoir des opinions droites sur ce qu'on ignore » (85 c), opinions qui, réveillées par les questions bien posées et bien enchaînées de Socrate, deviennent un savoir exact, mais ces opinions droites ne font pas encore la science mathématique. Le petit esclave n'a pas démontré un nouveau théorème de géométrie. Il a fait, aidé de Socrate, une construction exacte. L'esclave n'a rien appris de vraiment neuf, il s'est ressouvenu de ce qu'on lui a appris à retrouver. Le mythe nous montre que le savoir se précède en quelque sorte lui-même et que la raison est à elle-même sa propre origine.

Le troisième thème est celui de l'opinion droite. Il concerne également le débutant en philosophie qui serait bien aise de trouver des maîtres lui enseignant non seulement ce qu'est la vertu mais encore lui conseillant ce qu'il en est d'une opinion droite touchant la gestion des affaires privées ou publiques. Dans le dialogue de Socrate avec Ménon, il s'avère que la vertu n'est pas une connaissance mais une opinion droite, opinion droite qui, pour ce qui est de l'action, est équivalente au savoir. Il y a des savoirs qui, sans être à proprement parler des sciences, permettent cependant d'agir avec rectitude. Entre la science et l'ignorance, il y a place pour l'opinion droite. On peut par exemple admettre que c'est par opinion droite et non en raison d'une hypothétique science politique que certains hommes politiques savent mieux gouverner leur cité que d'autres. Ceci quand bien même, comme Périclès, ils n'ont pas su transmettre leurs qualités et vertus à leurs descendants. Ce savoir n'est pas transmissible car il est comme les statues de Dédale qui s'enfuient si on ne les lie pas. L'opinion vraie est donc instable et pour cette raison incommunicable sous forme d'enseignement. Mais elle permet le succès dans l'action et le succès de l'action. L'opinion droite est donc le fait d'une vertu singulière comparable à l'inspiration des poètes ou semblable aux augures des devins. Bref elle semble être le produit d'une faveur divine réservée à quelques élus du destin. Replacée dans le contexte historique du dialogue l'appel à l'opinion droite des meilleurs est problématique car elle remet d'un côté en question le rôle central en Grèce comme ailleurs de l'obéissance aux traditions et, d'un autre côté, l'importance prise par l'enseignement des nouveaux maîtres de vertu que prétendaient être des Sophistes comme Gorgias. Athènes vit alors une situation de crise culturelle et politique qui donne une profondeur particulière aux personnages du dialogue platonicien.

Présentation des personnages du dialogue intitulé Le Ménon

Ménon, personnage éponyme, est un jeune et riche Thessalien de passage à Athènes sur lequel le dialogue ne nous apprend pas grand chose d'objectif : rien de précis sur son physique et sur son âge, rien non plus sur les raisons de sa présence à Athènes. Ce jeune aristocrate, élève des Sophistes (?) et plus particulièrement élève de Gorgias partage les thèses de ses maîtres. Ces Sophistes, comme leur nom l'indique, prétendent être savants en tous domaines : ils sont à la fois polymathes et polytechniciens, aussi savants en astronomie et mathématique qu'en rhétorique ou en politique, ce qui fait d'eux des professeurs recherchés vendant très cher leurs leçons. Ménon, riche fils de famille, issu d'une province riche en beaux pâturages et en beaux haras, se trouve sans doute à Athènes pour des raisons politiques d'ordre diplomatique : obtenir l'appui d'Athènes pour se protéger de Lycophron, tyran de la ville de Phères proche de Pharsale. De passage à Athènes, il est sans doute descendu chez Anytos, membre influent du parti démocratique athénien, le même Anytos qui sera un des accusateurs de Socrate au procès intenté à celui-ci. Pour les lecteurs de notre dialogue il apparaît comme un jeune homme sympathique mais peu doué intellectuellement qui se donne beaucoup de mal pour progresser dans l'acquisition du savoir touchant la vertu. Ce qui est certain, pour parler vulgairement, c'est qu'il ne fait pas le poids par rapport à Socrate dans la joute rhétorique les opposant sur l'enseignement de la vertu. Reprenant des questions dans l'air du temps il leur apporte des réponses toutes faites. Il semble sans réelle personnalité et ne comprend pas grand chose aux injonctions méthodologiques de Socrate ce qui explique l'échec du dialogue et son caractère aporétique. Il se croit savant mais est en fait très borné. Il ne sait que répéter ce qu'il a entendu de la bouche de ses maîtres et ses questions elles-mêmes ne lui appartiennent pas mais sont des questions dans l'air du temps. Ses réponses sont du même ordre puisque il se contente de reprendre finalement la définition traditionnelle de la vertu. La médiocre personnalité de Ménon fait que le dialogue est voué à l'échec. Il semble même qu'il ne prenne pas très au sérieux le débat en cours avec Socrate. Ce qui est conforme au nihilisme de son maître Gorgias auteur d'un Traité du non-être. Le Ménon historique, à ne pas confondre avec le personnage du dialogue, échoue dans son entreprise diplomatique et a une mort honteuse : torturé pour cause de trahison il meurt comme un malfrat. (Voir la préface de Monique Canto-Sperber au Ménon de Platon, in GF, p. 17 à 26.)

Sans nom : le petit esclave ou serviteur de Ménon. C'est un jeune garçon attaché au service de Ménon. Son état fait que, s'il est docile, il n'a reçu aucune formation en géométrie : c'est donc un bon sujet d'expérience pour aborder non seulement la question des rapports entre ignorance et savoir mais surtout pour aborder le thème de la réminiscence. L'ironie veut que le petit esclave soit finalement plus malin et surtout meilleur que son maître.

Socrate. Il se présente d'emblée comme un ignorant ; ce qui est paradoxal puisque l'ignorance est quelque chose de négatif. L'ignorance est l'absence de savoir et elle ne peut se définir que par la négation de ce dont elle est l'absence : le savoir. Il avance cette ignorance en la « couvrant » d'abord ironiquement sous un trait de caractère des Athéniens qui serait bien connu, celui de leur esprit critique voire nihiliste, ce qui les oppose à la boulimie de savoir des Thessaliens. Pour parler vulgairement « il fait l'idiot », comme dit Clavel, et alors que Ménon prétend savoir ce qu'est la vertu lui sait qu'il ne connaît ni sa nature ni ses propriétés. D'emblée la proclamation socratique de cette feinte ignorance fait voler en éclats le dogmatisme prétentieux des Sophistes. Il se distingue, lui qui est philosophe, de ses adversaires, les Sophistes. Tout le dialogue repose sur la feinte de la « docte ignorance » et de la provocation suivante : Socrate est ce maître qui refuse d'en être un puisque c'est au nom de son incompétence originelle sur ce qu'est la vertu qu'il cherche lui aussi à définir. Dans L'Apologie, il souligne ce trait décisif : « car enfin, dans mon for intérieur, je n'avais nullement conscience d'être un sage. » On parle de « docte ignorance socratique » car toute la progression du dialogue de Socrate avec Ménon conduit à penser que les rôles s'inversent. Ménon qui était d'abord en position de maîtrise, en tant que disciple de son maître Gorgias, et qui prétendait savoir ce qu'était la vertu, Ménon, est finalement condamné à suivre pas à pas le parcours argumentatif du prétendu ignorant qu'est Socrate, parcours très maîtrisé, qui nous découvre ce qu'est définir une notion comme la vertu. C'est Socrate qui nous apprend à distinguer différentes formes d'ignorance et de savoir. La vertu n'est ni affaire d'empirisme ni affaire de savoir tout fait mais elle procède d'une interrogation de la pensée, d'un retour de la pensée sur elle même qui l'oblige à penser rationnellement et à agir raisonnablement. D'où l'importance de la maïeutique socratique, c'est-à-dire de l'accouchement de soi-même. L'homme sera délivré de ses faux savoirs et de ses illusoires vertus, si, et seulement si, il fait l'effort du dialogue intérieur de l'âme avec elle-même. Même si le dialogue est aporétique, Socrate n'est pas un sceptique et encore moins un cynique. Socrate réfute les donneurs de leçons politiques et morales sur la vertu, cela au nom d'une exigence de droiture intellectuelle qui garantit finalement une action droite. Le dialogue nous laisse sciemment sur notre faim de savoir et notre désir d'assurance est écarté en nous renvoyant au nécessaire et rude dialogue intérieur de l'âme avec elle-même. Cela dit, il ne faut pas trop se moquer des « insuffisances » de Ménon : Ménon, c'est aussi chacun d'entre nous, les lecteurs-auditeurs du dialogue, tous également apprentis-philosophes. De même que Ménon ne parvient pas à remplacer le souvenir de l'enseignement de Gorgias par la méthode socratique de la réminiscence, de même bien peu d'entre nous parviendront à user positivement de la maïeutique pour parvenir à définir la vertu. En philosophie, il y a beaucoup d'appelés et peu d'élus. Il y a loin de la construction exacte d'une figure géométrique à la définition juste de la vertu. Ce qui est certain, c'est qu'il n'y a aucune forme directe et simple de la vertu, on n'enseigne pas la morale en faisant la morale. L'éducation éthique est affaire d'accouchement de l'homme par lui-même, c'est-à-dire d'élévation de soi par soi-même. C'est à chacun de saisir et d'incarner ce qu'est bien agir, agir en homme vertueux. Socrate n'a cure dans Le Ménon d'exposer des thèses ou de défendre des valeurs. Comme nous l'indique le mythe de la réminiscence, tout est affaire de dialogue de l'âme avec elle-même. Mais l'apprentissage de ce dialogue intérieur passe d'abord par la pratique du dialogue extérieur de deux hommes cherchant à s'entendre sur ce qui fait problème, ici la définition et l'enseignement de la vertu. D'où le caractère pédagogique proprement exemplaire du dialogue mis au programme.

Anytos. Ce n'est pas n'importe qui mais un homme connu et important. Issu d'une famille modeste, ayant fait fortune dans le tannage des peaux, c'est un démocrate devenu un personnage politique en vue à Athènes. Stratège malheureux lors de la guerre du Péloponnèse, exilé sous le gouvernement des Trente tyrans, il revient en faveur comme chef du parti démocratique. Vieillard riche et respecté, il est surtout célèbre pour la postérité comme ayant été « un des hommes au pouvoir qui firent condamner Socrate » (Platon, Lettre VII, 325 b). Il incarne une obéissance quelque peu bornée à la culture et à l'éthique traditionnelles, une haine des Sophistes et de toutes les nouveautés dont il ne veut pas entendre parler. Pour lui, pas d'autre maître de vertu que la Cité elle-même, car être vertueux c'est obéir aux lois de sa cité et fréquenter d'honnêtes citoyens. Sous-entendu : prenez modèle sur moi : je suis un bon époux, un bon père de famille, un bon citoyen. Faites ce que je fais courageusement au lieu de pérorer et de discutailler. Toutes les nouveautés pédagogiques ne peuvent que corrompre la jeunesse. Devant une telle bonne conscience et surtout devant une telle assurance, animée par la haine des intellectuels beaux parleurs, Socrate est condamné à prendre ironiquement la défense des Sophistes. Au moins les Sophistes sont-ils des « libéraux » pas trop « bouchés », ce qui permet de dialoguer avec eux… — ce dont ne se privent pas Socrate et… Platon. Avec Anytos, le dialogue est quasi impossible : il éructe des menaces, des injures à l'égard d'un homme qui ose montrer qu'un petit esclave est doté d'une âme et d'une raison et donc à ce titre capable de formuler, si on l'y aide, des opinions droites. Anytos « aboie » de façon mordante des injures, et il sera de fait un des accusateurs de Socrate lors de son procès et un des responsables de la mort de Socrate. Socrate est d'autant plus dangereux pour la Cité, aux yeux dĠAnytos, que ce n'est ni un révolté, ni un révolutionnaire mais, pire, un honnête homme qui certes fait tout ce qu'on attend d'un honnête homme, mais en remettant complètement en cause les raisons idéologiques avancées par les règles suivies. Socrate ne veut pas priver Athènes du procès et de la mort de Socrate alors même qu'il ne partage ni les principes ni les valeurs de la démocratie athénienne. La dernière réplique d'Anytos est explicitement une condamnation de la pensée critique de Socrate et une menace de punition de ladite pensée critique : « Il est peut-être facile dans toute autre cité de faire aux gens du mal plutôt que du bien, mais dans notre cité en tout cas rien n'est plus facile que cela, j'en suis bien sûr ! » (95 a).

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Leçon 1 - Le Ménon : « Qu'est-ce que la vertu ? » (70 a-79 e)

Ouverture abrupte du dialogue ; pas de véritable prologue comme c'est le cas dans d'autres dialogues de Platon. Reprise par Ménon d'une question d'école qui est en même temps une question toujours d'actualité : « Peux-tu me dire, Socrate, si la vertu s'enseigne ? Ou si elle ne s'enseigne pas par l'exercice ? » Il s'agit là d'un débat quasi académique (voir la note de Canto-Sperber p. 209). Question dont la pertinence va être remise en question par la suite. Ménon veut savoir ce que Socrate pense de la vertu : est-elle de nature ? Ou est-elle acquise ? L'opposition phusis-nomos est centrale chez les Sophistes. La question posée est posée en termes « sophistiques » : telle ou telle chose est-elle par nature ou par convention ? Comme le rappelle la note de Canto-Sperber, la réponse des Sophistes fait d'elle quelque chose qui s'acquiert par l'exercice car elle n'est pas naturelle.

La réponse de Socrate à cette question est ironique. En fait ce n'est pas une réponse mais une question ou du moins elle implique une question. Elle fait jouer une comparaison des qualités et défauts respectifs des Thessaliens et des Grecs, réponse qui se déploie au plan des idées reçues et des clichés. Le renversement des qualités respectives des uns et des autres est bien évidemment tout à fait illusoire. Non seulement Socrate se sait et se veut grec et comme supérieur aux Thessaliens, sorte de « ploucs », mais encore et surtout il doute de « leur habitude de répondre aux questions sans rien craindre et de façon magnifique. » La générosité de leurs réponses n'a d'égale que la vacuité de leurs réponses. De même le portrait élogieux d'un Gorgias ayant réponse à tout doit être pris avec des pincettes en tout cas il doit être tempéré par la critique socratique du pseudo-savoir de ce prétendu maître de vertu comme nous le montre Le Gorgias du même Platon. Socrate précise ensuite « qu'à Athènes il s'est produit comme un dessèchement du savoir ». Opposition entre l'enflure de la parole thessalienne et la sécheresse de la parole grecque. Ce dessèchement est peut-être le produit de l'enseignement des Sophistes qui ont développé l'esprit critique en repoussant l'esprit dogmatique. Du coup les Athéniens sont devenus prudents et modestes en matière de savoir. Sans doute s'agit-il là pour Platon de nous prévenir du caractère inévitablement aporétique du dialogue qui va suivre. Non seulement, nous dit Socrate, personne ne sait plus rien d'assuré à Athènes en raison de l'étiolement du savoir mais moi-même étant Athénien « je suis loin de savoir si la vertu s'enseigne ou ne s'enseigne pas, point que j'ignore absolument ». Toute cette entrée en scène est donc ironique et exploite la docte ignorance du maître Socrate. Maître à nul autre pareil qui affirme : « Je ne sais qu'uns chose c'est que je ne sais rien. » Cette ignorance touchant la nature de la vertu et la possibilité ou non de l'enseignement de la vertu est grave pour des raisons de principe et d'actualité. Raison de principe : c'est la vertu qui fait que l'homme se tient droit et quĠil est droit, bref qu'il est non seulement un homme mais un homme juste ; vertu d'un chacun et de tous les citoyens qui garantit l'harmonie et la puissance de la cité. Raison d'actualité : la cité grecque traverse une grave crise culturelle et politique. C'est sans doute en raison du caractère architectonique de la vertu que Socrate lui-même affirme – non sans inquiétude bien évidemment – « ne rien savoir, rien du tout de la vertu ». Socrate commence donc ici par se présenter comme un fils de son temps ne sachant pas y échapper et donc il proclame son ignorance en écartant la fatuité prétentieuse des Sophistes, lesquels on s'en souvient ne sont pas des Athéniens mais des étrangers… Mais, par delà ce jeu peu ou prou ironique, se fait jour la position socratique. L'aveu de Socrate n'est pas un aveu d'ignorance sceptique mais l'esquisse de la stratégie socratique : il faut d'abord reconnaître son ignorance si on veut vraiment chercher à connaître ce qu'est la vertu. L'ironie de la situation va se préciser par la suite : si « le bon maître » prétend ne rien savoir alors que lĠélève joue au « professeur », c'est que l'ignorant n'est pas celui qu'on croit et la savant celui qui croit l'être. On va découvrir qu'il faut avoir dĠabord reconnu son ignorance pour commencer à chercher à savoir vraiment. Dès lors Socrate peut préciser en quel sens et pourquoi le débat présent est mal engagé : « Si je ne sais pas ce qu'est la vertu comment pourrais-je savoir quoi que ce soit d'elle ? » On se trouve ici dans une situation analogue à celle des protagonistes du Banquet qui célèbrent les qualités du dieu Éros, le dieu de l'amour, avant d'avoir précisé la nature dĠÉros, la nature de l'amour. La proclamation d'ignorance de Socrate prend alors tout son sens : 1) elle s'oppose à la prétendue omniscience des Sophistes qui se prétendent polymathes et polytechniciens, 2) elle introduit une différence entre la question initiale et la question préalable à laquelle il faut d'abord répondre : celle de la nature de la vertu, avant celle de son enseignement, 3) elle impose la méthode de recherche platonicienne de l'essence de la chose dont on parle. Démarche qui distingue la qualité d'une chose (poîon) de lĠessence (ti esti). Dès le début du dialogue Socrate soulève donc une aporie qui fait voler en éclats l'assurance, non fondée, de savoir du dit Ménon. Mais Ménon qui est mis dans l'embarras par Socrate ne comprend pas son embarras. Il ne sait pas remplacer le souvenir scolaire de l'enseignement de Gorgias par la réminiscence de ce qu'est la vertu. Le souvenir scolaire relève d'une mémoire involontaire, machinale. La réminiscence sera une un acte d'intelligence volontaire et méthodique. Ménon va répondre à tort et à travers aux questions posées par Socrate. Il n'y aura pas de maïeutique possible avec lui. Le dialogue ne va pas récuser d'emblée les conceptions erronées de Gorgias reprises par Ménon et on ne pourra évaluer leur teneur qu'après avoir compris que le savoir est affaire de réminiscence. D'où l'injonction de Socrate à Ménon : « Parle pour toi-même car tu penses sûrement la même chose que lui » (p. 127). On notera l'ironie socratique : incapable de penser par toi-même, tu ne peux que réciter les leçons apprises des autres, leçons plus ou moins bien assimilées. Surgit alors un trait classique des interlocuteurs de Socrate qui jugent que la question posée est facile : « Eh bien ce n'est pas difficile à dire Socrate ? » (bas page 127). Ménon trouve la question facile car il se précipite sur les idées reçues. Pas de problème pour « Monsieur je sais tout… ». En fait il se précipite sur des images. « La vertu d'un homme consiste à être capable d'agir dans les affaires de sa cité… la vertu d'une femme c'est de bien gérer sa maison et de même pour les enfants, les adultes, les vieillards. » Les définitions ne manquent pas puisqu'il y en a une pour chaque âge et pour chaque condition. Par sa réponse, Ménon illustre la mentalité sophistique qui, à l'instar des sciences humaines actuelles, procède par induction et débouche sur une conception historiciste des comportements humains variables d'un lieu à l'autre et d'une époque à l'autre selon les circonstances. Méthode inductive : à partir de cas particuliers on essaie de construire une définition générale. Ou, à partir d'exemples de conduites vertueuses, on essaie de construire une définition générale de la vertu. Le résultat de cette démarche, c'est un grand relativisme et un scepticisme certain. Finalement Ménon est paresseux intellectuellement et ses réponses sont des réponses toutes faites. Elles mettent l'accent sur la nécessité de l'exercice pour devenir vertueux et sur la relativité de la conduite vertueuse. Elle varie selon le type d'homme, sa condition et sa situation. Elle réside dans une bonne gestion des affaires ; la pratique est réduite au pragmatique. Le problème éthique est pour Ménon d'ordre « technique », l'essentiel est de savoir se tirer d'affaires en toutes circonstances et, mieux de savoir se faire valoir en toutes circonstances. Ce que nous apprennent les Sophistes maîtres en matière de savoir-vivre et de rhétorique.

À la suite de cela, Socrate félicite ironiquement son interlocuteur pour mettre par avance un baume sur les plaies provoquées par ses critiques. D'où une réponse ironique à double sens et à double entente : « J'ai vraiment beaucoup de chance apparemment Ménon ! J'étais en quête d'une seule et unique vertu et voilà que je découvre niché en toi tout un essaim de vertus. » Image contre image, image avancée puis… image retournée… contre l'amateur des images. Ceci pour dénoncer l'illusion de pouvoir faire un, de trouver une définition unique, à partir du multiple, c'est-à-dire un ensemble de cas particuliers. Au lieu de disséminer l'unité de la vertu en de multiples vertus, peu ou prou mal saisies, il faut au contraire penser la multiplicité sous l'unité pour bien cerner cette dernière. Il faut dégager l'unité essentielle par laquelle une multiplicité donnée et perçue puisse être pensée vraiment en elle-même et pour elle-même. Tout dialogue socratique vise à faire remonter lĠinterlocuteur du lieu de la multiplicité confuse des images à celui de la connaissance véritable, celle de la saisie intellectuelle de l'essence de la chose en question. La pluralité sĠoppose à l'unité comme les faits s'opposent à la raison. Toutes les abeilles comme toutes les vertus possèdent un caractère commun identique (leur eidos) qui les fait être ce qu'elles sont, des abeilles et non des frelons. Aucune expérience ne saurait fonder par elle-même et par elle seule sa propre unité. Pour l'heure, le dialogue ne saurait s'engager positivement faute d'un esprit de recherche suffisant. Par ses questions, Socrate va essayer de redresser et rééduquer Ménon en l'amenant à une attitude catégoriale et non rhétorique. Sans doute éducation est-elle rééducation et toute connaissance une reconnaissance. Il s'agit d'élever Ménon à la saisie de l'essence de la chose en question, de l'amener à l'intuition de la forme unique de la vertu. Il faut reconduire Ménon à l'exigence de la saisie de l'essentiel, en lui faisant comprendre l'insuffisance de l'énumération d'images ou d'exemples de vertus. En termes leibniziens, il faut passer de la perception à l'aperception. Mais Socrate va être obligé à son tour de recourir à des images et à des exemples (abeilles, frelons etc.) pour sĠélever de la perception à la conception. Mais ce détour est problématique pour Ménon car le problème de la définition juste d'une notion est ardu. Il faut saisir qu'il y a un lien indissoluble entre la définition vraie de la chose et la nature de la chose en question. Socrate transpose la question du fait – ce que les hommes font et ce que nous pouvons décrire – en la question du comment et pourquoi les hommes agissent comme ils le font. La forme de l'action est en quelque sorte plus importante que l'action elle-même ou son contenu. Ou encore, la qualité de l'action est plus importante que son efficacité. Le problème soulevé est donc celui de l'accès à l'attitude catégoriale, attitude permettant d'accéder à l'intuition de la chose en question. Il n'y a de science que de l'universel et du nécessaire, que de ce qui reste identique à soi. Pour Socrate, cette attitude catégoriale est en même temps la condition d'une droite pratique. Pour être juste et agir droitement il faut penser sa situation à la lumière de l'universel et donc se régler sur l'idée. Le catégorial est à la pensée ce que le catégorique est à l'action. La recherche de la vertu est pour Socrate est acte qui est déjà affaire de moralité, d'action droite. La réminiscence va être la condition de l'action droite en tant qu'elle dévoile le vrai et l'universel. De son côté Ménon est d'emblée perdu, perdu qu'il est dans le cercle suivant : l'homme vertueux est une copie de l'essence de la vertu mais l'homme vertueux sert de copie pour saisir ce qu'est la vertu. Ménon ne comprend rien ni à la réminiscence ni au problème de la participation ; pas de compréhension chez lui des rapports entre le sensible et l'intelligible, entre l'existence et l'essence.

La discussion de Ménon avec Socrate sur la forme de la vertu à partir de l'exemple de l'abeille enfin saisie dans sa réalité vraie souligne la difficulté qu'il y a pour passer de la multiplicité des « abeilles de toutes sortes » à cette propriété unique qui fait « qu'elles sont toutes des abeilles. » (p. 128). Reste à saisir « cette forme caractéristique unique » commune à toutes les abeilles, c'est-à-dire ce qui permet de les identifier en les distinguant d'autres insectes (72 c). On a donc affaire ici à une préfiguration de la théorie dite des Idées. Mais il faut prendre garde qu'à cette époque Platon n'a pas encore conceptualisé cette théorie. DĠoù le recours ici à différents paradigmes : taille, force, santé. Caractères qui n'en reste pas moins semblables chez l'homme et la femme que chez les différents insectes. Or concernant la vertu Ménon renâcle : « J'ai bien l'impression Socrate que ce dernier cas n'est plus semblable aux autres dont tu as parlé » (73 a). Socrate souligne qu'il y a bien un lien indissoluble entre la définition de la chose et sa valeur : le paradigme est toujours adéquat. Le point d'identité est alors mis en valeur et en lumière : pour être vertueux l'homme et la femme ont besoin d'une même vertu. « Tous les êtres humains, qui sont des êtres bons, le sont donc de la même façon puisque c'est grâce à des qualités identiques qu'ils deviennent bons » (73 c).

Le dialogue rebondit alors à partir d'une question de Socrate : « Eh bien puisque la vertu est identique chez tous, essaie de te le remémorer et d'expliquer ce que Gorgias dit qu'elle est, et toi avec lui. » Ménon donne alors une réponse conforme à lĠéthique héroïque de la vertu, de l'arétè telle que la conçoivent les aristocrates. D'où sa seconde tentative de définition. « Que peut-elle être sinon la capacité de commander aux hommes ? Puisque tu cherches vraiment quelque chose d'unique qui sĠapplique à tous les cas. » Cette seconde définition ne fait que développer et préciser la première. Elle exprime un idéal d'efficacité qui passe par l'unité de commandement et l'autorité permettant de se faire obéir, idéal partagé par l'élite au pouvoir et exploité par les Sophistes qui prétendent mieux l'enseigner que personne. Cette réponse va voler en éclats sous les interventions de Socrate. Pourquoi ? Pour deux raisons. Tout d'abord cette réponse est incompatible avec la première. Ni l'esclave ni l'enfant ne sauraient commander. Il y a une incompatibilité entre les deux définitions alors que Ménon< croyait déduire la seconde de la première. Ensuite il faut réunir l'idée de commandement à celle de justice. « Tu dis avoir la capacité de commander », ne devons-nous pas ajouter à cette formule, « avec justice et sans injustice » ? Rappel de l'attitude catégoriale car seul l'adverbe « justement » peut prendre un sens catégorial et catégorique. D'où la correction apportée ici par Socrate. On va voir que Ménon se repentant dĠavoir oublié la valeur inhérente à la justice la remet au premier plan et ne voit plus qu'elle ; ce qui induit une nouvelle pluralisation également ruineuse pour l'effort de définition. On notera au passage que lĠidéologie sophistique commande ces deux essais de définition de Ménon. Socrate s'empresse de remarquer quĠon nĠa fait que reculer ou transposer une unique et même difficulté toujours renaissante : celle du passage de la multiplicité à l'unité. « La justice est-elle une vertu ou la vertu ? » L'argumentation de Socrate cherche à faire comprendre à Ménon que sa réponse est fautive d'un point de vue formel. Mais, comme le remarque Monique Canto-Sperber dans sa note 41, elle ne permet pas de dire si Socrate défend la thèse de la pluralité des vertus ou celle de leur unité. Yvon Brès dans sa Psychologie de Platon (p. 134-135) note que Le Ménon est le premier dialogue où il emploie le mot vertu au pluriel. Du problème de l'arétè comme réalisation de l'homme en tant qu'homme, il se dirige vers une autre problématique qui le mènera vers la théorie des idées : par delà les vertus diverses, il y a un principe d'unification, la justice qui fonde l'ensemble des vertus. On se souviendra que la justice est la question initiale de La République et l'objet de ce dialogue. Ménon ne maîtrise pas la difficulté soulevée. « Eh bien à mon avis le courage est une vertu, ainsi que la tempérance, la savoir, la magnificence et il y en a beaucoup d'autres » (74 a, p. 134). Il s'agit là encore d'une réponse toute faite et irréfléchie se rapportant aux qualités qui nous permettent de parler d'action vertueuse. On retrouve ici les quatre vertus cardinales des Grecs : justice, tempérance, savoir, courage auxquelles est ajoutée ici la magnificence, vertu plus politique quĠéthique. Comme le lui fait remarquer Socrate nous ne progressons pas puisque il dénombre plusieurs vertus au lieu de définir la vertu. « Nous cherchons une seule vertu et encore une fois nous en trouvons plusieurs » (73 e, p. 133). Par delà les vertus diverses, il doit y avoir un principe d'unification qui fait qu'on a affaire à des vertus toutes également vertueuses. La vertu ne vaut que parce que elle est une, nécessaire et universelle. La question posée par Socrate reste donc entière : « La justice est-elle une vertu ou la vertu ? » (73 e, p. 132). Si on répond par images ou exemples voila la vertu en morceaux. C'est une fausse et pseudo unification que propose Ménon. Au contraire la synoptique dialectique de La République unifie à bon escient. Ménon ne sait pas reconnaître une unité de la valeur sous la pluralité des incarnations de la vertu. Socrate va se servir de la méthode du paradigme pour tenter de faire saisir à Ménon ce qui est en question. Sur l'exemple de la figure ou de la couleur, il s'agit de mettre en évidence une méthode de pensée que l'on pourra appliquer à la vertu. De même qu'existent plusieurs figures qu'il ne faut pas confondre avec la figure de même il existe plusieurs vertus qu'il ne faut pas confondre avec la vertu. Il y a un lien entre la méthode du paradigme, à lĠœuvre dans l'acte de définir, et la réminiscence. Nous ne percevons pas directement l'essence mais nous pouvons en donner des modèles. Mauvais élève de Socrate, Ménon ne sait pas répondre à l'appel de la définition essentielle. Raison pour laquelle la vertu est une fois de plus en morceaux. Ménon se décourage car il y a une ambiguïté du paradigme. À la question de Socrate : « Ne comprends-tu pas que je cherche la nature identique présente dans tous les cas particuliers ? » Ménon ne sait répondre que par un découragement. Ceci tient à lĠambiguïté du paradigme. Les choses sensibles sont paradigmes des idées mais ont les idées comme paradigme. Il faut s'exercer à définir mais pour cela il faut savoir ce que c'est que définir. Le paradigme (à la fois modèle et exemple) permet d'avancer sans jamais mener au port. Il a une fonction préparatoire de discrimination. Le problème de la méthode en tant qu'accès réglé au vrai se pose ici : la méthode permet d'avancer mais comment faire le bon premier pas ? En mathématiques, le paradigme a une valeur d'exemple et est indispensable mais on ne doit pas s'attacher à la particularité de la figure. On peut donc dire que le paradigme a une fonction de rapprochement et surtout dĠexclusion pour éviter de faire des erreurs. Socrate est obligé à nouveau dĠintervenir et il recourt à nouveau au paradigme en faisant intervenir ici le tiers anonyme ; procédé plusieurs fois employé dans L'Hippias majeur. Le signe est alors ce par quoi un esprit va pouvoir retrouver une unité par le recours à la pluralité dans les choses qu'on appelle dĠun même nom. Ce problème est traité pour lui-même dans Le Cratyle où est examiné le problème mis à la mode par la sophistique : le langage existe-t-il par nature ou par convention ? Au-delà de cela, explique Platon, le langage est fondé dans la nature même des choses ou plus exactement dans la nature même de la pensée des choses saisies dans leur vérité. Pour bien parler il faut bien penser en partant de la vérité des choses en elles-mêmes. Cependant dans Le Ménon c'est le rond et le droit qu'on appelle d'un même nom : figure. N'y a-t-il pas ici une contradiction ? On dit que le droit est rond et que le rond est droit par l'identité d'un point de vue – on les envisage comme figures – porté sur des choses diverses vues du point de vue perceptif et non conceptuel. On pourrait dire que le le rond et le droit sont la même chose puisqu'on les envisage comme des figures géométriques et quĠon ne les dénomme comme telles. (Voir la définition de la figure page 138 in GF.) Si Socrate consent lui-même a faire l'effort paradigmatique de définition sur l'exemple de la figure Ménon demande alors une définition de la couleur : « Et la couleur comment la définis-tu Socrate ? » (p. 138). Au lieu de multiplier les exemples et les difficultés il faut se hisser à lĠattitude catégoriale. Ce qu'on cherche c'est ce qui s'étend, un et identique, dans une multiplicité.

Ménon prend alors le relais et affirme que la vertu est ce qu'il y a de commun à toutes les vertus. C'est la solution du problème soulevé également dans Le Protagoras. La question est de savoir établir une équivalence entre des choses différentes mais semblables sous un certain rapport. Si je dis « rond » = figure et « droit » = figure alors je pourrai dire « droit » = « rond » puisque, si on accepte cette équivalence, deux choses égales à un même troisième sont égales entre elles. Mais le genre s'étend sur les espèces et les subsume ; il est contenu tout entier et identique à lui-même dans chacune des espèces d'un même genre. Le genre est tout entier un et identique à lui-même dans chacune des espèces du genre en question. La vertu comme genre est unique et les vertus sont ses parties. Mais comment concevoir ces parties ? Comme les parties d'un lingot d'or ou comme celles d'un visage ? Dans Le Protagoras Socrate répond comme les parties d'un visage, cĠest-à-dire les parties différentes mais harmonieuses d'un même tout. Mais à nouveau on bute sur une difficulté : de même que le nez n'a rien à voir avec la bouche de même le courage n'a rien à voir avec la tempérance. Problème : comment penser l'organisation différente au sein d'un même tout, de parties non dénuées de rapports entre elles au sein dudit tout ? Le problème soulevé est celui du jugement d'attribution, cĠest-à-dire celui de la mise en relation des concepts dans une proposition. Il va falloir accorder d'une certaine façon l'être et le non-être sans quoi on ne pourra pas dire que S est P, et on devra se contenter de dire que S est S et P est P. Le Sophiste s'attachera à résoudre ces difficultés en montrant le rôle de l'altérité. Ici ces difficultés ne sont ni thématisées ni éclaircies. Selon Yvon Brès, Le Ménon marque une certaine rupture dans lĠœuvre de Platon car la question de la nature de la vertu y est traitée en termes intellectualistes ce qui n'était pas le cas dans les dialogues précédents. On peut être tenté ici de voir poindre la théorie des Formes ou Idées. Notons qu'à l'époque de Platon le terme de forme ou eidos est marqué par l'usage qu'en fait la médecine hippocratique. Dans ce cas les « formes » sont des types ou des principes dĠintelligibilité qui renvoient aux humeurs. Le mot platonicien n'est certes pas synonyme de ceci et on doit d'emblée le séparer d'autre type d'intelligibilité comme, par exemple le Nombre des Pythagoriciens, ou les Insécables de Démocrite ou les trois éléments d'Empédocle. Car tous ces principes selon ces théories ont une réalité. Les Pythagoriciens croient en la réalité des nombres et pour eux c'est une absurdité que la diagonale du carré ne se laisse pas exprimer exactement par un nombre. Le problème dit des « irrationnels » va être un problème capital pour Platon et pour ses contemporains. Soit l'exemple de l'interrogatoire par Socrate du petit esclave de Ménon : la diagonale du carré de deux pieds de côté est racine de 8 qui est un nombre irrationnel. Or cette évaluation est une absurdité pour une pensée réaliste qui n'a pas saisi que l'essence du nombre est dans la pure relation : la fraction a son essence dans une pure relation et non dans une chose réalisée. La relation n'est pas une chose ; d'où l'importance philosophique des mathématiques chez Platon en ce qu'elles nous donnent sous les yeux une figure particulière – toujours inexacte – mais renvoyant à à son essence. Cette démarche oblige à se dégager du sensible et à se tourner vers de pures relations. C'est le problème du paradigme : l'acte pieux est un exemple de la piété mais il n'a pas en soi valeur d'exemple. Ou plutôt il n'a valeur d'exemple que s'il a rapport au paradigme par excellence qu'est l'essence de la piété qui me permet de reconnaître la présence de la piété dans n'importe quel acte pieux. À cet égard le sens de « la révolution copernicienne kantienne » sera analogue : la raison armée de ses principes « lit » les faits avec l'essence et non l'essence par les faits…

Retour au texte du Ménon. « Appelons figure cette chose qui seule entre toutes s'accompagne toujours de la couleur » (75 a, p. 137). On aurait ici une marque distinctive de ce que serait la figure. Toute tache de couleur a une figure et tout ce qui a une figure doit avoir une tache de couleur. Ménon attaque la définition en faisant remarquer à Socrate que sa définition est une mauvaise définition puisque on définit une chose inconnue par une autre chose qui l'est encore plus. (milieu p. 137). Mais Socrate maintient : « À mes yeux en tous cas elle est vraie. » Au passage on note l'appel à la bienveillance, bienveillance nécessaire à tout dialogue. « Il faut répondre avec une plus grande douceur et en se conformant davantage aux règles de l'entretien. Que deux interlocuteurs ne soient pas d'accord indique que ni l'un ni l'autre ne détiennent la vérité. » Notez la différence entre un Platon et un Descartes : un homme seul a plus de chance d'arriver à la vérité pour un Descartes car un accord général n'a pas force de vérité. On ne confondra pas débat et dispute car il faut un minimum d'accord au sein du désaccord si on veut dialoguer fructueusement. Pour dialoguer vraiment il faut que chacun accepte de faire le détour par la forme ou eidos de la vertu. (Voir la note 52 de Monique Canto-Sperber, qui distingue bien le débat dialectique de la dispute éristique.) La recherche patiente de l'entente passe par la douceur dialectique, l'accord des participants ne doit pas être forcé.

Seconde étape, la définition de la figure par Socrate: « Voici donc ma définition qui s'applique à toute figure : là où le solide se termine, voilà ce qu'est la figure. » En clair, « la figure est la limite de tout solide » (bas, p. 138). Définition traditionnelle et sans doute pythagoricienne de la figure. Définition proche mais distincte de celle que donnera Euclide : « la surface est la limite du solide » (voir note 57 p. 232-233). Importance pédagogique de la géométrie : elle est rigoureuse parce qu'elle est sans sensibilité et l'insensible espace est forme de toute sensible couleur. Ménon n'aime pas cette définition car le sophiste est plus poète que mathématicien et il est attaché aux couleurs chatoyantes du monde sensible, le monde de la Caverne de La République. Ménon riposte donc : « Et la couleur comment la définis-tu ? » Socrate réplique : « Tu abuses ! » Pourquoi cette réponse ? Parce que il faut tout reprendre à zéro alors même que Socrate a déjà montré qu'une définition nominale est insuffisante. La définition de l'essence, elle, porte sur l'être de la chose en question. C'est le cas de ma première définition, celle de la figure par les géomètres, qui est une définition essentielle. La seconde définition est une définition par notions communes et elle est plus hypothétique que la première. Mais la première définition est difficile à saisir car elle rapproche des choses qui ne sont pas également connues. La figure est aisée à penser car elle relève de la quantité ; la couleur est difficile à penser car elle relève de la qualité. La quantité varie dans lĠespace selon une relation de grandeur assez aisément déterminable. La couleur est une qualité changeante difficile à évaluer faute d'unité commune de mesure. La référence à Prodicos, « Prodicos ne serait peut-être pas d'accord avec nous », souligne les limites de la définition nominale initiale car Prodicos s'était fait une spécialité de la distinction entre des termes ordinairement considérés comme synonymes. Pour Prodicos les synonymes n'existent pas. Mais pour Socrate cette définition n'est pas mauvaise car c'est une définition de géomètre. Mais la première définition est meilleure en tant que définition par l'essence : « la figure est ce qui accompagne toujours la couleur. »

Troisième temps : définition de la couleur. Cette tentative de définition répond à une concession. Socrate fait ici un exercice dans le genre des Sophistes : il complaît à Ménon en rappelant une théorie d'Empédocle. Socrate obéit à la demande de Ménon car il est beau et aimable : « Tu es beau et tu as encore des amants. » (bas p. 139). Or « les beaux jeunes gens, tant qu'ils sont dans la fleur de l'âge, agissent en tyrans » (milieu p. 139). C'est donc parce que Socrate est amoureux des beaux jeunes gens quĠil fait une concession mais céder par passion ne permet pas de s'entendre réellement. En fait sous couvert de complaire à Ménon Socrate se moque de lui. La réponse fait appel à une théorie matérialiste de la vision et assimile la vision à la réception de petites images enregistrées par les corps qui viennent frapper nos organes des sens en pénétrant les pores : « Sache qu'une couleur est un effluve de figures proportionnées à l'organe de la vue, et donc sensible » (p. 140, bas). Cette théorie est physique et non mathématique. Ménon est tout content parce qu'on lui parle de ce qu'il a l'habitude d'entendre. Mais Socrate n'est pas dupe de ce contentement : « Sa réponse a quelque chose de tragique » (p. 141). Traduisons : c'est une rêverie grandiloquente fruit d'une imagination incontrôlée. Réponse plaisante mais la poésie n'est pas la philosophie. Ce qui ruine totalement cette tentative de définition, c'est qu'elle s'exprime au travers d'images arbitraires en faisant appel à une culture purement littéraire. La tragédie qui est fille du mythe et sœur de l'épopée n'offre aux hommes que du vraisemblable, du conjectural. Bref tout ce qui nĠest pas nécessairement réel. C'est une imitation qui traduit en images des idées. Théorie qui est seulement probable et conjecturale. Or il ne suffit pas d'avoir des idées ou de se faire des idées pour penser vraiment. Reste que cette théorie qu'on retrouve chez Épicure et qui sera reprise par Lucrèce (De natura rerum, IV, 45-128) n'a rien de stupide. Si on modernise les concepts on retrouve des théories actuelles : les effluves émanant des corps seraient des photons, les pores des organes sensibles seraient les cellules sensibles de la rétine. Mais cette théorie hypothétique a pour défaut majeur de s'exprimer en termes imagés ce que souligne Socrate en la qualifiant de « tragique ». C'est au mieux une mimesis qui traduit en images des idées. Mais, ce qui provoque une vive réaction de Socrate (77 a), c'est que Gorgias et les Sophistes prétendent y voir là une connaissance vraie et non pas comme Platon une hypothèse problématique. Gorgias avait adopté éclectiquement la physique dĠEmpédocle et avait emprunté sa logique à Zénon. Or on se souvient que Ménon est un élève de Gorgias. Selon Platon, il intoxique ses élèves en ne distinguant pas le vrai du vraisemblable. D'où la distinction entre définition tragique et définition essentielle.

Troisième définition de Ménon : « La vertu consiste, selon la formule du poète Òà se réjouir des belles choses et à être puissantÓ » (p. 142). Définition en deux parties : 1) aimer les belles choses, 2) pouvoir se les procurer. Première partie : citation des poètes à la manière des Sophistes. On ne sait pas ce qu'il faut exactement entendre par belles choses. La beauté en question n'est sans doute ni esthétique ni morale mais procède d'une valorisation de ce qui est tenu pour « bel et bon » par la société cultivée du moment. Mais on peut entendre « les belles choses » comme la santé et la richesse et surtout les honneurs qui font l'homme en vue. Ajoutons-y les moyens de se les procurer. Formule toute fait dans l'air du temps. Formulation littéraire et poétique mais non philosophique. Bref, définition qui n'en est pas une. Mais cette réponse va permettre à Socrate de développer certains thèmes. Tout d'abord il faut observer que la première partie de cette définition est superflue : tout homme, y compris le méchant, désire les belles et bonnes choses puisque il cherche à faire son bonheur malgré tout. Nul ne veut le mal cĠest-à-dire nul ne recherche la souffrance et le malheur. C'est la reprise ici de la célèbre formule socratique : « Nul n'est misérable de son plein gré. » La recherche du bonheur est une recherche naturelle commune aux bons et aux méchants. Aucune recherche ici de distinction entre le bien et le bonheur compris comme ce qui est agréable. Est bon ce qui nous plaît, ce qui nous agrée. Nous tendons tous naturellement vers ce qui est bon au sens d'utile pour nous à nos yeux. Aussi ce lui qui fait le mal le fait toujours en en escomptant un certain bien ou bonheur. L'examen de la moralité sera très différent dans Le Gorgias : il s'agira de montrer que l'homme injuste ou le méchant sont non seulement des maladroits mais qu'ils se font du tort à eux-mêmes. Ici la critique reste pour ainsi dire au niveau de la formule critiquée : Socrate rapproche le beau du bon, l'utile de l'agréable parce qu'il réfléchit en restant au niveau de l'opinion même si il la critique.

Ensuite Ménon se dévoile en disant qu'il conçoit fort bien qu'on puisse désirer une chose mauvaise en sachant qu'elle est mauvaise (p. 142-143). Par là, il veut rompre le lien établi par Socrate entre désir et valeur. Soupçon immoraliste : on peut non seulement désirer une chose mauvaise en se trompant sur sa réelle valeur mais encore et surtout on peut avoir un désir pervers et désirer le mal pour le mal. Sous les catégories ayant trait à l'utilité, Socrate essaie de saisir ce qui est proprement moral, ce qui est catégoriquement juste. Dans Le Gorgias Polos est repris par Socrate parce qu'il confond faire ce qui plaît et faire ce qu'on veut, autrement dit il confond le bon plaisir et la bonne volonté. Même si cette formulation est anachronique, elle permet de saisir les enjeux de notre texte. Notre action tend normalement vers une fin qui est le bien. Cette fin qui est l'objet direct de notre volonté est une fin distincte de l'objet immédiat de notre volonté. Ainsi, par exemple, celui qui veut prendre un remède ne veut pas boire un mauvais breuvage mais il veut recouvrer la santé. L'action volontaire ne trouve sa fin et ne prend tout son sens que parce que il y a anticipation d'un but recherché comme un bien. Ici, dans Le Ménon, le texte est beaucoup moins clair que dans Le Gorgias. Socrate souligne qu'on croit qu'il y a une utilité du mal mais en lui reconnaissant une utilité on lui ôte tout ou partie de son mal. D'où l'entretien d'un jeu de mots constant entre « méchant » et « malheureux ». Socrate prend les choses au niveau hypothétique et pour conduire son interlocuteur au catégorique, cĠest-à-dire à ce qui est purement moral. Ce qui est essentiellement utile à l'homme dépasse donc l'utilitaire. Le bien véritable est un bien désintéressé. L'homme est toujours plus qu'un moyen il est un être poursuivant des fins. La destination de l'homme c'est dĠaccéder au beau et au bien. On ne peut vouloir vraiment que ce que le jugement considère comme bel et bon. Il faut donc apprendre à bien juger pour saisir le vrai bien. Ce qui est donc en cause c'est l'identité entre le beau et le bien, identité évidente pour un Grec. « Le bel et bon » est ce qui a de la valeur aux yeux de tout Grec bien né. Il y a ici un pressentiment pour ainsi dire naturel de la valeur. On ne saurait connaître vraiment la valeur sans l'aimer et l'incarner. Dans cette perspective le kalon est ce qui entraîne l'agathon. Le kalon est le signe de l'agathon. La beauté est bonne en ce qu'elle nous tourne et nous oriente vers le bien. D'où l'importance de lĠÉros dans Le Banquet et dans Le Lysis celle de la philia.

Retour au texte. En réintroduisant (p. 146, bas) les moyens d'acquérir quelque chose « avec justice et piété », Socrate précise et souligne que la vertu tient dans la manière d'agir. En soi l'acquisition d'un bien n'est ni bonne ni mauvaise. Il faut que lĠacquisition soit commandée et surdéterminée par la justice. Dans le cas contraire, si on se le procure sans aucune justice on n'agit pas vertueusement. Ceci semble annoncer la distinction kantienne entre nature et moralité, entre le contenu et la forme de l'action. Pour Ménon, richesse et puissance, justice et piété sont mis sur le même pied. Pour Socrate, la moralité est plus essentielle et incomparablement meilleure que l'habileté. Ménon ne voit pas que l'unité de la vertu n'est pas une donnée factuelle mais l'unité d'une valeur, le produit d'un effort. Puissance et vertu se déploient à deux niveaux différents. La puissance n'est une vertu que si elle est dirigée vers une fin juste. Il faut dépasser le niveau utilitaire et technique des définitions de la vertu pour saisir que la vertu est une unité catégorique de la volonté tournée vers le bon et le juste. En fait durant toute cette première partie du dialogue Ménon est incapable de comprendre la leçon de méthode donnée par Socrate : il définit la vertu en faisant appel à une partie de la vertu ! (p. 149). D'où l'obligation de tout reprendre à zéro.

Conclusion de cette première partie : échec des trois tentatives de définition de la vertu par Ménon. Il ne parvient ni à saisir ni à définir la signification catégoriale de la vertu ni à saisir la dimension catégorique de l'action droite. Ceci pour une unique raison : il ne voit dans la vertu qu'un moyen pour atteindre des fins ; il en reste à une conduite hypothétique et pragmatique. Il ne questionne pas la valeur des moyens employés et il estime que les fins de l'action peuvent varier d'un individu à un autre. Il énumère des vertus sans pouvoir définir la vertu en elle-même. C'est en portant l'attention sur le justice et la piété que l'on parvient à saisir, premièrement la dimension inconditionnée et catégorique de lĠaction droite et, secondement, qu'on saisit la dimension catégoriale de la vertu : la vertu doit être comprise adverbialement, d'où la précision selon laquelle il faut agir justement pour être vertueux. Le « justement » ne se divise pas, c'est une qualité unique et constitutive de la multiplicité des actions droites dont les contenus et les objectifs varient à l'infini. Troisièmement la vertu a trait à la forme de l'action et une forme qu'il convient de donner à une multitude de contenus empiriques différents. C'est cette « forme » constitutive de la vertu que Ménon ne parvient pas à saisir, « forme » cause de toutes nos vertus par delà leurs différences d'objet ou de contenu.

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Leçon 2 - Le Ménon. Socrate ou la raie torpille et sa théorie de la réminiscence

Introduction ou plutôt intermède. Au terme de la première partie de notre ouvrage, Socrate n'est pas parvenu, en dépit de tous ses efforts dialectiques, à faire progresser Ménon dans la recherche de la connaissance de ce qu'est la vertu. Les trois premières tentatives de définition de la vertu ont été autant d'échecs lesquels suscitent le découragement de Ménon. Dans ce passage (80 a-b), sur le mode imagé et métaphorique, Ménon s'interroge naïvement et à haute voix sur les effets que font sur lui les paroles de Socrate. Le lecteur-auditeur du dialogue sait que l'échec du dialogue précédent tient dans une confusion entre l'image et l'idée de la vertu. Et c'est également en termes d'images que va être tirée la leçon de l'échec antérieur. Se mettent en place jeux de comparaison et jeux de mots. « D'ailleurs, tu me fais totalement l'effet, pour railler un peu, de ressembler au plus haut point, tant par ton aspect extérieur que par le reste, à une raie torpille, un poisson de mer tout aplati » (p. 150). L'image du poisson qui électrise et engourdit ses proies est amenée par une série de trois : « tu mĠensorcelles », « tu me drogues », « je suis la proie de tes enchantements ». On notera tout d'abord que la réputation de Socrate d'être « un enchanteur de paroles » le précède en quelque sorte lui-même. On notera ensuite que l'enchantement socratique est efficace ce qui justifie la comparaison avancée. Socrate paralyse ses interlocuteurs comme le fait la raie torpille pour ses proies. On notera enfin que l'engourdissement en question est l'effet d'une "drogue". Cette comparaison est à la fois claire et obscure. Elle est claire puisque le choc électrique qui paralyse la proie de la raie est semblable à l'engourdissement provoqué par la dialectique socratique sur des âmes non philosophiques. Mais cette comparaison est également obscure parce que la torpille est un animal muet alors que le charme de Socrate tient à sa parole à nulle autre pareille. La raie torpille en question serait-elle citée pour une autre de ses propriétés, se demande Rémi Brague dans Le Restant (p. 113)[1] ? De fait, chez les Anciens, le poisson plat en question possédait une vertu curative singulière : « appliquée vivante au contact de la tête d'un homme souffrant de céphalées (de maux de tête…) elle le guérissait de ses maux de tête étant un remède analgésique engourdissant les sens. Tel était du moins l'enseignement de Gallien et l'opinion immémoriale de la médecine populaire d'un peuple de pêcheurs. » Il faudrait donc comprendre que la parole socratique est une drogue, une sorte de remède, dont Ménon subit les effets en ne saisissant que les effets négatifs de ladite drogue : engourdissement par maintien dans l'embarras — il ne sait plus quoi répondre — et non l'effet positif : le rejet d'opinion reçues inconsistantes. « La drogue socratique est pour lui poison paralysant et non remède bienfaisant. » Ceci parce qu'il ne saisit pas que Socrate l'engourdit pour mieux le dégourdir, qu'il l'embarrasse pour mieux le débarrasser de ses opinions fausses. Cette drogue socratique étonnante c'est bien évidemment la dialectique socratique dont Ménon ne sait pas mesurer les effets positifs. Platon nous avertit donc ici à mots couverts du risque suivant  pour un disciple lourdaud et borné : la pratique de la dialectique risque d'être ruineuse en le décourageant et en lui ôtant toute confiance en la pensée. À mettre en parallèle avec la mise en garde de Descartes dans la seconde partie du Discours de la méthode : la philosophie ne convient pas à ceux « qui, se croyant plus habiles qu'ils ne sont, ne peuvent s'empêcher de précipiter leur jugement, ni avoir assez de patience pour conduire par ordre toutes leurs pensées ». Platon nous met en garde : ne confondons pas la dialectique et le goût de la contestation faisant proliférer le scepticisme. Dans le tableau clinique des "maux" de Ménon, victime des "mots" de Socrate on découvre que Ménon n'a pas conscience d'être victime d'une ruse de Socrate, comme le sera Gorgias mais victime d'un ensorcellement. On se souviendra ici que dans le portrait qui est fait de Socrate par Alcibiade dans Le Banquet on trouve des remarques analogues à celles trouvées ici dans Le Ménon. Socrate y est comparé à un silène ou au satire Marsyas. La musique de ce satyre a deux particularités qui la distinguent de celle des musiciens ordinaires. Premièrement ses airs débouchent sur une réelle possession de l'auditeur et deuxièmement seuls ceux qui ont part au divin peuvent les entendre (voir Le Banquet, 215 c). L'enchantement de Socrate n'est pas affaire de flûte ou de philtre et son ensorcellement tient au caractère poétique du propos tenu que lié à l'harmonie qu'il sait établir entre les idées. Il ne cherche pas des effets oratoires d'ordre rhétorique mais il cherche à penser vraiment la réalité débattue. CĠest cette volonté de penser vraiment qui explique qu'il soit aussi embarrassé que Ménon touchant ce qu'est la vertu. Mais ni Ménon ni Alcibiade ne saisissent le sens de lĠensorcellement socratique. Ménon remarque le caractère quasi magique de la dialectique et Alcibiade n'en retient que l'aspect rhétorique cĠest-à-dire la capacité de clouer le bec à l'interlocuteur ou sa capacité à faire triompher son propre point de vue. Ni lĠun ni l'autre ne voient que la dialectique est la voie d'accès à la vérité. On peut éclairer également ce passage du Ménon par un célèbre passage du Théétète où Socrate développe une comparaison réglée entre l'art de la sage-femme et celui du dialecticien qu'il est. On apprend alors dans une comparaison réglée qu'un des dons de la sage-femme c'est de savoir discerner quelle femme convient à quel homme sous le rapport d'un heureux engendrement. De même Socrate sait discerner les âmes susceptibles de recevoir avec profit un enseignement philosophique. Ou encore, autre comparaison, comme n'importe quelle terre n'est pas propre à n'importe quelle semence, de même, n'importe quelle âme n'est pas propre à supporter n'importe quelle vérité. La question nietzschéenne de savoir quelle âme est capable de supporter telle vérité, cette question quasi clinique est déjà une question platonicienne. Il faut donc interpréter la réaction de Ménon au discours de Socrate comme étant un test décisif de l'évaluation dudit Ménon par Socrate. Ménon s'avère incapable de penser par lui-même. Cette inaptitude à penser par soi-même fait qu'il reporte sur autrui ses échecs. Ménon est incapable d'établir un rapport critique avec lui-même et avec ses pensées. Il lui manque cette capacité décisive de distanciation intérieure et de dépassement de soi par soi sans lesquels il n'y a pas de véritable pensée. Ceci est lié au caractère non érotique de Ménon : n'étant "gros" de rien il n'est accouché de rien. Ménon est condamné à rester un médiocre élève des Sophistes. Comme le montrent de nombreux textes de Platon, Socrate, du moins le personnage des dialogues platoniciens, est proprement démonique et comme tel ses dons et pouvoirs sont littéralement "surhumains". Grâce à la parole socratique, proprement démonique, un lien s'établit entre les hommes et les dieux, l'humain et le divin. Socrate s'empare de l'âme de son interlocuteur pour le délivrer de ses opinions aliénantes. Mais très souvent l'interlocuteur quelque peu borné ne saisit que le côté négatif et destructeur de son art. Il ne voit pas que la pire forme d'ignorance est de se croire savant sans l'être ; la pire forme d'aliénation de se croire sage alors qu'on est fou. L'enseignement dogmatique des Sophistes est rassurant pour un élève peu courageux comme Ménon car il flatte et conforte sa paresse intellectuelle. Au contraire, l'enseignement socratique est ardu et douloureux car on ne sait vraiment que ce qu'on a fini par découvrir par soi-même, par son propre effort de pensée. Le premier effet et bienfait du questionnement socratique c'est qu'il dissout l'illusion de savoir au moindre coût et ruine la croyance en une transmission directe et simple d'un savoir se transversant d'une âme à une autre. Socrate est proprement démonique et cet aspect est constitutif de la dialectique socratique. L'éros dialecticien est proprement sorcier, démonique, en ce qu'il teste et accouche les âmes des vérités dont elles sont grosses sans s'en apercevoir tout d'abord. Ménon ne voit pas que Socrate l'engourdit pour mieux le dégourdir. Ne ressentant dans la dialectique qu'un stupéfiant il se condamne à rester stupéfait. Ne saisissant pas la portée positive de la négativité dialectique, il en est réduit à proférer pour finir des menaces à l'encontre de Socrate : « Aussi je crois que tu as pris une bonne décision en ne voulant ni naviguer ni voyager hors d'ici. Car si tu te comportais comme cela en tant qu'étranger, dans une autre cité tu serais vite traduit en justice comme sorcier ! » (p. 150-151). Ironie de cette menace : Socrate est impossible et invivable hors d'Athènes mais invivable et condamné à mort par les Athéniens eux-mêmes. Il va payer sa liberté de parole de sa mort. Mort nécessaire car la parole critique de Socrate ruine le prétendu cadre juridique et éthique de la cité athénienne dont les vertus sont des faux-semblants. À faux-semblants de savoirs, faux-semblants de vertus. Aux yeux d'une communauté établie dans ses certitudes et son bon droit, la parole critique de Socrate ne peut apparaître que comme impie et criminelle. C'est ce qui fera dire à Hegel : « Le destin de Socrate est authentiquement tragique. »

À Ménon qui le compare à un poisson électrisant et paralysant sa proie Socrate répond en mettant en avant sa propre ignorance : « Ce n'est pas pare que je suis moi-même à l'aise que je mets les autres dans l'embarras, au contraire c'est parce que je me trouve moi-même dans l'embarras que j'embarrasse aussi les autres » (p. 151). Socrate tient à se distinguer des sceptiques qui engendrent et cultivent le scepticisme touchant la possibilité de savoir au point d'affirmer le non-savoir. Reste que la docte ignorance socratique doit être prise au sérieux : il faut commencer par reconnaître notre ignorance et écarter "toute science infuse" de quelque ordre que ce soit. En privilégiant la parole et en écartant l'écriture, Socrate écarte l'idée d'un savoir clos et fermé sur lui-même, savoir définitif et dogmatique. Son art dialectique de recherche de la vérité par voie de questions et de réponses ne vise pas à embarrasser et à humilier l'interlocuteur mais à l'aider à chercher en commun la bonne réponse à la question posée pour s'entendre sur ce que nous débattons. D'où le lien étroit entre la dialectique et la théorie de la réminiscence qui souligne que le dialogue extérieur des intervenants renvoie au dialogue intérieur de l'âme avec elle-même. Pour l'heure, la question de la sortie de l'ignorance et du commencement du savoir reste entière. Ménon croyait savoir et il ne savait pas ce qu'est la vertu ; Socrate lui savait qu'il ne savait pas ce qu'elle était. Mais l'embarras désormais partagé est encore plus grand : comment chercher à savoir ce qu'on ignore ?

Le dialogue rebondit en effet sur le rappel opportun d'un argument éristique cher aux Sophistes : « Et, de quelle façon, Socrate, chercheras-tu cette réalité dont tu ne sais absolument pas ce qu'elle est ? Laquelle des choses qu'en effet tu ignores, prendras-tu comme objet de ta recherche ? » (p. 152). Ce qu'on nomme "le paradoxe du Ménon" conteste la possibilité de rechercher ce qu'on ignore. Argument, comme le précise Monique Canto-Sperber, développé non pas sous la forme d'une alternative ou d'un dilemme mais sous la forme d'un argument réitératif. Cet argument, dans le style de lĠéristique, est un sophisme mais un sophisme profond. Dans une philosophie où on oppose radicalement le savoir et l'ignorance, on ne peut pas expliquer, semble-t-il, comment une recherche du vrai est possible. Comment passer de l'ignorance au savoir s'il n'y a pas de médiation ou dĠintermédiaire entre le vrai et le faux ? Même chose si on oppose de façon absolu le repos et le mouvement : alors comment penser le commencement du mouvement ? Problème analogue ici : comment expliquer le commencement du savoir à partir de l'ignorance ? C'est le fameux cercle sophistique touchant le savoir : comment échapper à ce cercle ? Cercle formulé par Socrate dans le dilemme suivant : « on ne peut chercher ni ce qu'on sait ni ce qu'on ne connaît pas. » Pour échapper à ce cercle vicieux, Socrate va montrer que le savoir se précède en quelque sorte lui-même. On n'a jamais à commencer à savoir à partir de rien de connu puisque le savoir est affaire de réminiscence. La connaissance et en quelque sorte affaire de reconnaissance. Pour cela il faut saisir que l'opinion est le point de départ obligé de la recherche du savoir, point qui devra être dépassé. Le problème du point de départ de la connaissance est insoluble si on s'enferme et s'enferre dans l'opposition dogmatique ou sceptique de l'ignorance et du savoir. Le problème peut être résolu si on peut montrer que l'opinion est à la fois non-savoir et savoir. L'ignorance n'est pas un néant absolu de connaissance mais une sorte de sommeil de la raison peuplé de songes vrais. Mais ces songes vrais il faut les élever à la parole, au langage par un art proche de celui du devin ou… de la sage-femme. Un art d'interprétation critique. Il faut donner un langage, une formulation à cette présence/absence du savoir en nous et ceci va être l'enjeu de la théorie de la réminiscence. On va donc changer de plan et de style d'analyse.

 

La théorie de la réminiscence est présentée comme une connaissance par ouï-dire, une opinion reçue qui mérite d'être tenue pour belle car elle provient « d'hommes aussi bien que de femmes qui savent des choses divines » (bas p. 152). Ce discours portant sur ladite réminiscence relève du mythe, mais ce mythe ne manque pas de vérité, "c'est un langage vrai." Cette opinion ancienne mérite d'être tenue pour vraie et bonne. C'est une sorte de songe vrai comparable à l'inspiration des poètes, inspiration effective mais dont ceux-ci sont incapables de rendre compte. La théorie dite de la réminiscence va donc être exposée sur le mode du peut-être ou du sans doute. Ce vieux songe "bel et bon" contient un "logos" qu'il faut savoir entendre et interpréter. Il va permettre de donner une expression sensée à une inconscience muette. Ou plutôt il va permettre de donner une interprétation de ce songe se rapportant aux origines du savoir. Rêves, délires, enthousiasmes poétiques et prophétiques participent également du vrai et énoncent des vérités qui sont difficiles à interpréter mais qui n'en restent pas moins raisonnables. Affleure ici le fond peu ou prou mythique du platonisme où se déploie la croyance en l'immortalité de l'âme (voir Le Phédon, dialogue où le mythe de la réminiscence tient une grande place…). Les interlocuteurs du dialogue sont censés partager cette même croyance en l'importance des mythes. L'appel au mythe de la réminiscence (81 a-e) va permettre de montrer qu'il est inexact de dire qu'on ignore ce que l'on cherche. Car on le sait mais sans savoir qu'on le sait. Renversement de position : précédemment Socrate a montré à Ménon que ce qu'il croyait savoir il l'ignorait, il va maintenant lui montrer qu'il sait ce qu'il croit ignorer. Le détour par le mythe s'avère aussi nécessaire que fructueux. L'anamnèse est donc un rapport fécond au savoir mais elle contourne la difficulté rencontrée — la définition de l'essence de la vertu — plus qu'elle ne la résout. Dégageons les principaux traits de cette théorie de la réminiscence. Premièrement elle repose sur l'affirmation de l'immortalité de l'âme opposée à la mortalité du corps : « Ils déclarent en effet que l'âme de l'homme est immortelle. » La mort est le terme d'une certaine vie et non une annihilation. Dans Le Phédon la mort sera un des arguments servant à démontrer l'immortalité de l'âme. Ici il s'agit d'une croyance — religieuse ou métaphysique traditionnelle — impliquant des conséquences importantes au plan théorique et pratique. Pour qu'il y ait réminiscence, il faut que la croyance en l'immortalité de l'âme soit reçue et partagée mais pour qu'il y ait un sentiment de continuité de la vie pensante il faut croire en la circulation des contraires rejetant l'annihilation. Il faut être convaincu que le cercle des générations se poursuit et se conserve par delà la naissance et la mort terrestre des individus. Il y aura un autre Socrate et… un autre Ménon Pour les Grecs pas de passage du néant à l'être ni de l'être au néant (voir ou revoir Le Poème de Parménide…). Il y a pourtant une grande différence entre lĠexposé de la réminiscence dans Le Ménon et dans Le Phédon. Le mouvement dialectique change d'orientation : ce qui dans Le Phédon était l'objet d'une ascension au monde céleste de la contemplation des Idées est ici une descente dans les profondeurs de l'Hadès. La dialectique n'est plus une élévation vers une clarté idéelle et idéale mais une descente aux enfers permettant une remontée à la lumière du jour, mais d'un jour qui reste celui de la caverne et non du ciel des idées. Deuxièmement cette croyance en l'immortalité de l'âme, âme restant une et la même au sein du cycle des générations et régénérations, permet une connaissance totale et intégrale des idées de l'âme : « il n'y a rien qu'elle n'ait appris » (bas p. 153). Le thème de la perfectibilité possible de notre connaissance est ici relié à celui la permanence de la détention des idées au sein du cycle des générations. Conséquence : pas d'innéisme paresseux des connaissances : on n'a pas de science infuse car on ne connaît pas tout d'emblée mais on peut toujours faire reculer notre ignorance et progresser notre savoir en ayant le courage d'apprendre à bien relier entre elles les idées dont nous disposons toujours. Ce mythe est décisif : on ne peut saisir l'imperfection de nos prétendues connaissances actuelles que parce qu'on a dans notre âme une idée vraie de ce que serait une connaissance parfaite. (Même démarche dans l'éthique spinoziste… il faut au moins partir d'une idée vraie pour progresser intellectuellement et pratiquement.) Conséquence : on n'est pas capable immédiatement de définir complètement et exactement la vertu mais on est capable de dire si telle ou telle définition de la vertu est recevable ou non. Le savoir et le savoir du savoir sont tributaires d'une croyance en la permanence des idées de l'âme au sein du cycle des générations. Ce cycle des générations et cette permanence de l'âme permettent en droit une connaissance totale et intégrale : « il n'y a rien que l'âme n'ait appris » comme le remarque Monique Canto-Sperber dans la note 122, page 258. Tout le style du passage de ce texte platonicien laisse penser que Socrate expose une conception qui lui est propre même si elle est inspirée par les dires des prêtres et des prêtresses. Se prépare et se précise ici la théorie platonicienne des idées et la théorie de la contemplation des idées par l'âme; idées qui sont au delà du monde sensible mais qui l'éclairent et permettent de le connaître. La longue citation qu'on attribue généralement à Pindare n'est pas une digression comme on pourrait le croire. Les âmes purifiées sont restituées lors de leur neuvième année et remontent "vers le soleil d'en haut", non pas celui qui brille dans le monde placé au dessus d'elles, cĠest-à-dire le soleil du monde sensible qu'elles ont quitté des yeux, mais le soleil des justes qu'est l'idée du bien qui permet une meilleure réincarnation desdites âmes sélectionnées pour leur bonne tenue lors de leur vie terrestre. On ne confondra pas le soleil visible et son père idéal : l'idée ou forme du Bien. Mais alors que dans La République on atteint le deuxième soleil par une ascension au ciel des idées suivie d'une redescente de l'âme dans un corps vivant dans le monde terrestre, dans Le Ménon, c'est la descente de l'âme aux enfers, dans lĠHadès, qui va rendre possible une contemplation des idées par elle, encore faut-il que l'âme en question se soit purifiée et qu'il s'agisse de l'âme dĠun héros. On devine aisément que ce ne saurait être l'âme d'un Ménon… Mais alors que dans Le Phédon, dialogue qui contient également le rappel de la théorie de la réminiscence, c'est la spéculation qui permet de contempler le bien comme le miroir permet de contempler indirectement une éclipse de soleil sans perdre la vue ici, dans Le Ménon, c'est l'âme qui sert de médiation à la pensée pour contempler les idées, les réalités essentielles. Dans Le Ménon les "chefs" sont nommés "héros" quand ils sont descendus aux enfers, qu'il y ont vu les biens qui s'y trouvent et qu'ils sont remontés sur la croûte terrestre. Ménon nous expose un monde renversé et Ménon restera de ce monde renversé qui est celui de l'opinion, de la doxa. Troisièmement, développement de l'idée d'une recherche de la nature nécessaire mais interminable : « En effet toutes les parties de la nature étant apparentées et l'âme ayant tout appris, rien n'empêche donc quĠen se remémorant une seule chose, ce que les hommes apprennent précisément "apprendre" , on ne redécouvre toutes les autres. » (p. 153). Non seulement le sentiment de l'évidence est un sentiment de reconnaissance du vrai mais encore et surtout on peut passer de la partie au tout et former du même coup une association de réminiscences. En effet, l'ensemble de la nature étant apparenté, si on prend conscience d'une partie de ce que l'on est ou a été on peut prendre conscience de tout ce que l'on sait et de tout ce que l'on peut savoir sans en avoir pris d'abord conscience. On devient ce qu'on est, on se délivre des opinions des autres qui nous rendent étrangers à nous-mêmes et ce en récupérant tout ce que l'on peut savoir. Rien n'empêche notre réinsertion compréhensive dans le cosmos sinon le défaut de courage et la mollesse encouragée par l'argumentation sophistique. Tout notre futur est commandé par un certain passé. Souvenons-nous de la formule de Pindare : « Puisses-tu, apprenant, devenir ce que tu es. » L'aventure de la recherche de la connaissance qui est celle de toute une vie est longue comme un voyage dans le temps et l'espace qui nous ramène à ce que l'on est vraiment. Conclusion : « Il ne faut donc pas se laisser persuader par cet argument éristique. En effet il nous rendrait paresseux et chez les hommes ce sont les indolents qui aiment à l'entendre, tandis que l'argument que j'ai rapporté exhorte au travail et rend ardent à chercher. » (p. 154). Il faut surtout noter que la réminiscence a une vertu épistémologique mais surtout protreptique : par ses exhortations elle prépare à la sagesse. L'argument de la réminiscence procède de la vertu de courage et encourage une telle vertu. De fait il faut croire à la vérité pour la rechercher. Ce "il faut" indique une nécessité catégoriale et catégorique Il faut commencer par croire en la vérité pour échapper au cercle éristique et mener la vie la plus droite et la plus pieuse qu'il est possible. Cette théorie de la connaissance normée par la recherche de la vérité débouche sur une éthique de la connaissance. C'est la croyance en une possible atteinte de la vérité qui explique et fonde la persévérance dans la recherche de la vérité. Platon ne cache pas quĠil esquisse ici une théorie de la recherche de la vérité qui se déploie en prenant en compte la dimension éthique d'une telle recherche. Cette croyance au mythe de la réminiscence implique une éthique de la connaissance qui à son tour garantit la droiture de la recherche de la vérité. Connaître pour connaître n'a pas de sens, raison pour laquelle la question de la connaissance d'une essence prend pour objet privilégié de recherche : la vertu. Platon ne dissimule donc pas que c'est sa croyance éthique — rôle directeur et normatif du bien — qui fonde son attachement à la recherche du vrai et entretient sa foi épistémologique. Il s'en suit que l'ignorance sceptique des Sophistes et l'entretien du non-savoir par les sceptiques est intenable et invivable pour un homme qui cherche à savoir et à savoir comment vivre. La connaissance est non seulement un fait humain dont il faut rendre raison mais surtout ce fait ordonne l'action droite puisqu'il faut agir en connaissance de cause. Le scepticisme épistémologique rejoint le scepticisme éthique. Il faut que la vertu ne soit pas rien et qu'elle ait de la consistance et de la valeur pour guider nos pensées et nos actions. La croyance en la réminiscence est une nécessité et un devoir; de même que la croyance en l'immortalité de l'âme est une nécessité et un devoir. Certes cette croyance ne fournit pas ipso facto des connaissances pas plus qu'elle ne produit des actions droites. La théorie de la réminiscence n'est pas un innéisme paresseux de la science infuse. Mais elle est un fondement à la fois théorique et pratique, il faut éclairer ce qu'il en est de la vertu si on veut agir vertueusement. Le point de départ de toutes connaissances est sans doute dans les sens et dans les opinions mais ce sont les idées ou formes que l'âme a contemplées, contemple et contemplera qui fondent notre savoir et notre comportement. Ceci explique que lorsqu'on connaît on a l'impression de se ressouvenir et que lorsqu'on agit droitement on a le sentiment de se régler sur ce qu'on a toujours su devoir faire. Croire en l'anamnèse et croire en l'immortalité de l'âme relève dĠun même devoir de l'âme en quête du vrai et du bien.

Conclusion. La réminiscence est un mythe — revisité par Platon, qui traite du mystère des origines de la connaissance vraie et de l'action droite. Texte aussi étonnant que mystérieux où la raison fait appel à l'imagination et à la mémoire. LĠexamen dialectique, très serré, avait jusqu'alors échoué ; le détour par le mythe fournit un nouveau point de départ à notre enquête et encourage et soutient la pensée dans la recherche du vrai et du bien. Certes le détour par le mythe et le rappel de vieilles croyances introduit un élément qui apparaît irrationnel mais, paradoxalement, cet élément va être source de rationalité. Le mythe est attribué à des inspirés plus poètes que philosophes mais la raison peut naître au sein du mythe et n'être pas contradictoire avec le mythe. Le dialecticien qu'est Socrate va montrer que le mythe n'est pas sans raison et il va faire un usage pédagogique productif dudit mythe. Dans ce discours inspiré de Socrate la raison devient en quelque sorte sa propre origine car elle efface peu à peu son acte de naissance mythique en lui trouvant ses raisons. Ainsi est apportée une réponse détournée au dilemme sophistique sur l'acte de connaître.. et son impossibilité. Finalement il faut comprendre que la raison ne peut naître que de la raison, même si cet engendrement s'énonce de manière poétique et religieuse. De fait il n'y a pas d'origine simple et immédiate du savoir pas plus qu'il n'y a de progrès simple et aisé du savoir. Ceci explique qu'il va falloir rendre raison du mythe en enchaînant l'opinion, ou plutôt les opinions, pour en faire un savoir solidement enchaîné. Dans cette belle histoire, la raison énonce et écoute sa propre genèse d'une façon amusée mais d'une oreille critique. L'ironie socratique est à lĠœuvre et le doute porte sur le mythe de la naissance de la raison. Reste que le mythe de la naissance de la raison doit être conforme aux exigences de la raison. Aussi ce que l'âme humaine a appris dans une vie antérieure, cĠest-à-dire à former un système, un enchaînement de vérités, a pour résultat qu'à partir d'un seul souvenir vrai on peut retrouver les autres et l'enchaîner aux autres. Dans le monde intelligible comme dans le monde sensible, les rapports décisifs sont des rapports de parenté. La raison est affaire d'enfantement des âmes, dira Platon, et d'enchaînement des vérités, dira Leibniz.

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Leçon 3 - La solution au problème du savoir : mise en œuvre de la théorie de la réminiscence à travers l'interrogation du petit esclave de Ménon

L'enjeu du texte, c'est la vérification de la valeur accordée à la théorie de la réminiscence au travers d'une démonstration qui porte sur un exemple mathématique mais qui est plus d'ordre psychologique que mathématique. Vérification et non démonstration car non seulement la théorie de la réminiscence est énoncée sur le mode du ouïe dire et du "peut être" mais encore et surtout l'interrogation du petit esclave par Socrate ne consiste pas à lui donner une leçon de mathématiques mais est une simple construction géométrique s'adressant autant à la vue qu'à la raison. Ne perdons pas de vue que le MénonÏ, comme tous les autres textes de Platon, distingue soigneusement l'opinion vraie de la science. C'est dans le cadre de l'établissement d'une opinion droite qu'il convient d'interpréter la réminiscence qui a ici une portée pratique dans le développement du dialogue. Le dialogue porte sur la vertu et sur son enseignement et non sur la science. Le Ménon n'est ni Le Phèdre ni Le Théétète. Ici le mythe de la réminiscence vise à montrer qu'il y a chez tout homme des opinions qui se révèlent conformes à la vérité et équivalentes à la science d'un point de vue pratique. Il est clair que ces opinions droites ne sont pas semblables à la science et seule la science peut les fonder en raison. Pas de vrai savoir sans une réflexivité de la compréhension de ce qu'on tient pour vrai. Or, ni le petit esclave ni Ménon ne s'élèvent à cette réflexivité permettant de fonder en raison ce qu'on énonce. Les opinions vraies ne sont pas ici confrontées à la science mais sont seulement un point d'assurance permettant de corriger l'illusion d'un savoir immédiat. Le dépassement de l'opinion est thématisé et réfléchi dans des textes comme La République ou Le Phédon mais ici Socrate fait référence à la science pour nous préciser ce que signifie "apprendre" et pour nous montrer en quelle façon une opinion peut être vraie. Or seule la science fondée sur des principes rationnels permet de distinguer avec assurance une opinion fausse d'une opinion vraie. Il faut donc distinguer soigneusement deux démarches. Une première démarche qui dévalorise l'opinion en tant que telle car savoir c'est savoir qu'on sait et pouvoir démontrer que ce qu'on sait est vrai. Tandis que l'opinion vraie ne porte pas en elle le critère de sa propre vérité et ne nous permet donc pas de garantir qu'elle est vraie et non fausse. Mais une seconde démarche vient réhabiliter l'opinion vraie d'un point de vue pratique et la science peut montrer après coup comment et pourquoi certaines opinions sont vraies. C'est un peu dans la même perspective que la sixième méditation métaphysique de Descartes réhabilite pour finir les sens et l'instinct lorsqu'il s'agit de vie quotidienne sans que l'enseignement de la vie puisse être comparé avec la connaissance scientifique proprement dite. La saisie et lĠénoncé de quelques évidences ne tiennent pas lieu de science. Raison pour laquelle la mobilisation et la réhabilitation de l'opinion vraie dans le dialogue socratique doivent être prises avec prudence. Il reste que des mythes et des constructions géométriques peuvent être utiles et que les honnêtes gens qui ne sont ni des sages ni des savants n'en sont pas moins vertueux à leur façon. Le développement qui suit l'appel à la théorie de la réminiscence est donc moins un exemple de maïeutique socratique réussie qu'une démonstration psychologique et non mathématique montrant qu'on peut construire une figure géométrique sans être à proprement parler géomètre. On a des notions de géométrie sans avoir appris la géométrie et on peut savoir tracer une figure sans savoir démontrer un théorème. Il y a loin du percevoir au concevoir et du concevoir au démontrer. On va donc avoir affaire ici à une expérience de psychologie de la connaissance plutôt qu'à une démonstration scientifique. Le questionnement réglé et les réponses corrigées débouchent seulement sur une opinion droite. L'objet de l'expérience a pour sujet un petit esclave qui de par sa condition est ignare en géométrie. Cet intermède mathématique n'est convoqué que pour montrer ce qu'il en est de l'origine d'un savoir. On n'a pas affaire à une démonstration mais à une construction géométrique qui s'adresse autant au regard qu'à l'entendement. Et cette construction va valider la pertinence de l'appel à la théorie de la réminiscence. On a donc affaire à une sorte de maïeutique sauvage montrant qu'en un sens ont peut savoir un peu de géométrie sans avoir appris cette science. Il s'agit donc pour Socrate de vérifier l'utilité du mythe de la réminiscence.

L'interrogatoire du petit esclave est provoqué par une intervention du "rusé" Ménon : « Peux-tu m'enseigner que ce que nous appelons apprendre est bien une réminiscence ? Peux-tu m'enseigner que c'est bien le cas ? » (p. 154). Situation qui ne manque pas de sel : Ménon demande à Socrate de lui faire ressouvenir ce qu'est le ressouvenir. Comme le précise dans sa note 129 Monique Canto-Sperber, page 261, la thèse qui fait de l'apprentissage une remémoration ne se connaît que si elle est — en tant que fait a priori et non empirique — elle même l'objet d'une réminiscence. Bref, il s'agit de s'aider à se remémorer ce qu'est la remémoration ! Il semble bien qu'on reste sur le terrain de lĠéristique et donc du conflit d'opinions. Ménon en bon élève des Sophistes reste prisonnier de l'habitude consistant à développer des contradictions, contradictions nerfs de la controverse sophistique. Il s'agit d'une reprise, sous une autre forme, du cercle sophistique de la connaissance. À présent il s'agit de montrer ce qu'il en est de la réminiscence, ce qui permet de montrer qu'il est inexact de dire qu'on est complètement ignorant de ce que l'on cherche. On le sait mais sans savoir qu'on le sait. Le détour par le mythe va être profitable. L'exemple mathématique choisi par Socrate n'est pas anodin. D'une part parce que cet exemple de la duplication du carré fait intervenir la diagonale du carré qui est un nombre irrationnel (ici racine de 2). Or cette question des irrationnels est la question par excellence qui préoccupe les mathématiciens grecs de l'époque. Mais, attention, ici le petit esclave n'est pas un géomètre qui s'ignore ; il est seulement l'objet d'une leçon de choses, guidé par Socrate. Le problème soulevé, une construction, est strictement pratique : celui de la duplication d'un carré de deux pieds de côté. Le peu d'exigence dans la construction du problème chez un mathématicien aussi chevronné que Platon est révélateur qu'il s'agit d'une leçon de chose et non d'une leçon de mathématique : « Saisis-tu que ceci est un espace carré ? » Commentaire de Rémi Brague : « La manière dont la question est posée mérite notre attention. Socrate ne demande pas au petit esclave s'il sait que la figure qu'il vient de tracer sur le sable est un carré. Il lui demande simplement s'il reconnaît un carré dans la forme ou figure qu'il vient de dessiner sur le sable est un carré. » Il ne lui enseigne pas ce qu'est un carré dans la rigueur du vocabulaire d'une définition géométrique. Ce qu'est un carré l'esclave ne le sait pas puisqu'il l'apprend quelques instants plus tard en découvrant que ladite figure est composée de quatre côtés égaux. « Dans une surface carrée, ces côtés-ci, au nombre de quatre, sont égaux. » C'est seulement alors que nous passons du sens populaire du carré au sens savant. Le problème devient alors le suivant : comment raisonner juste sur des figures inexactes puisque le carré dessiné sur le sable n'est jamais parfaitement carré. C'est à cette difficulté que va répondre la théorie de la réminiscence. Étudier la duplication du carré n'est pas sans rapport, explique subtilement Rémi Brague, avec la thématique de la réminiscence : il s'agit dans les deux cas de passer du sens populaire au sens philosophique. On se souviendra que dans Le Protagoras, un homme vertueux cĠest-à-dire un homme vraiment homme est décrit comme « carré de mains, de pieds et d'esprit » (339 b c). Le carré, pour un Platon élève des Pythagoriciens, n'est pas une figure quelconque. Par sa régularité et sa simplicité, il est meilleur que le rectangle et apte à servir d'image à la vertu. Le carré est en effet la surface dans laquelle la ligne exerce le mieux son pouvoir de limitation. Aussi Brague commente-t-il ce passage en remarquant que « chercher à résoudre le problème de la duplication du carré c'est chercher à résoudre le problème de la genesis (comment les lignes engendrent-elles une surface…) sans avoir besoin de recourir à un processus par lequel on obtiendrait une figure d'un niveau ontologique moins élevé. Autrement dit la figure doublée doit rester un carré et avoir la perfection du carré. Il s'agit de concilier la genèse de la figure et la régularité de la forme démontrée. La genèse du carré double n'est pas simple comme l'est d'ailleurs toute genèse. » Il est clair que non aidé par Socrate le petit esclave ne trouverait pas la solution tout seul. Ces sont les questions de Socrate qui conduisent le petit esclave à écarter les fausses solutions. C'est en comprenant la fausseté de certaines solutions qu'il fait acte de réminiscence. Finalement c'est Socrate et non le petit esclave qui trouve la bonne solution. Reste que dire vrai et penser vraiment sont deux choses bien distinctes. Il faut penser vraiment ce qu'on dit et non l'énoncer ou le reconnaître indifféremment. Une fois de plus tout se joue dans la formule adverbiale "vraiment" ici, précédemment "justement." L'examen pratiqué par Socrate dans l'interrogatoire du petit esclave ne permet que de mettre au jour une opinion droite. Il retrouve grâce à Socrate une vérité de fait, il n'a pas construit une vérité de raison. Ne confondons pas une vérité de fait qui n'est qu'une construction débouchant sur une constatation et une vérité de raison démontrée à partir d'hypothèses et de définitions préalablement posées et successivement enchaînées selon des lois logiques. Ne perdons pas de vue que la démonstration psychologique s'adresse à Ménon et vise à montrer qu'on sait des choses qu'on croyait ignorer. Le Ménon ne traite pas de la définition de la science et de la place des mathématiques dans la science mais vise à préciser la place et le rôle de l'opinion droite dans la vie vertueuse. Il s'agit de mettre en évidence et d'attester que toute âme est capable de reconnaître une vérité et de la distinguer d'une erreur. Ce qui est important ici ce n'est pas la résolution dĠun problème de géométrie c'est la vérification de l'utilité de la réminiscence qui permet de sortir du cercle vicieux de l'éristique sophistique. Le mythe de la réminiscence et son actualisation dans l'interrogatoire du jeune esclave sont autant d'arguments permettant de repousser l'argument paresseux des Sophistes. On n'a pas encore affaire ici à la dialectique métamathématique de La République mais plutôt à la dialectique sauvage du Socrate historique pratiquant la maïeutique. Ce détour par le mythe permet au dialogue de rebondir et de ne pas s'enliser dans un aveu d'ignorance paralysant. Il y a place, entre l'ignorance naïve et obtuse et la science véritable, cĠest-à-dire démonstrative et non descriptive, place pour l'opinion droite. Par sa médiéteté cette opinion droite permet d'éclairer en retour la valeur de la réminiscence « en montrant le chemin que le garçon a déjà parcouru dans l'acte de se remémorer » ( 84 a, p. 163). L'embarras du petit esclave est désormais analogue à celui de son maître. Embarras qui tient à ce que croire savoir n'est pas encore savoir : « tandis que il ne sait pas, du moins ne croit-il pas non plus qu'il sait. » Il faut d'abord que l'âme prenne conscience de son ignorance et qu'elle cesse de croire savoir pour désirer apprendre vraiment. Il faut que l'âme accède au discours intérieur, celui où elle se pose des questions et cherche à y répondre parfaitement. Il faut transformer l'extériorité de l'opinion droite en l'intériorité d'un vrai savoir. Le petit esclave a accepté de "prendre conscience de son ignorance" et du même coup il est prêt à comprendre que « le fait de l'avoir mis dans la torpeur lui a été profitable » (84 b d, p. 166). Certes le petit esclave n'a pas pu trouver tout seul la bonne réponse aux questions posées mais il a fini par écarter les fausses réponses et trouver la bonne grâce au bon guide socratique. Les bonnes opinions ont été réveillées par le bon enchaînement des questions de Socrate. « Ces opinions ont été à la manière d'un rêve, suscitées en lui. Puis, s'il arrive qu'on l'interroge à plusieurs reprises sur les mêmes sujets et de plusieurs façons, tu peux être certain qu'il finira par avoir sur ces sujets-là une connaissance aussi exacte que personne » (85 c e). Les connaissances que l'esclave pourrait avoir et donc son savoir sont réveillés par le dialogue socratique mais elles ne sont pas immédiatement des sciences à part entière. Elles sont semblables à un rêve aux épisodes bien liés mais elles ne sont pas encore pour l'heure fondées en raison car elles sont incapables de rendre raison de leurs hypothèses en remontant au principe qui les fonde. « Ce rêve dans la doxa de lĠélève, commente Rémi Brague, est à mi-chemin entre l'ignorance et la science. » Le problème rencontré est celui du passage d'une réelle ignorance à un vrai savoir mais un savoir limité et qui sait reconnaître et admettre ses limites. La dialectique seule permet de progresser en multipliant et en corrigeant les questions posées. Répétition dont la progressivité et la fécondité ne vont pas immédiatement de soi. Sans doute faut-il comme ici que la multiplicité des questions consonne avec leur diversité et que la répétition se conjugue avec l'art de varier progressivement les interrogations sur ce qui fait difficulté. Un certain savoir était donc dans l'âme du jeune esclave mais seulement comme un meuble dans une pièce, cĠest-à-dire sous forme de présence immobile qui finit par se faire oublier. Savoir en quelque sorte ignorant de soi. La référence au rêve souligne l'inconscience du savoir en question, l'âme restant aveugle touchant ce qu'elle sait. Du moins le petit esclave de Ménon sait-il ne pas savoir de géométrie alors que Ménon croit savoir ce qu'est la vertu. L'ignorance la plus dangereuse est celle consistant à croire savoir alors qu'on est ignorant. Il faut dĠabord se délivrer du croire savoir. On ne se délivre de cette forme ruineuse d'ignorance qu'en faisant correspondre au non-savoir une non-croyance. C'est ce qui se passe ici dans l'interrogatoire du petit esclave par Socrate. « Et tandis qu'il ne sait pas, au moins ne croit-t-il plus qu'il sait » (84 a). L'effort de réminiscence est le moyen de transformer l'extériorité des opinions droites en lĠintériorité d'un savoir bien lié. Un savoir inconscient de soi doit devenir conscient de soi. « On voit, commente Rémi Brague, que la forme du savoir est ici intimement lié à son contenu : le problème de la duplication du carré est d'abord celui de l'élévation au carré. Pour trouver le carré de surface double d'un de côté il a fallu élever la diagonale au carré. Mais le problème de l'élévation au carré n'est pas sans rapport avec celui qu'on nommera plus tard celui de la réflexion du savoir sur soi-même. Savoir que l'on sait c'est savoir au carré. Seul ce fait de savoir que l'on sait est rationnel, est un vrai savoir. Donc savoir tout court n'est pas un vrai savoir. » Un savoir qui n'est pas réfléchi — porté au carré ! — n'est pas un savoir rationnel mais un savoir irrationnel. Dans la connaissance tout est affaire de reconnaissance. Au logos éristique des Sophistes il faut donc opposer le logos des prêtres et des prêtresses, personnes capables de rendre compte de ce qu'elles énoncent : « Ils s'attachent à rendre raison des choses auxquelles ils se consacrent et qu'ils tiennent. » Le véritable logos est donc un logos réflexif. Le logos des prêtres est en quelque sorte la multiplication de l'âme par elle-même (85 c). Cette multiplication et cette réflexivité sont caractéristiques du langage rationnel. « L'irrationnel, commente Rémi Brague, devient rationnel quand il est multiplié par soi-même. La raison provient de l'élévation au carré de l'irrationnel. Le mythe de la raison est qu'elle provient de lĠélévation au carré de l'irrationnel. Le sens est la torsion sur soi de l'insensé. » La raison n'est pas affaire d'avoir raison mais de rendre raison. On comprend mieux dès lors l'importance de la répétition des questions de Socrate : « C'est la répétition qui donne du sens à ce qui n'en a pas. » La présentation est affaire de représentation. Mais tout ceci est énoncé en langage par trop moderne, prolixe et abscons. Platon, lui, par son art de la bréviloquence, montre silencieusement dans l'alogon la racine du logos. L'exhibition socratique, très réfléchie, vient valider de façon rusée la valeur de la thèse de la réminiscence. « Cette connaissance il la possédait depuis toujours, c'est ce que depuis toujours aussi il savait » (85 c - 86 c). Simplement le savoir du petit esclave est passé d'un état latent et virtuel à un état présent et actif. Il y a eu transformation de l'ignorance en savoir et des opinions en opinions droites. À la fin de lĠinterrogatoire, Ménon dit : « J'ai l'impression que tu as raison Socrate, je ne sais pas comment » (86 b). Et Socrate répond : « Sache que moi aussi, j'ai cette impression Ménon. À vrai dire il y a des points pour la défense des quels je ne m'acharnerai pas trop » (idem, p. 171). La foi au savoir est nécessaire dans la quête de la vérité et, en ce sens, croire en la vérité de la réminiscence permet de savoir en quels sens on sait. Certes la théorie de la réminiscence est mobilisée sans être prouvée et en ce sens sa valeur pratique l'emporte sur sa valeur théorique. Dans Le Phédon, la théorie de la réminiscence a une toute autre portée : les contradictions du sensible forcent la raison à passer de l'opinion à la science, du sensible à l'intelligible. Ici les opinions droites et vraies se révèlent conformes à la vérité et équivalent au savoir d'un point de vue pratique. Mais ces opinions ne sont pas équivalentes à la science d'un point de vue théorique car seule la science peut les fonder rétrospectivement et rationnellement.

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Leçon 4 - La méthode hypothétique des géomètres appliquée au problème initial de l'enseignement de la vertu. Retour à la question initiale : la vertu peut-elle s'enseigner ? (86 c-94 e). Entrée en scène et… sortie de Ménon

Introduction. Le détour par l'exposé de la théorie de la réminiscence et sa vérification par l'interrogation du petit esclave de Ménon auraient dû induire en Ménon une confiance en l'acte de penser et lui insuffler du courage dans la recherche de l'essence de la vertu. Or il n'en est rien. La question va être reprise (la vertu peut-elle s'enseigner ?) sans que, Ménon restant égal à lui même (le nom de Ménon renvoie à menein = demeurer), le dialogue reprenne avec assurance sur des bases solides. Ménon, qui n'a pas compris l'intermède précédent, ne veut pas examiner la question préliminaire, celle de l'essence de la vertu. Il s'obstine à vouloir répondre à la question sophistique initiale portant sur l'enseignement ou non de la vertu. D'où ses paroles suivantes adressées à Socrate : « J'aimerais t'entendre dire s'il faut aborder la recherche en considérant que la chose elle même s'enseigne ou si c'est par nature ou d'une autre façon que la vertu se trouve en l'homme. » (86 c, p. 172). Cette question reprend pour ainsi dire dans les mêmes termes la question initiale. Avec Ménon, faute d'intelligence on ne progresse pas. La question des qualités de la vertu (naturelle ou enseignable) est confondue avec celle de sa nature ou essence. Ménon ne possède pas l'esprit philosophique, condition du progrès d'un dialogue socratique. De Socrate il n'attend qu'une confirmation de sa propre opinion sur la vertu. Socrate cède néanmoins à la requête de Ménon car il le sait « incapable de se maîtriser » (86 d, p. 172) 7et soucieux « d'exercer son autorité sur lui » (idem). Esclave de ses préjugés et de ses prétentions, Ménon est incapable de procéder méthodiquement dans la recherche catégoriale et catégorique de l'essence de la vertu. Socrate va donc procéder indirectement à la manière des géomètres grecs qui posent des hypothèses et en tirent les conséquences requises jusqu'à ce que les conséquences soient conformes à ce qu'on cherche à démontrer. L'argumentation dialectique va donc partir d'une hypothèse clairement formulée à défaut d'être une certitude assurée et partagée. Tout repose ici sur le choix d'une bonne hypothèse de départ. « Puisque nous ne savons dire ni ce qu'elle est ni quoi que ce soit d'elle nous allons examiner en faisant une hypothèse, la question de savoir si elle s'enseigne ou ne s'enseigne pas » (87 b, p. 173). La question se précise alors sur le mode hypothétique : « parmi les réalités qui se rapportent à l'âme de quel genre doit être la vertu pour qu'elle puisse sĠenseigner ou qu'elle ne le puisse pas ? » On va ensuite étudier les conséquences de l'hypothèse. L'éducation en question n'est possible que si la vertu est une science, une connaissance à part entière et non pas, comme le croit la conscience populaire, une qualité individuelle propre à certains grands hommes. Le terme de science, épistémè, se dégage ici de son sens premier comprenant d'abord les techniques et le savoir-faire pour désigner une connaissance pleinement rationnelle. La vertu se rapporterait dans ce cas à l'âme et participerait de la raison. La vertu ne peut s'enseigner que si elle est affaire de connaissance.

Commentaire suivant l'analyse dĠYvon Lafrance[2]. La vertu est science (donc elle s'enseigne). La vertu est un bien, ce qui suppose une forme de science dudit bien. Tout bien utile suppose donc la science du bien en question. La vertu s'enseigne donc bien. La majeure de ce raisonnement syllogistique est hypothétique. Nul bien qui ne soit dans la science. Réorientation de la pensée de Platon par rapport à la pensée populaire, plus de transmission directe et sans effort de la vertu par la simple fréquentation de quelques hommes de bien. Mais nécessité d'une recherche d'un idéal de vertu se transmettant par la pensée pure. Affirmation intellectualiste à examiner car purement hypothétique ici. Il faut donc commencer par la mettre en doute. Mais pour vérifier que la vertu est science Socrate doit d'abord vérifier que la vertu est un bien et qu'elle est utile. C'est ce qu'il fait tout d'abord en remarquant les points suivants. a) « C'est grâce à une vertu que nous sommes bons » (87 d), b) « Tout ce qui est bon est utile » (87 e, p. 175), c) « la vertu est nécessairement chose utile » (haut p. 175). Il devra ensuite vérifier que tout bien utile suppose la science. D'où un raisonnement inductif portant sur les différents biens : a) les biens du corps et les biens de l'âme sont parfois utiles, parfois nuisibles (87 e - 88 a, p. 175-76). b) les biens sont utiles lorsque on en fait une utilisation correcte. En clair le bon usage de ces biens conduit au bonheur si la raison en est le guide (88 c, haut p. 175). Dans le cas contraire ces biens nous sont inutiles et nous rendent misérables. c) tout usage rationnel suppose la science. (88 c- 88 e, p. 178). En suivant ce raisonnement « l'utile ne peut être que raison »,  d) donc tout bien utile suppose la science de ce qui est bon. On a alors le syllogisme suivant. La vertu est un bien. / Or tout bien suppose la science. / Donc la vertu suppose la science. Ce raisonnement autorise Socrate à rejeter la possibilité de la vertu comme don de la nature. « Les êtres bons ne sauraient l'être par nature » (89 a, bas p. 178). Mais on ne saisit toujours pas pourquoi la vertu ne pourrait pas être à la fois don de la nature et objet d'enseignement. Socrate doit donc procéder à l'élimination de la possibilité que la vertu soit un don de nature, comme s'il s'agissait d'une possibilité contradictoire avec l'autre position : elle est objet d'enseignement. En réalité Socrate ne le démontre pas ici mais il semble bien que pour Platon la vertu relève bien d'un don naturel et qu'elle se réfère à une qualité distinctive et instinctive. De ce fait elle s'opposerait à tout ce qui est acquis et artificiel et donc conventionnel. En montrant que la vertu est science Socrate serait autorisé à nier qu'elle soit un don de la nature,  même si Platon reconnaît souvent par ailleurs que quĠil y a des natures humaines bonnes et d'autres mauvaises. Le raisonnement hypothétique vaut aussi bien pour les biens de l'âme que pour les biens du corps. Ce raisonnement repose sur l'assimilation de la vertu et du bien, ce dernier étant considéré comme l'utile. Raisonnement qui s'appuie sur l'enseignement socratique selon lequel la vertu est affaire de science. On aurait donc ici une conception intellectualiste de l'action éthique : la bonne action est subordonnée à la connaissance de ce qui est bon pour l'homme. Tous ces points sont affirmés ici sans être vraiment éclaircis. Assimilation problématique du bon et de l'utile; subordination problématique de l'action à la connaissance. La révolution socratique consistant à concevoir l'objet de l'action comme un objet de science. Il y a pour Socrate une science de l'action droite et elle ne relève pas de l'expérience mais de la vérité. D'où l'importance centrale de l'âme chez l'homme et dans sa conduite. « Chez l'être humain toutes choses dépendent de l'âme » (89 a, p. 178 haut). Ce qui compte et ce qui vaut c'est moins la nature de l'âme que l'exigence de valeur éthique qui entraîne l'affirmation de l'âme comme partie centrale et directrice de l'homme. L'âme traduit pour ainsi dire la vocation naturelle de l'homme à chercher la sagesse. La vertu n'est donc pas un don naturel. « Les êtres bons ne sauraient l'être par nature » (89 a, p. 178). En effet, dans ce cas l'homme serait prédestiné dès sa naissance à la vertu ce qui est contraire à l'expérience. Cette éthique naturaliste est également critiquée dans Le Gorgias : de la nature, de la phusis, Calliclès sait seulement dire qu'elle est lĠantithèse de la loi, du nomos. Or, subitement, le doute surgit : « Mais que la vertu soit connaissance n'avons-nous pas de bonnes raisons d'en douter ? » (89 d). En effet si la vertu est une science elle doit, comme toute science, avoir des maîtres et des élèves. « N'est-il pas nécessaire qu'il y ait à la fois des maîtres qui l'enseignent et des élèves qui l'apprennent ? » (raisonnement critiqué dans d'autres textes par Platon : voir la note 227 de Monique Canto-Sperber, p. 292). Or toute la vie et l'activité philosophique de Socrate consiste à montrer que les authentiques maîtres de vertu sont introuvables à Athènes puisque ni les Sophistes, ni les honnêtes gens ne peuvent enseigner vraiment la vertu. Comme le sont les arts et les techniques populaires qui sont rarement fondés en raison et qui abritent en leur sein des charlatans. Voir Le Gorgias : 455 b et suivantes. Un des objets du Gorgias c'est précisément de distinguer les arts véritables des procédés empiriques. Le propre d'un art véritable, c'est de se guider sur des raisons fondées sur la nature des choses et sur la connaissance de leurs causes. D'où la distinction, dans Le Gorgias, entre les arts authentiques et les pseudo-arts. On ne confondra pas la médecine et la gastronomie. D'où la distinction entre les arts de la flatterie et les arts authentiques, les arts de la flatterie n'étant que la contrefaçon des arts véritables. Les arts authentiques comme la médecine choisissent parmi les besoins ceux qui doivent être satisfaits et ceux qui doivent être écartés, ceci en vue d'atteindre le meilleur qui est affaire de sagesse et non de vains plaisirs. Les pseudo-arts et les techniques inauthentiques et fallacieuses sont subordonnés à la satisfaction de nos vains désirs et ne font pas le tri entre eux et nos authentiques besoins naturels. Toute une partie de l'enseignement socratique consiste donc à rappeler que les maîtres de vertu sont introuvables et que toutes les techniques ne sont pas d'authentiques techniques. Quelle est donc la conclusion de ce raisonnement hypothétique ? Une conclusion paradoxale : l'éducation n'est possible que si la vertu est urne science mais les maîtres enseignant ladite vertu sont introuvables. Il y a de bonnes raisons pour douter de la capacité des honnêtes gens et des Sophistes à enseigner la vertu. D'où le problème suivant : doit-on oser dire que la vertu n'est pas une science ? Dans ce cas, c'est remettre en question la thèse socratique et l'enseignement socratique. Faut-il dire alors que la vertu n'est qu'une opinion droite ? qu'elle n'est qu'une opinion vraie ? On sait déjà par le passage ou le détour sur la théorie de la réminiscence que la vertu est très semblable à la science sans pouvoir s'identifier à elle. Cette valorisation nécessaire de l'opinion droite doit-elle être prise au sérieux ou doit-elle être prise ironiquement ? L'opinion droite ne valant alors que pour des hommes tout juste capables de réfléchir au niveau de l'expérience commune. Il faut donc mettre à l'épreuve l'hypothèse de la vertu comprise comme science du bien ; mise à l'épreuve par les conséquences, qui est marquée par l'entrée en scène d'un nouveau personnage : Anytos. Mais déjà on peut recenser les points faibles de ce raisonnement hypothétique : 1) La notion de bien est employée de façon très ambiguë tout au long du dialogue avec Ménon. En effet on n'en considère qu'un aspect ou une conséquence secondaire : son utilité pour l'homme. Si le bien est utile au sens vulgaire on conçoit qu'on puisse défendre et surévaluer l'opinion droite et vraie par rapport à l'opinion commune et fausse. Mais si par contre le bien est l'utile au sens fort il s'identifie à la science même et à la sagesse. 2) Même ambiguïté en ce qui concerne les notions de savoir et de science. Au sens platonicien indéterminé la vertu est un savoir quelconque et autant savoir dire que savoir faire. En ce sens la caractéristique essentielle est bien la distance qui sépare le maître de l'élève. Mais on reste en ce cas au niveau de l'opinion établie et de l'empirisme. Par contre la science, au sens fort et propre, c'est une sagesse qui peut rendre raison d'elle-même car elle sait qu'elle vise toujours un bien transcendant les petits et les faux biens. Tous ces glissement de sens non contrôlés dans l'entretien expliquent la difficulté qu'on a à interpréter Le Ménon et surtout sa fin. Quelle signification et quelle valeur doit-on attribuer à l'opinion droite ?

Il faut donc vérifier l'hypothèse de la vertu-science par ses conséquences ; vérification marquée par l'arrivée inattendue et l'entrée en scène dĠAnytos. « Tiens voici que justement maintenant, Ménon, au bon moment Anytos, oui, celui-là, est venu s'asseoir à côté de nous : associons-le à nôtre recherche ! » (89 d, p. 180). Anytos est un riche tanneur, « un démocrate sincère », un vieillard respecté à Athènes. Mais au nom des traditions c'est surtout un adversaire résolu des Sophistes et celui qui sera un des accusateurs dans le procès de Socrate. Il incarne ici un respect scrupuleux et borné de la tradition et un adversaire de toute nouveauté. Il a une haine violente des Sophistes et il ne veut pas entendre parler d'eux. Pour lui pas d'autre maître de vertu que la cité elle-même, pas de meilleure éducation que la fréquentation des nobles et honnêtes vieillards. C'est Socrate qui va faire les présentations en offrant un bouquet de fleurs et d'épines… Anytos est le fils d'un Athénien, un riche cordonnier ou tanneur ayant acquis « ses richesses par son savoir et sa diligence ». Le fils a repris les affaires du père sans avoir les qualités de son père. Selon Rémi Brague (pages 222-223) le métier de cordonnier n'a rien d'anodin et renvoie sans doute à Cléon qui dans une comédie d'Aristophane incarne un personnage ridicule : « Anytos pourrait bien être dans la comédie socratique l'équivalent du personnage de Cléon dans le théâtre d'Aristophane. » Hommes du peuple, ils sont naturellement démocrates et démagogues. Il parle avec assurance mais fait preuve d'inintelligence. « Anytos semble s'y connaître en matière de stupidité de première main. Tout son portrait est une charge ironique ! ». Il incarne — comme Cléon — la bêtise et l'inculture, toutes deux désignées en grec, par les termes d'amathia. C'est lui pour reprendre l'image de Brague qui « va avoir la peau de Socrate ». Ce qui est avéré, c'est qu'aux yeux du peuple athénien Anytos est un homme comme il faut, un homme bien élevé et bien éduqué ayant une position sociale raisonnable et une position politique enviable : « il occupe des charges importantes dans la cité en particulier celle de stratège ayant en charge le ravitaillement. » Assez borné, Socrate va être obligé de lui "arracher" certaines réponses. Réponses sous formes "d'aboiements" quand il est mécontent et en colère. Bref, on a affaire à une sorte de "chien de garde" de la démocratie athénienne. Il sent confusément que les Sophistes, et pour lui Socrate est une nouvelle sorte de Sophiste, sont les principaux responsables de la décadence des mœurs de la cité athénienne. Imbu de l'esprit de sérieux il n'y a pas de problème pour lui, il n'y a que des solutions ! Cet homme sûr de lui et borné est dangereux car pour lui il y a de lĠindubitable et cet indubitable il ne faut pas y toucher car il est sacré. En clair : la cité serait perdue si on se mettait à discuter de la vertu au lieu de la pratiquer. Discuter des valeurs c'est leur faire perdre toute valeur. Il ne voit pas quelle est la situation athénienne : lĠapparition des Sophistes à Athènes et les questions de Socrate dans Athènes suffisent à montrer que la communauté athénienne n'est plus la communauté traditionnelle. Les conservateurs sont voués à une politique réactionnaire condamnée à l'échec. Anytos ne voit pas que le mode de pensée traditionnel a déjà fait naufrage et qu'il appartient au passé. Pour l'heure Anytos s'inquiète de voir son fils attiré par les palabres socratiques et détourné du même coup de la manière traditionnelle de penser de son père. Cet homme d'ordre ne se pose pas de questions et a pour réponse l'obéissance aux traditions. La présence dĠAnytos est significative et importante car comme le note Rémi Brague « avec Anytos c'est la démocratie athénienne en personne qui vient sĠasseoir et siéger comme pour tenir un tribunal, en une sorte d'anticipation du procès de Socrate ». Le dialogue entre Socrate et Anytos s'engage en se plaçant sur le terrain de l'expérience commune : le savoir est ce qui peut s'enseigner ou plutôt, vu ce qui précède, ce dont on peut se ressouvenir. Pour vérifier que le savoir peut s'enseigner, Socrate part de l'existence de fait de différents arts ou techniques qui s'enseignent et se transmettent de père en fils et de maître à disciple. En clair, si Ménon veut devenir un bon médecin, il faut qu'il s'adresse aux médecins ; s'il veut devenir bon cordonnier aux cordonniers. Dans cette perspective il faudrait reconnaître qu'en matière de vertu comme ailleurs il y a des maîtres et des disciples. C'est parce que l'art de la médecine n'est pas un pur empirisme réductible à un ensemble de recettes routinières qu'il est enseignable. Seul celui qui sait peut enseigner ce qu'il sait à l'ignorant qui ne sait pas. C'est le savant médecin et non le charlatan qui peut enseigner la médecine. En matière d'art ou de technique, c'est toujours au spécialiste dans ladite matière de l'enseigner. Pour Socrate, chaque art est à la fois logos et praxis. Et le propre de l'homme de l'art c'est qu'il peut répondre de sa démarche et communiquer sa manière de faire méthodique. En effet le propre d'un art véritable cĠest d'être fondé sur des idées ou notions fondées sur la nature des choses en question et sur la connaissance des causes effectives des choses en question. Après cet "échauffement dialectique" on en vient à la vraie "course dialectique" : à qui faut-il s'adresser pour acquérir ce savoir et cette vertu « qui permettent aux hommes de bien gouverner leurs maisons et leurs cités, de rendre un culte à leurs parents, de savoir comment accueillir, de façon digne d'un homme de bien, citoyens et étrangers et comment prendre congé d'eux » ? (90 e, p. 183). Une fois de plus, la vertu est affaire de savoir vivre et comprise dans son sens de bien vivre et même d'excellence dans le bien vivre. Cette vertu est indissociablement sociale et politique, individuelle et collective. C'est le rappel d'une exigence éthique première sur laquelle Socrate et ses adversaires peuvent s'entendre. Mais vers qui se tourner sinon vers ceux, les Sophistes, qui font profession d'enseigner, moyennant salaire, un tel savoir positif fort utile à tout jeune citoyen grec qui veut accéder aux plus hautes charges dans la cité ? On notera ici la confusion entre sophistes et orateurs. Dans cette perspective les maîtres vers qui se tourner seraient, par exemple, Hippias, Prodicos ou Gorgias. Aux yeux de l'opinion, le salaire qu'ils demandent pour transmettre ce savoir serait le gage de leur compétence : le plus savant est celui qui fait payer le plus cher ses interventions. En fait, l'opinion ne mesure pas la tromperie suivante, dénoncée par Le Gorgias. Les Sophistes sont des maîtres aliénés à leurs élèves car la réputation des Sophistes ce sont leurs élèves qui la leur donnent et, réciproquement la réputation des élèves des Sophistes ce sont les Sophistes qui la leur donnent. Effet de miroir et jeux d'illusion vont de pair. Mais alors comment douter de l'art des Sophistes qui ont un si grand succès dans la cité ? Raisonnement et plaidoyer pro domo de la sophistique : les arts sont affaire d'expérience et l'expérience valide le succès des arts pratiqués par lesdits Sophistes. Anytos fait sien ce raisonnement se déployant au niveau de l'opinion commune et validant la réputation de ces hommes importants. Nul ne saurait nier le succès de fait des Sophistes et le triomphe des valeurs nouvelles propagées par lesdits Sophistes. Mais en réalité l'enjeu du débat n'est pas perçu par Anytos. L'enjeu c'est la place et la fonction de la rhétorique et de la sophistique au sein au sein de la cité où elles prétendent avoir une utilité première. Question socratique : ces disciplines sont-elles vraiment utiles ? La réponse socratique s'engage par une distinction entre arts authentiques et pseudo-arts. Alors que les premiers reposent sur une expérience réelle fondée en raison les seconds, sans contenu ni validation, sont des arts de flatterie sans véritable contenu. Anytos répond en éructant le mot d'ordre réactionnaire : chassons ces étrangers malfaisants de la cité athénienne car ces beaux parleurs fort dangereux subvertissent la jeunesse athénienne. Pour Anytos lesdits Sophistes provoquent « la peste et la destruction de ceux qui les fréquentent » (bas p. 183). Argument ad hominem coupant court à toute discussion. Peu importe qui sont les Sophistes, chassons-les de chez nous ! Pour un Anytos, sophistique et philosophie sont également affaire de bavardages vains et dangereux. Vains et inutiles parce que les vertus s'enseignent auprès des hommes vertueux ; dangereux parce que ces discours ruinent le respect dû aux valeurs établies et aux anciens. Repli obligé sur la conscience éthique traditionnelle : apprenons à imiter et à respecter les actions de nos anciens. « Qu'ils aillent retrouver n'importe quel Athénien, homme de bien, il y en a pas un qui ne le rendra meilleur que ne le feraient les Sophistes pourvu qu'il veuille bien écouter ! » (p. 186). Obéissons aux traditions et imitons nos grands Anciens. La situation se développe ici à front renversé. Les Sophistes, des maîtres de vertu : argument proposé par Socrate et écarté par Anytos. Les honnêtes gens sont des maîtres de vertu, argument proposé par Anytos et refusé par Socrate. Le refus ou la critique de Socrate se trouvent développés par une argumentation semblable à celle qu'on trouvera dans Le Gorgias. Les hommes jugés les meilleurs par leurs concitoyens, "les grands hommes" ne sont pas parvenus à transmettre leurs vertus à leurs propres enfants et pas davantage à leurs concitoyens. Ajoutons que, en règle générale, les fils valent rarement leur père et les élèves leurs maîtres. Les fils de Périclès, de Thémistocle, d'Aristide, de Thucydide ont reçu une bonne éducation sans jamais valoir leurs pères et témoigner de la même vertu. « De fait, force est de conclure, semble-t-il, que la vertu ne s'enseigne pas » (94 c, bas p. 190). Plus grave encore : c'est dans l'éducation manquée que se manifeste l'insuffisance d'une nature égale à elle-même, nature qui n'a pas pu ou pas su s'élever au rang de la nature paternelle. « On ne saurait accuser la nature de son fils d'être mauvaise » (93 d, p. 188). Faute de bons pères et de bons maîtres, la décadence de la cité semble être inévitable. Cette décadence semble moins être celle de la nature humaine que le produit d'un défaut d'éducation tant individuelle que collective. Anytos prend alors le discours de Socrate comme une insulte à l'égard des nobles pères de famille et des valeurs établies. Pire, il se considère comme personnellement insulté par les objections de Socrate car il se veut honnête homme et bon père autant que bon citoyen, bref un notable auquel on doit le respect. Il profère donc des menaces à peine voilées à l'encontre de Socrate, lequel abuserait de la liberté de parole garantie à tout Athénien. Sous couvert d'être un beau parleur, Socrate est pour Anytos un méchant parleur et cette forte tête et mauvaise langue mériterait d'être punie. Il recommande à Socrate de "la fermer" s'il ne veut pas s'attirer d'ennuis. Assimilant Socrate à un Sophiste, il l'engage à se taire sinon on le forcera à se taire. À la fin du dialogue, Anytos quitte la place en accusateur de Socrate… Anytos, en bon réactionnaire, ne voit pas que la décadence de la cité est avérée : les Sophistes ont eu raison de la tradition. Il ne mesure pas que sa réaction bornée ne peut que donner de nouvelles armes aux Sophistes. Son refus de toute discussion, de tout dialogue critique, annonce donc la condamnation à mort de Socrate et la décision de Platon de se détourner de la politique au profit de la philosophie politique. L'ironie de Socrate est donc aussi nécessaire que dangereuse et même mortelle !

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Leçon 5 - Le Ménon. Retour à la question : Qu'est-ce que la vertu ? La vertu et l'opinion vraie. Sortie dĠAnytos et retour en scène de Ménon (95 a-100 c)

Introduction. La méthode hypothétique appliquée à la définition des essences ou valeurs, ici la vertu, s'est révélée être aporétique : l'essence de la vertu est non définie ; la recherche échoue car on a confondu qualité et essence. Cependant cette méthode se veut "scientifique" car l'hypothèse est éprouvée méthodiquement de deux façons. Premièrement la vertu est un bien et le bien affaire de science donc la vertu est affaire de science. Dans ce cas, il doit y avoir des maîtres enseignant la vertu et des élèves qui auprès d'eux l'apprennent. Épreuve par les conséquences de ladite hypothèse : la vertu doit avoir des maîtres et des disciples. Or… elle n'en a point… Il n'y a donc pas de maîtres de vertu comparables aux maîtres des autres techniques ou sciences. Si on se tourne vers les prétendus maîtres de vertu que sont les Sophistes on s'aperçoit que ces "maîtres" ne sont même pas d'accord entre eux sur ce point. D'où une difficulté seconde soulevée par Ménon en 96 c page 195 : « En sorte que justement j'en viens à me demander avec étonnement, Socrate, s'il a même jamais existé des êtres bons ou, à supposer qu'il y en ait, de quelle façon ils le deviennent. » Raisonnement intéressant sur les conséquences désastreuses de l'échec présent du dialogue : le doute porte désormais sur l'existence même du bien ou d'un bien et celle d'êtres bons. D'où, secondement, une nouvelle épreuve de l'hypothèse qui va introduire la notion d'opinion droite. En effet, si le bien est l'utile il pourrait aussi bien être l'opinion droite puisquĠelle est par définition utile. Bon = utile. Bon au sens de "bon à quelque chose", cĠest-à-dire utile à quelque chose. Résultat : la vertu n'étant pas science elle pourrait être opinion droite. Cependant, une fois de plus, on débouche sur une difficulté car ne sachant pas ce qu'est la vertu en soi, en elle-même, nous n'atteignons pas la certitude sur la compréhension de l'utile en question. La méthode hypothétique a donc révélé dans les deux cas (épreuve par les conséquences de l'hypothèse retenue) ses limites et, force est de reconnaître, qu'elle n'a pas la même portée en philosophie qu'en mathématiques. En mathématiques cette méthode est valide car si les hypothèses ne se contredisent pas les conséquences sont vraies. Mais on peut tirer toutes les conséquences et l'inventaire des dites conséquences est interminable. Résultat l'inventaire desdites conséquences ne peut pas être exhaustif ni la conclusion tirée et retenue assurée. Par cette méthode on ne pourra au mieux que prouver la fausseté d'une hypothèse. En philosophie la méthode hypothétique ne peut donc être qu'un pis aller. Sous couvert de savoir "quelle qualité" doit posséder la vertu pour pouvoir être enseignée l'emploi de la méthode hypothétique montre à mots couverts que Ménon confond encore et toujours essence de la vertu et qualité de la vertu. Comme il confond science au sens de savoir technique efficace et science au sens de savoir rationnel. Faute de savoir définir l'essence de la vertu, ce qu'elle est vraiment, on peut peut-être préciser ce qu'elle n'est pas et détruire l'opinion fausse suivante : la prétention de l'opinion vraie à se substituer à la science. Pour être utile l'opinion vraie ou droite n'est pas encore la science ou une science. La vertu en question ici ne peut s'enseigner en tant que science car elle n'est pas stricto sensu une science. Mais elle peut s'enseigner sous une autre forme cĠest-à-dire en tant qu'opinion droite. Et de fait c'est ainsi qu'elle s'enseigne ordinairement dans les cités. Aussi lorsque ladite opinion est droite et juste pour être utile elle ne s'en distingue pas moins du savoir ou de la science. Entre la science et l'ignorance il y a place pour l'opinion droite. Mais ce "savoir" ne saurait mériter le nom de science. Se met en place l'idée suivante : l'opinion vraie ou droite est une croyance suffisante pour guider droitement l'action et porter un jugement adéquat sur la réalité, même si elle n'est pas une science à proprement parler.

Revenons à la lettre du texte : Anytos ayant quitté la scène très en colère, et menaçant Socrate des pires maux, Socrate commente l'irritation du partant - Anytos - en ces termes : « Anytos ne sait pas ce que c'est que dire du mal » (95 a, p. 191 haut). "Dire du mal" ce n'est pas avouer son ignorance et détruire de pseudo-savoirs en les critiquant mais dire du mal c'est accuser injustement autrui par ignorance de ce qu'est la vertu, vertu distincte et opposée au vice. "Dire du mal", ici et présentement, c'est calomnier volontairement et injustement autrui. Anytos est borné et buté ; il ne soupçonne pas que son assurance et sa bonne conscience ne sont qu'affaire de mauvaise foi. Mauvaise foi consistant à dénier aux hommes leur liberté de jugement. On en reste donc pour l'instant au constat d'échec suivant : « Tu pourras leur entendre dire [(sous-entendu, aux Athéniens] tantôt que la vertu s'enseigne, tantôt qu'elle ne s'enseigne pas » (95 b, p. 191). Aveu d'échec de l'épreuve par les conséquences. Anytos étant parti. Ménon intervient pour rappeler la prudence de Gorgias : « Tu sais, ce que j'apprécie le plus chez Gorgias, Socrate, c'est que tu ne lĠentendrais jamais faire ce genre de promesses » (95 c, p. 192). Gorgias se définissait comme un rhéteur et non comme un sophiste. La rhétorique produit seulement une persuasion, une croyance touchant le juste ou l'injuste, ceci sans prétendre transmettre un savoir ou une science concernant le bien en soi. Semblable à un art martial, l'art de Gorgias est un art dont il faut savoir faire bon usage, cĠest-à-dire pour se défendre légitimement et non pour attaquer injustement. En un mot, c'est une technique éthiquement ou moralement parlant "neutre" et le maître es arts martiaux n'est pas responsable du bon ou du mauvais usage que fait le disciple de l'activité technique apprise auprès de lui. Par conséquent, de fait selon certains rhéteurs et sophistes, les maîtres de vertu sont évidemment introuvables. Cet aveu d'échec est lié à la reconnaissance de l'incapacité de trancher sur la question en cours : « parfois je pense qu'ils l'enseignent, parfois non » (95 c). Si maintenant on se tourne vers les poètes : même déception ! Or, pour Socrate, comme on le sait par la lecture de l'Ion, par exemple, la création relève entièrement de l'inspiration poétique qui est proprement divine. La création poétique n'est ni un art ni une science à proprement parler ce qui ne l'empêche pas d'être vraie, belle et bonne. On ne s'étonne donc pas d'observer qu'ici Socrate convoque le poète Théognis qui lui aussi dit de la vertu « tantôt qu'elle s'enseigne, tantôt qu'elle ne s'enseigne pas » (95 d). Ici le poète est présenté comme celui qui délivre des enseignements contradictoires. Socrate, citant Théognis, nous montre l'incohérence dudit poète qui, pas plus que les rhéteurs ou les sophistes, ne sait trancher touchant la question en cours, celle de l'enseignement de la vertu. Le poète pour être inspiré ne sait pas vraiment ce qu'il dit. En conséquence, horribile dictu, il ne saurait être un bon éducateur. Habituel jugement critique de Platon sur la poésie : en elle-même la poésie n'est ni bonne ni mauvaise et, si elle est bonne, elle vaut par son inspiration divine. On sait que Platon chassera les poètes de sa République en raison du caractère illusoire et dangereux de leur enseignement. Le point d'aboutissement de ce nouvel échange est donc un échec de plus. Pas de transmission de la vertu ni par la fréquentation des rhéteurs et des sophistes ni par celle des poètes. Ce qui se dessine donc en creux, c'est l'idée d'une éducation sans maître, d'une éducation de soi par soi. Bref d'une auto-éducation, ou d'une psycho-éducation, celle de l'âme par elle-même dans son dialogue intérieur, dialogue auquel nous invite le présent dialogue socratique. Socrate se refuse à être un maître et un donneur de leçons, il invite chacun de ses interlocuteurs à sacrifier leurs dons en mettant ses dons à l'épreuve critique du logos contradictoire. La théorie de la réminiscence nous invite à tirer notre savoir de notre propre fonds. Refusant l'effort de réminiscence ou dĠanamnèse, Ménon est incorrigible et inéducable. Ce qui vaut donc c'est l'acquisition par chacun de sa vertu propre. Dès le Ménon l'échec de la transmission directe de la vertu est donc compensé par la constitution d'une théorie du savoir comme accouchement de soi par soi, effort du logos pour connaître au sein du dialogue intérieur de l'âme avec elle-même, l'âme faisant les questions et les réponses. On s'instruit non par lĠacquisition d'un savoir extérieur mais par la mise au jour d'une vérité intérieure.

Le débat rebondit avec l'introduction par Socrate — notez que c'est toujours lui qui fait progresser le dialogue — d'une nouvelle hypothèse : « J'aperçois qu'il nous a échappé de façon ridicule que ce n'est pas seulement lorsque la science les guide que les actions des hommes se font avec rectitude et bonheur ! » (96 e, p. 195). Il y a une autre sagesse que celle provenant du savoir ou des techniques, c'est celle de l'action et de l'opinion droite. La vertu se formerait donc initialement où la raison n'est pas encore formée et pas encore consciente d'elle-même et des ses ressources. Tout ce passage du texte est à prendre et à comprendre avec prudence : Socrate fait référence dans le même passage à l'enseignement reçu de Prodicos, rhéteur dont il n'a sans doute rien retenu de positif, et à l'opinion commune, qu'il passe son temps à critiquer. Il faut donc se demander de « quelles actions des hommes » il s'agit ici et de « quelles réussites dans les affaires ». On retrouve une hypothèse de départ : il y a des honnêtes gens auteurs d'actions droites. Il y a des hommes qui savent bien se conduire y compris en étant conducteurs d'hommes. Tout se jouerait donc, dans l'acquisition de la vertu, à un niveau et à un âge où la raison n'est pas encore consciente d'elle-même et maîtresse d'elle-même. Nous sommes un peu tous comme le petit esclave de Ménon : seules des questions bien posées par d'autres nous reconduisent à nous-mêmes en nous obligeant à trouver par nous-mêmes les bonnes réponses aux questions qui se posent à nous, tant au plan théorique — la duplication du carré — que pratique — le chemin conduisant à Larissa. Cet exemple introduit la notion de guide, guide fondé sur l'opinion droite et commune. L'opinion sait que le chemin de Larissa n'est pas celui de Corinthe. Sans connaître la carte géographique de la Grèce l'opinion sait aller à Larissa. Si ce guide réussit à me conduire au but visé sans connaître ce chemin autrement que par ouï-dire, il sait pratiquement se montrer aussi bon guide que la science du géographe. Ménon est choqué par cet éloge du succès pragmatique de l'opinion droite. Il énonce une objection semble-t-il très forte : « À ceci près Socrate que l'homme qui possède la connaissance réussira toujours tandis que celui qui a une opinion correcte, tantôt réussira, tantôt non » (97 c, p. 197). Jugement qui est non seulement sensé mais, semble-t-il conforme à tout l'enseignement socratique. Situation comparable à celle de l'esclave de Ménon qui a trouvé la solution adéquate au problème soulevé par une géométrie naturelle tout empirique — une construction de figure — et non par une démonstration géométrique. Or, surprise, Socrate est sourd à cette objection sensée. En effet Socrate répond par un argument qui se place entièrement sur le terrain de l'opinion sans convoquer la distinction entre science et opinion. « Que veux-tu dire ? L'homme qui a une opinion correcte ne réussira-t-il pas tout le temps, aussi longtemps qu'il conçoit des opinions correctes ? » Réponse qui peut sembler sophistique puisqu'elle repose sur une confusion entre le général et l'universel. D'où l'impatience semble-t-il bien fondée de Ménon : « Alors, je m'étonne, Socrate, s'il en est ainsi du fait que la connaissance ait beaucoup plus de valeur que l'opinion droite et je me demande aussi pour quelle raison on les distingue l'un de l'autre ! » (bas page 197). Réponse de Socrate : c'est qu'elles diffèrent comme l'instable du stable. La vérité seule a un caractère de stabilité et de permanence. L'opinion, en tant que telle, est changeante et instable. Ce n'est donc pas un savoir solide et fiable. Bref, seule la réminiscence bien conduite peut relier entre elles les opinions adéquates par un raisonnement de causalité et les constituer ainsi en connaissances à part entière. Alors que l'exemple du chemin de Larissa rapprochait l'opinion droite du savoir, l'exemple des statues de Dédale va les distinguer en montrant leurs différences. Cet effort de distinction nĠest pas nouveau car les opinions dĠEuphrosyne sur la piété sont comparées par Socrate aux œuvres de Dédale car elles ne tiennent pas en place (11 b - 15 c). Dans ce passage sur les statues de Dédale, la réminiscence est comparée à un lien qui immobiliserait l'opinion comme une chaîne immobilise une statue. La question est de savoir selon quel critère le savoir reprend le dessus sur l'opinion. Pour résoudre cette difficulté, Socrate reprend l'exemple des statues de Dédale. On se souviendra ici que ces statues légendaires possédaient la particularité, par opposition aux Korê de la statuaire archaïque aux jambes liées l'une à l'autre, qu'elles avançaient une jambe et du même coup donnaient l'impression de marcher. Leurs jambes n'étaient pas alignées parallèlement et collées l'une à l'autre mais s'écartaient lĠune de l'autre suivant la diagonale. Ce Dédale statuaire de la légende peut d'autant mieux se voir attribuer cette invention artistique d'un volume semblant en mouvement, et donc d'une statue plus vivante, que la légende veut qu'il se soit enfui du labyrinthe où on le tenait enfermé en s'envolant dans les profondeurs du ciel et en s'élançant vers le soleil. Dédale est semblable à ses statues : délié et non lié. Reste que, pour Platon Dédale est celui qui a le premier réalisé des statues à trois dimensions, des volumes donnant l'illusion de marcher… si on ne les "liait" pas… Non liées, elles seraient donc des solides en mouvement aussi merveilleux que les astres en mouvement. On se souviendra que dansEuthyphron (15 b) les statues de Dédale sont comparées à des arguments et que Socrate précise quĠEuphrosyne a sur son ancêtre Dédale la supériorité de les "faire tourner en rond" comme les astres. Enchaîner les statues de Dédale nous invite à préciser le lien dont il est question ici. Le lien ne fait pas qu'empêcher les statues de bouger il rend définitive l'impression d'un beau volume en train de progresser. Comme la belle statue est un beau volume qui progresse le raisonnement bien lié est une démonstration qui progresse. Le vrai et beau savoir est un savoir bien lié, progressif et solide. L'opinion vraie consisterait à un accès à des notions vraies sans saisir les raisons pour lesquelles elles sont vraies, cĠest-à-dire sans saisir les liens qui les enchaînent les unes aux autres. Mais du même coup il reste à expliquer pourquoi, en dépit de leur instabilité relative, les opinions vraies peuvent servir de règles générales et habituelles fort utiles à la conduite de la vie humaine. Paradoxe de la morale populaire : comment une simple opinion peut-elle se trouver vraie de manière continue et assurée en servant de guide dans une vie entière ? En effet l'honnête homme n'est pas l'homme d'un seul acte honnête, comme le rappellera Aristote car un acte honnête isolé ne fait pas plus la vertu et un homme vertueux qu'une hirondelle ne fait le printemps. La vertu de l'honnête homme suppose une permanence et une continuité dans la droite conduite, lesquelles paraissent incompatibles avec l'instabilité des opinions populaires touchant le bien et le mal. Si on répond que cette variabilité ne touche pas à l'essentiel, les principes de la vertu et de la justice seraient innés en chacun de nous et on serait alors conduit à convoquer l'idée d'un instinct divin, principe inné de justice, présent en l'âme de tout un chacun. C'est ainsi que plus tard, chez un Rousseau par exemple, la vertu, « science sublime des âmes simples », trouve sa source dans un sentiment naturel, dans une intuition qui est voix céleste nous commandant de bien agir. C'est ce que semble dire et penser Socrate un peu plus bas dans notre texte : il en serait des honnêtes gens comme des prophètes ou des devins qui énoncent des vérités sans rien savoir de ce dont ils parlent : « Les prophètes disent beaucoup de choses vraies mais sans rien connaître de ce dont ils parlent » (99 c, p. 103). La manière dont les hommes politiques gouvernent les cités est comparée par Platon à une sorte de divination dans laquelle le devin est inspiré. Devins et hommes politiques ont une sagesse qui leur est dictée par les dieux et qu'ils dictent aux hommes. Mais leur sagesse n'est pas dictée par l'intelligence, par le "nous", et elle n'est ni compréhensive ni réflexive. Les politiques pas plus que le devins ne peuvent savoir pourquoi ils tombent juste… parfois. Par suite, ils sont incapables de choisir en toute lucidité lĠune ou l'autre des branches d'une alternative ni de rendre raisons de leurs sujets lorsqu'ils tombent juste. Succès irréfléchi et hasardeux : ils assurent leur domination sur des hommes naïfs et incultes en faisant des prédictions tantôt heureuses, tantôt malheureuses. À cette époque la magie et la divination ne sont ni des métiers parmi d'autres ni des activités anodines. C'est toute la politique du corps social qui est affaire d'augures et de divinations. Mais du coup la magie politique fait dépendre la santé ou la maladie du corps social d'opinions au mieux probables et aucunement fondées en raison. Ladite magie est affaire de persuasion et non de conviction. Autant dire qu'on a affaire plutôt à des charlatans qu'à des médecins des maux de la société. Dans cette perspective on comprend l'importance des mythes au sein du discours politique puisque la vertu ou les vertus se forment en nous sans nous, à un moment et à une époque où la raison des citoyens n'est ni formée ni éduquée correctement. D'où l'importance dans l'éducation des jeunes Athéniens des "belles histoires" et des beaux "mythes". Ils sont censés disposer à la vertu en véhiculant auprès du plus grand nombre une croyance raisonnable mais non démontrée, croyance présentée comme vraie et utile. Il ne s'agit pas, pour parler comme Pascal, de « supprimer le savoir pour faire place à la foi » mais seulement de donner confiance et espérance en la bonté de la vertu. Pour atteindre la raison il faudrait d'abord passer par l'opinion droite ; pour atteindre la sagesse fondée en raison il faudrait d'abord commencer par les leçons de vertu des nourrices et des bons maîtres. Tout ceci est fort ambigu car Platon dans ses dialogues ne cesse de critiquer les poètes et leurs mythes en précisant qu'il s'agit là de produits de lĠenthousiasme poétique plus ou moins bien inspiré. On se souviendra  que si Socrate est démoniaque son discours est silencieux, son démon ne lui indique jamais rien de positif, mais il l'arrête dans tel ou tel propos ou dans telle ou telle action. Il ne conseille pas, il déconseille certaines actions ou certaines paroles. C'est une intuition de méfiance ou une invite à la suspension de l'action. Plusieurs questions importantes et difficiles restent donc posées quant à la place et au statut de lĠopinion droite en cette fin du dialogue qu'est Le Ménon. « Les opinions ne valent pas grand chose tant qu'on ne les a pas reliées par un raisonnement qui en donne l'explication. Voilà ce quĠest, Ménon mon ami, la réminiscence, comme nous l'avons reconnu par nos accords précédents » (98 a, page 198).

 

Il faut donc à présent relever les difficultés finales du dialogue au programme. Une première question se pose : pourquoi Platon réhabilite-t-il ici l'opinion droite ? Ici l'opinion droite semble occuper le milieu entre la conjecture (lĠopinion probable…) et la science (capable de rendre raison de ce qu'elle énonce…). À la différence du propos arbitraire ou hasardeux elle relèverait d'une décision et d'une direction choisies par des hommes peu ou prou avisés. L'opinion droite semble moins un degré dans une échelle de connaissances (voir Spinoza…) qu'être un intermédiaire entre l'ignorance et le savoir. Or cette opinion droite, si utile soit-elle, ne semble pouvoir être fondée que sur une vérité qui la supprime et la dépasse en nous faisant accéder à un vrai savoir. Le devenir science de l'opinion droite c'est sa suppression en tant qu'opinion et son remplacement par le vrai savoir. C'est un problème qu'on retrouvera dans La République touchant la place, le statut et la définition de la justice. Par rapport au savoir vrai l'opinion est chancelante, instable et peu fiable mais en même temps c'est un passage obligé dans le parcours de connaissance nous conduisant de l'ignorance au savoir. Reste que dans la vie ordinaire des hommes du commun, celle qui se déroule dans "la caverne", les hommes se guident sur l'opinion faute de détenir un véritable savoir. C'est donc une connaissance par défaut… de connaissance ! Dans "la caverne" circulent, via les montreurs de marionnettes, les journalistes et autres spécialistes de communications populaires, des ombres, des rumeurs, des opinions variées et fugaces. Opinions aussi inévitables que parfois utiles. Dans ce clair-obscur de l'opinion publique les vertus d'opinion risquent fort de n'être que des opinions de vertus. Tout le dialogue qu'est Le Ménon se déploie à l'intérieur du monde de la caverne de La République. Or dans ce monde clos enténébré il y a des hommes plus informés et plus habiles que la masse. Il y a même des hommes dotés de mémoire et d'imagination qui développent des discours sensés et des actions utiles. À côté des opinions fausses, il y a place pour des opinions vraies. Le vraisemblable tient lieu du vrai et le probable tient lieu de prévisible. Dans cette perspective pragmatique et utilitariste on comprend la nécessité d'une réhabilitation de l'opinion vraie et droite. Le réalisme commande de ne pas juger les ombres à l'aune du réel mais de les classer selon leur plus ou moins grande tromperie et noirceur. On sait que dans la caverne il y a des prisonniers moins ignares que d'autres et moins dangereux que d'autres. L'opinion en question se présente donc comme un pis aller qui nous tire d'embarras dans les tracas de l'existence. Sagesse humaine trop humaine, opinion commune mais qui peut être droite. Cette opinion droite est le pendant des songes bien inspirés de certains devins. Mais l'intermédiaire psychologique et pragmatique qu'est l'opinion droite n'a rien avoir avec la science : elle nous évite seulement de commettre des erreurs et des fautes plutôt qu'elle ne nous découvre des vérités ou qu'elle ne nous dévoile le bien. Le Ménon reste donc un dialogue aporétique : l'ignorance n'est ni complète, ni sous-estimée, mais la vérité n'est ni dégagée ni formulée touchant l'essence de la vertu. La fin du dialogue est décevante et déceptrice : au moment où Socrate reconnaît que la vertu peut relever de l'opinion droite, il décoche une flèche du Parthe en disant : « C'est par une faveur divine que la vertu est présente chez ceux où elle se trouve. Cependant nous la connaîtrons avec une plus grande clarté lorsque, avant de chercher de quelle façon la vertu se trouve en l'homme, nous essaierons de rechercher ce qu'est la vertu en elle-même » (100 b, page 205). Pour arriver à une conclusion certaine touchant l'enseignement de la vertu il aurait fallu partir non d'une hypothèse conjecturale mais d'une définition de la vertu en soi que Ménon n'a su ni pu construire. L'échec du dialogue s'explique en grande partie par les médiocres qualités de Ménon et d'Anytos, incapables de s'élever à l'attitude catégoriale et dénués de courage et de foi en la pensée.

Secondement que vaut cette définition de la science comme enchaînement des opinions ? Comment comprendre ledit enchaînement ? Le Thétète reprendra à nouveaux frais le problème de la définition de la science au point où il avait été laissé dans Le Ménon. La maïeutique y reçoit un sens plus complet, elle devient vraiment une sorte de conversion de l'âme au logos tourné vers l'être et contemplant la vérité de ce qui est. Connaître c'est connaître l'essence des choses en elles-mêmes. La portée de ce dialogue est infiniment supérieure à celle du Ménon qui semble surtout utile à la vérification de la réminiscence. Mais cette vérification en reste au stade d'une géométrie naturelle plutôt que rationnelle. De plus Le Théétète, dans sa troisième partie, examinera la définition de la science comme opinion vraie accompagnée de raisons pour la critiquer. Plus Platon avance en âge plus il devient exigeant touchant sa conception du savoir. Ce que critique Platon c'est une conception du logos comme langage de la science cĠest-à-dire comme grammaire et classification et non comme raison causale des choses. La réminiscence de l'âme devient contact du logos avec l'être des choses. Après sa redescente dans la Caverne, le prisonnier libéré qui a contemplé les vraies réalités sait que l'idée du Bien est en quelque sorte cause de tout ce qui est ; il sait que la science n'est pas affaire de conjectures plus ou moins bien assurées mais qu'elle est enchaînement des idées saisies par le logos. Il le sait parce qu'il sait que la causalité est idéelle et non matérielle. Le passage de l'instabilité de l'opinion à la stabilité de la science s'expliquerait par le passage du devenir à l'essence. Mais dans Le Ménon l'idéal de sagesse fondé sur la raison n'est que proposé à un homme, Ménon, qui n'est pas capable de comprendre la vraie supériorité de la science sur l'opinion. En fait Ménon est prêt à sĠen tenir aux opinions droites car c'est suffisant dans la pratique qui est la sienne. Ménon n'a pas de goût pour l'intellect et l'intelligible. Il n'a pas compris que Socrate cherche à savoir ce qu'est la vertu en soi, son essence. Faute de pressentir que la vertu est dans la conversion de lĠâme tout entière se tournant vers l'essence des choses il reste prisonnier de l'opinion commune touchant les valeurs. Socrate n'a réussi qu'à engourdir Ménon qui reste toujours aussi peu dégourdi à la fin du dialogue.

Troisièmement : que signifie ce travail "dialectique" visant à dégourdir Ménon en lui faisant distinguer l'opinion de la science ? Dans ses premiers petits dialogues Socrate réfléchit aux conditions du "bien agir" dans la vie pratique. D'où l'importance de la connaissance de la vertu et de la classification des vertus. Il part de le représentation de la vertu et des vertus chez ses contemporains. Le bien agir pour eux c'est l'action qui réussit et qui apporte succès et gloire, bonheur et honneurs. La vertu c'est donc l'excellence de l'homme bel et bon, cĠest-à-dire du gentilhomme ou de l'aristocrate. Dans ces petits dialogues la vertu est saisie au niveau de la conscience populaire et le bon c'est l'utile. Le laid et le mauvais c'est ce qui est nuisible. L'agir correct c'est un invariant de l'action droite et il garantit la réussite dans l'action grâce à la raison et à la prudence. À ce niveau qui est celui de l'opinion commune, la vertu peut n'être qu'une opinion vraie sans intelligence de l'essence pourvu que ladite action soit effective et conduise à un succès indiscutable. On retrouve donc ici la morale de l'honnête homme qui sait diriger ses affaires et celles de la cité de façon profitable. Mais Socrate souligne ici deux choses. L'exigence de l'agir droit se diffracte en plusieurs vertus différentes qui ne sont pas forcément toutes d'authentiques vertus. On bute donc ici sur la confusion ruineuse entre bonnes mœurs et authentique moralité. Dans le meilleur des cas, ces vertus relèvent de l'opinion droite et sont incapables de diriger l'action avec une assurance fondée en raison. On continue donc de se situer dans un plan pré-philosophique ou infra-philosophique. Et, une fois de plus, la bonne conscience ne suffit pas pour bien agir et les bonnes mœurs ne font pas l'authentique moralité. Aussi, dès le début du dialogue, nous avons noté que Socrate insiste sur le contenu et la forme de lĠaction La réussite et le succès sont des vertus reconnues mais elles n'ont qu'une valeur hypothétique fort sujette à caution. Les bonnes manières d'un bonhomme ne font pas encore l'homme vertueux et sage. D'où l'importance de lĠintroduction de l'adverbe "justement" pour caractériser l'action vertueuse. Or la justice, qui est la vertu par excellence, aussi bien pour l'individu que pour la cité, présuppose et implique l'intelligence des réalités vraiment bonnes. Donc sans connaissance des Formes ou Idées pas de conduite formellement bonne et idéellement et idéalement bonne. Ce qui importe c'est la forme de l'action juste. Dans Le Ménon nous restons sur le plan de la conscience commune qui saisit cette dimension catégoriale et catégorique de l'action juste et la respecte mais est incapable de la penser et de la définir. On pourrait objecter, en songeant aux réflexions de Rousseau et de Kant sur la moralité, qu'au niveau de l'opinion droite la réflexion philosophique ne fait quĠexpliciter le sens adverbial de la vertu sans pouvoir élever la raison à une connaissance proprement philosophique et métaphysique du Bien en soi. Mais cette objection est irrecevable ici car elle présuppose que la problématique éthique soit centrée non sur l'intellect cherchant l'essence des valeurs, mais sur la volonté et le devoir, idées aussi bien étrangères à Platon qu'à tout Grec de son époque. Pour Platon tout ce qui est objet de science peut être aussi objet d'opinion vraie de sorte que la pensée qui part de l'opinion peut s'arrêter aux opinions vraies ou au contraire, si elle en a le temps et les moyens, sĠefforcer de pousser l'éclairement de ses notions jusqu'à la contemplation des Formes ou Idées. Se met donc ici en place l'idée d'un parcours et d'une hiérarchie des connaissances. Il n'existe sans doute pas de différence absolue de nature entre opinion vraie et savoir dans la mesure où l'on considère l'objet de connaissance comme un élément qui spécifie un type de connaissance. Entre l'opinion vraie et la science la différence réside uniquement dans le degré de compréhension et donc de clarté et de précision dans la compréhension de l'objet visé par l'intellect. La réflexion sur l'action vertueuse telle que Platon la développe dans ce dialogue a des conclusions à la fois négatives et positives. Négatives en ce sens que la vertu ne se transmet jamais simplement d'homme à homme par simple fréquentation ou discussion. L'opinion droite n'est pas le savoir éclairé des fins de lĠaction, elle n'est qu'un guide pratique de l'action. À la fin du dialogue, on ne connaît ni ce qu'est la vertu ni si elle peut s'enseigner. Mais ce dialogue a aussi une vertu positive pour le bon lecteur-auditeur en ce qu'il montre, plus qu'il ne démontre, l'existence de différents degrés de connaissance à lĠœuvre dans l'action. Rien n'interdit en droit de progresser dans cette échelle du savoir pour peu « qu'on l'interroge à plusieurs reprises et sur le même sujet de plusieurs façons » (85 c, p. 169 haut). Pour progresser il faut relier ensemble, par voie d'interrogation et de sélection des bonnes réponses, les opinions vraies au sein d'un un raisonnement progressif semblable à celui déployé par les géomètres. C'est ce qui est précisé en ces termes : « ils relient les propositions dans un raisonnement qui en donne l'explication » (98 a, page19). Voir la note de Monique Canto-Sperber, page 311. Avoir raison, c'est être capable de rendre raison de ce qu'on énonce. Ce lien nécessairement il mobilise la réminiscence des idées contemplées autrefois par l'âme. Il reste que le raisonnement causal, est l'objet d'interprétations diverses des commentateurs et ces interprétations sont souvent opposées et elles mobilisent des conceptions différentes de la théorie des idées. Voir Lafrance, page 110 et suivantes. De fait l'expression « opinion vraie » peut apparaître comme un monstre conceptuel. "Opinion" accolé à "vraie" c'est scandaleux. Peut-être faut-il apprendre à distinguer, pour parler comme Leibniz, à distinguer les vérités de fait des vérités de raison. Les premières ne portent pas en elles leur justification; les secondes portent en elles leur raison d'être. La singularité de la science, c'est de relier de façon nécessaire les propositions entre elles à l'aide du logos. Mais le savoir se précède en quelque sorte lui-même dans la réminiscence, même s'il doit être réactivé dans le dialogue de la raison avec elle-même. Savoir consiste à savoir ce qu'on possédait dans notre pensée sans en avoir pris conscience et connaissance. Tout savoir actuel consiste donc à réactiver un savoir virtuel. D'où l'importance de la maïeutique dans l'effort de réminiscence. Mais c'est uniquement dans Le Ménon que Platon nous dit qu'on peut transformer progressivement l'opinion vraie en connaissance rationnelle. « Les opinions vraies ne valant pas grand chose tant qu'on ne les a pas transformées par un raisonnement qui en donne l'explication » (97 e - 98 a, page 198 bas). Platon n'exclut donc pas ici une transformation des opinions vraies en une vraie connaissance. Mais si l'on en croit Le Ménon il y a loin entre « trouver le bonne solution d'un problème » en étant guidé pas à pas par un bon maître et « démontrer un théorème » comme sait le faire Platon ou Euclide. On retiendra que la connaissance est affaire de "lien" entre les idées, liens qui passent par la réminiscence et par la participation du sensible à l'intelligible. De façon surprenante, nos opinions vraies sĠéchappent de nous et nous échappent, ce qui fait que l'opinion commune n'est pas nécessairement niaise et folle, les hommes étant sages comme malgré eux. Nous ne pouvons pas faire l'économie du passage par l'opinion et par lĠexpérience commune. La vie commune dans la cité des hommes est d'abord affaire d'opinion, et si possible d'opinion vraie. Sans doute cette opinion n'est rien d'autre et rien de plus que l'idéologie démocratique constituant le politiquement correct d'un moment. Mais toutes les opinions ne se valent pas et lĠopinion vraie l'emporte sur l'opinion fausse. Mais le moralisme de l'honnête homme ne nous propose au mieux qu'une morale sans fondement. Au plan de lĠopinion droite tout est affaire de convenances et les convenances ne suffisent pas pour vraiment bien agir. Il faut trouver le lien qui fait que nos opinions se tiennent, et pour cela il faut sortir de l'opinion et reconnaître que la recherche de la vertu en tant que telle échoue si on reste au stade des opinions. La pensée par opinions droites est une pensée déliée, éclatée et donc l'opinion est fragile et mouvante. Elle ne saurait donc garantir la rectitude du bien agir, puisque le Bien n'est pas encore connu et reconnu et la vertu toujours indéfinie. À la connaissance empirique et à l'action droite fait défaut le lien; ce lien il ne peut venir que du logos qui lie entre elles toutes nos propositions mais également toutes nos actions. Ce lien du logos il est plus fort que celui établi par un orfèvre dans une chaîne d'or et de diamants. Certes, les meilleurs des grands hommes politiques ont gouverné à l'aide d'opinions vraies et droites, mais les philosophes ne peuvent pas se contenter de reprendre et de communiquer des opinions vraies. Ne confondons pas l'idéologie et la théorie des Idées.

Conclusion

Trois points sont acquis touchant la théorie de l'opinion droite dans Le Ménon. Premièrement : tout ce qui est objet de science peut être objet d'opinion vraie. De sorte que sur les mêmes objets de connaissance l'esprit humain peut s'arrêter sur l'opinion vraie ou pousser la compréhension de ce qui est en question jusqu'à la science. Il n'existe donc pas une différence de nature entre l'opinion vraie et la science dans la mesure où on considère l'objet de la connaissance comme un élément qui spécifie un type de connaissance. En fait, la différence entre l'opinion vraie et la connaissance scientifique réside uniquement dans le degré de compréhension de l'objet en question. Savoir scientifiquement c'est savoir qu'on sait et connaître la nature et la cause de ce qui est connu.

Secondement : dans la mesure où la différence entre l'opinion vraie et la science n'est qu'une différence de degré de clarté et de complétude dans la compréhension des objets connus un progrès du savoir est possible. Le Ménon affirme la possibilité pour chacun et pour tous d'un progrès des connaissances et donc la possibilité d'un passage de l'opinion à la science. Se trouve donc réfuté le sophisme de Protagoras ruinant tout effort d'une connaissance toujours plus complète et vraie. Le dialogue extérieur de deux âmes, et celui de l'âme avec elle-même, doit permettre de progresser dans la recherche du vrai jusqu'à ce qu'on parvienne à la définition de l'essence ou nature de la chose en question. Cette interrogation de l'âme est dialectique; le dia-logos est ce qui relie, à travers l'échange de questions-réponses, l'ensemble des opinions vraies en les enchaînant de façon à ce qu'elles se tiennent ensemble dans un raisonnement sans rupture de la chaîne des propositions reliées entre elles. C'est ce que font les géomètres et c'est ce qu'essaie de faire Socrate en les prenant pour modèles.

Troisièmement. Au critère de stabilité qui distingue le savoir de l'opinion, il faut ajouter le critère de lĠenchaînement par les causes ou raisons. Les opinions vraies deviennent sciences lorsqu'elles sĠenchaînent par un raisonnement causal. Il faut comprendre que c'est une certaine cause qui donne la forme de la vertu et qui explique les actes vertueux. Ce qu'il y a de solide dans nos opinions droites participe donc des Formes ou Idées, lesquelles sont l'objet de la réminiscence. L'opinion droite correspond donc à une réminiscence imparfaite et incomplète. Comme nous l'a montré la leçon de géométrie donnée par Socrate au petit esclave. Leçon qui n'est pas une vraie et pure leçon de géométrie. La science passe nécessairement par la contemplation lumineuse des Formes ou Idées, contemplation qui rend possible la justification rationnelle de la proposition avancée. Les opinions vraies deviennent sciences lorsqu'elles sont reliées à l'ensemble d'une argumentation qui se tient en ayant répondu aux objections avancées. Le modèle de la science c'est précisément la géométrie ou les mathématiques car les théorèmes procèdent — via les définitions et les démonstrations — du corpus de définitions et d'axiomes posé au départ du raisonnement pour progresser en enchaînant les bonnes raisons. En fait, ce qui rend Le Ménon obscur c'est qu'on ne trouve pas encore dans ce dialogue la théorie des Formes ou Idées mais seulement une pratique d'éclaircissement du discours et de nos actes.

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Jean-Pierre Bourdon



[1] Rémi Brague, Le Restant. Supplément aux commentaires du « Ménon » de Platon, Paris, Vrin et Les Belles Lettres, 1978.

[2] Yvon Lafrance, La Théorie platonicienne de la Doxa, Bellarmin à Montréal et Les Belles Lettres à Paris, 1981, chapitre III.

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