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Jean-Pierre Bourdon : Cours sur Les Mots de Sartre.

Jean-Pierre Bourdon a été professeur de Philosophie en classes préparatoires littéraires et scientifiques au lycée Chateaubriand de Rennes.

Ici, on reprend l'un de ses cours, fait en Maths sup et spéciales en 1996-1997 sur Les Mots de Sartre. Cette année-là, le programme des concours scientifiques comportait aussi les Confessions de Rousseau et les Mémoires d'Hadrien de Marguerite Yourcenar. Le thème associé était « L'écriture de soi ».
Par accord entre les professeurs de Littérature et de Philosophie, chacune des deux disciplines prenait la totalité du programme annuel dans telle classe donnée.

Mise en ligne le 8 mars 2021.

© : Jean-Pierre Bourdon.

Sartre Jean-Paul Sartre, Les Mots, Gallimard, coll. Folio.


  Concours des classes préparatoires scientifiques (1996-1997)

Texte au programme : Sartre : Les Mots (Folio)

Thème associé : L'écriture de soi

Quatre leçons sur Les Mots de Sartre

SOMMAIRE du cours :

Avertissement. En ses parties 3 et 4, ce cours sur Sartre servait d'introduction générale au cours sur l'écriture de soi. Il évoquait donc déjà des notions nécessaires et les deux autres textes du programme annuel : les Confessions de Rousseau et les Mémoires d'Hadrien de Yourcenar.

Leçon 1 : Genèse et situation des Mots d'après d'autres écrits de Sartre

Introduction : Les commentateurs soulignent tous, comme Jacques Lecarme, que « rien dans l'œuvre de Sartre, jusqu'en 1964, ne laissait prévoir qu'il écrirait des “souvenirs d'enfance”[1] ». Il a d'abord été l'écrivain-philosophe ou le philosophe-écrivain qui, en raison même de sa conception de la liberté comme effort constant de libération, et de celle de l'engagement comme prise de parti dans les grandes luttes idéologique du présent, ne pouvait laisser prévoir ce retour littéraire sur ses origines.

À la question : pourquoi a-t-il écrit Les Mots ? Sartre a répondu en 1971 : « Le sens du style dans Les Mots, c'est que le livre est un adieu à la littérature [sous-entendu, en raison d'une conversion marxiste à la lutte révolutionnaire internationaliste] : un objet qui se conteste soi-même doit être écrit le mieux possible. » De fait le projet de Sartre débouche sur une réalisation couronnée de succès puisque Les Mots paraissent en janvier 1964 et qu'en octobre 1964 le prix Nobel de Littérature lui est attribué. Le voilà donc sacré grand écrivain au plan mondial et il devient, à son corps défendant, une sorte de trésor vivant de la littérature française. Lui qui prétendait liquider toute « mystique de la littérature », lui, qui voulait contribuer à « la destruction du mythe de l'enfance », il se trouve piégé, et le voilà contraint d'égaler un Proust ou un Gide dans cet art subtil de la recréation des souvenirs d'enfance.

Le malentendu semble donc complet et le paradoxe laisse place au problème si on remarque qu'ici, selon le projet de l'auteur, l'autobiographie est une autobiographie qui se contente elle-même, étant réduite à un récit d'enfance, d'être une critique de la mythologie propre au souvenir d'enfance. L'écriture de soi doute donc ici de la possibilité qu'a, ou qu'aurait, le « je » - sujet adulte écrivant et actif - de ressaisir le « moi » ancien primitif, objet sur lequel le « je » adulte écrit et dont il prétend saisir rétrospectivement l'unité par delà la diversité des conduites et actions.

On comprend mieux le risque de malentendu et on saisit alors ce qui fait problème : c'est un philosophe armé de toute sa philosophie qui nous livre ici une autobiographie déguisée, une pseudo-biographie, car il sait pertinemment que le « je », en perpétuel projet, ne saurait s'identifier à un « moi » défini et daté. Sartre, adulte philosophe, a parfaitement conscience de l'impossibilité constitutive pour toute conscience, en tant que conscience existante et libre, de se réduire à un moi singulier personnel et défini. Si le « je » prétend saisir le « moi », il lui échappe nécessairement puisqu'il est projet d'être autre qu'il est présentement et ne se laisse jamais enfermer dans aucune définition essentialiste. Pour Sartre philosophe on ne peut pas dire d'une conscience qu'elle est, et moins encore qu'elle est telle ou telle, car elle est un perpétuel échappement de soi à soi, et donc qu'elle est indéfiniment une relation à ce qu'elle n'est pas ou plus.

Résultat l'écriture de cette autobiographie déguisée et ironique sera moins affaire de sincérité que de mauvaise foi plus ou moins tacite. D'où ces trois questions :
1) Quelle a été l'écriture des Mots ?
2) Pourquoi Sartre a-t-il écrit Les Mots ?
3) Pour qui les a-t-il écrits ?

L'écriture des Mots dans une perspective ancienne de Sartre

Ce bref récit autobiographique de l'enfance, et de la seule enfance de Sartre, publié à la cinquantaine, a eu du succès et a sans doute participé à la décision de lui attribuer le Nobel de littérature.

On sait moins que ces 200 pages sont le fruit d'un travail d'une dizaine d'années et qu'il s'inscrit sans doute dans une enquête autobiographique quasi permanente chez Sartre. Annie Cohen-Solal, qui a pu voir le manuscrit des Mots, insiste sur le fait qu'il a été « retaillé, remâché, retravaillé, qu'il a fait l'objet de pages de brouillons, de pages et de pages de ratures, de reprises, […] dans un travail d'artisan qu'il n'avait jamais fait auparavant ». Objectif de Sartre (dixit) : « un adieu à la littérature en bel écrit. » Travail assidu du style retenu ! Ce style transparaît au travers d'une écriture très fébrile, très nerveuse, Sartre se battant avec les mots à retenir comme des mots justes.

Ce style étudié se nourrit de nombreuses lectures et fait la part belle à l'humour sur soi et à l'ironie cinglante. Chez lui l'auto-analyse est toujours une auto-critique. L'auto-analyse et l'auto-critique ont toujours tenu une grande place dans ce qu'il nommait son « atelier ». « L'atelier » commence, dès 1926, avec l'écrit pour Simone Jolivet et on sait que de 1939 à 1940 il a tenu des Carnets et que, de 1953 à 1956, il a écrit une autobiographie nommée « Jean sans Terre », qui deviendra Les Mots. S'il n'a pas donné de suite aux Mots, en 1973, frappé par la cécité, il acceptera de faire son autobiographie politique au travers d'entretiens qui seront filmés. Il y explique la genèse des Mots en se référant à sa propre auto-analyse : « J'ai constaté [sous-entendu dans les années 1950] que j'avais vécu dans une véritable névrose depuis la moment où j'ai commencé à écrire, même avant, depuis neuf ans jusqu'à cinquante ans. »

Cette névrose est une névrose littéraire : « Je considérais que rien n'était plus beau ni supérieur au fait d'écrire, qu'écrire c'était créer des œuvres qui devaient rester et que la vie d'un écrivain devait se comprendre à partir de son écriture[2]. » Dans une interview donnée à Simone de Beauvoir, il confesse qu'il a « toujours eu l'idée, à 18-20 ans, d'écrire sur sa vie quand il l'aurait faite, c'est-à-dire à cinquante ans ».

Mais il nous apprend qu'il a eu plusieurs conceptions de son autobiographie car il a changé plusieurs fois de point de vue et par rapport à l'écriture de son passé. Ainsi il nous apprend que la première version était plus méchante car il voulait « se montrer constamment pressé de changer étant mal dans sa peau, mal avec les autres » (Burgelin, p. 181). Le titre envisagé, « Jean sans Terre », signalait qu'il avait à se faire lui-même alors même qu'il n'était rien de tout fait. « “Jean sans Terre” ça voulait dire : sans héritage, sans possession, ça voulait dire ce que j'étais. » Replacer Les Mots dans la vie et l'œuvre de Sartre, c'est reconnaître que le souci autobiographique tient autant à son amour de la connaissance de l'homme qu'à celui de la connaissance de soi. De fait « le massif autobiographique », comme le remarque Burgelin, est important dans la cartographie sartrienne (Burgelin, p. 23-24).

De nombreux textes relèvent de cette obsession autobiographique. Sartre, après bien d'autres écrivains, réactive donc l'entreprise du récit de vie, du discours de soi sur soi, comme voie d'accès à la connaissance de l'homme et de son monde. Cette mise en mots des événements vécus et pensés soulève des difficultés autant pratiques (matériaux accessibles et retenus) que théoriques (sélection et interprétation). Mais ce qui est certain c'est qu'elle est constitutive de la personnalité et de la destinée de son auteur.

L'écriture de soi vise moins l'improbable connaissance introspective du moi que la prise de conscience de sa singularité de futur écrivain-philosophe dans un monde moderne en plein bouleversements. Comme il le note dès Les Carnets de la drôle de guerre, il oppose deux méthodes pour comprendre un homme (et donc lui-même) : 1) celle qui l'explique à partir des connaissances qui le déterminent, 2) celle qui cherche à le comprendre à partir de sa description comme « être dans le monde ». C'est bien évidemment le choix de la seconde option qui va être retenu. Bref comme le dit Burgelin, il s'agit de relier la passion auto-biographique à la passion biographique.

La passion biographique prend corps dans de multiples textes de Sartre : son Baudelaire, son Saint Genet, son Flaubert, son Mallarmé. Mais ce genre biographique risque fort de rester prisonnier - à son insu - de l'illusion biographique qui est une illusion rétrospective singulière. Le biographe croit reconstituer la vie singulière des grands hommes à partir de leurs œuvres et de leur mort en se mettant pour ainsi dire à la place de Dieu qui les juge une fois que les jeux sont faits et que la messe est dite, la mort ayant changé la vie en destin. L'illusion biographique nous fait donc « croire qu'une vie vécue peut ressembler à une vie racontée ». Alors que la vie vivante est à la fois une vie vécue et une vie à venir. Tandis que la vie advenue, elle, est définitivement close et finie et, comme telle, peut être connaissable et connue. Du moins le croit-on car sans doute s'agit-il d'une entreprise aussi séduisante qu'impossible : celle de connaître un homme tout entier pris dans sa réalité humaine complète et complexe. Or la désillusion biographique se produit vite car les choix des actes, et le poids des circonstances qui déterminent une destinée, sont le plus souvent opaques et indéterminés. Cela quelle que soit l'empathie ou la sympathie de l'investigateur-enquêteur. Le résultat étant que ces biographies sont pour partie des projections autobiographiques. D'où ce jugement de Burgelin : « Sartre parasite Baudelaire, accapare Flaubert, vampirise Genet, il les "ensartrise" plus qu'il ne les lit. » Le résultat étant que dans ces biographies, selon la formule de Sartre, on a au mieux affaire à des romans vrais. Étant entendu que dans ces biographies (comme dans les autobiographies) l'unique question est : comment cet homme est-il devenu cet écrivain ? Comment un homme quelconque a-t-il laissé place à un écrivain unique ?

Mais la passion pour la biographie et pour l'autobiographie n'est pas seulement liée à l'amour de la connaissance de l'homme ; elle est liée à celui de la connaissance de son histoire ou de leur histoire, celle des hommes. L'histoire de Flaubert ou celle de Sartre sont incompréhensibles hors du contexte social et historique qui donne sens à leur destinée personnelle et qui oriente leur destinée personnelle ainsi que leur retour sur le passé qui est le leur.

Il reste que biographie et autobiographie ne peuvent se contenter de dérouler le fil du temps selon l'ordre chronologique pour comprendre ledit passé Même si les historiens positivistes croient naïvement atteindre une exactitude objective grâce à leur enquête méthodique, ceci parce que le narrateur de l'histoire est lui-même situé dans l'histoire. Mais alors ce ne sont plus simplement les problèmes de la transparence à soi et de l'authenticité qu'on rencontre dans le rendu de ce qu'il est advenu de mémorable. Ces problèmes doivent nous rendre intelligible ce qu'il est advenu dans sa grandeur comme dans sa petitesse, dans sa signification comme dans son insignifiance.

Par delà les détails du roman vrai qu'est la biographie ou l'autobiographie, nous entrevoyons l'histoire de toute l'époque et de toute époque, d'un homme et de tous les hommes de cette époque. Les passions historiques ou biographiques sont donc des passions humaines. Or la connaissance d'un homme, ou des hommes, ne va aucunement de soi. Aussi ces écrits prétendent-ils être instructifs tout en doutant de l'exhaustivité desdits travaux C'est particulièrement clair dans Les Mots où l'auto-analyse sartrienne tente d'inventer une nouvelle forme d'analyse ou de psychanalyse, c'est une tentative de « psychanalyse existentielle ». Cela car elle met plutôt au jour les mythes qui ont constitué l'imaginaire d'un enfant devenu un auteur, ainsi que les événements décisifs d'une destinée professorale débouchant sur celle d'un écrivain philosophe et/ou d'un philosophe écrivain. Il n'y jamais un seul point de vue possible sur une destinée, ces points de vue sont multiples. Ce perspectivisme problématique interdit de croire que les sciences humaines soient des sciences à part entière et encore moins des sciences exactes et positives. Cette impossibilité d'une connaissance entière d'un homme ou des hommes tient à la nature humaine qui est de n'avoir pas de nature mais d'être liberté.

Pourquoi écrire Les Mots ? La visée est essentiellement philosophique et elle s'inscrit dans le prolongement de sa philosophie existentielle faisant une place décisive à la liberté et à la négativité de la conscience humaine. Le souci de Sartre dans Les Mots, c'est un souci qui n'a cessé de l'inquiéter : la connaissance d'un homme est-elle possible ? Pour rendre intelligible une vie humaine dans son unité et sa continuité mais aussi dans ses discontinuités et sa nécessité, dans sa contingence et son imprévisibilité, comment s'y prendre ? Aussi, dans l'autobiographie, le projet de connaissance d'une individualité est-il difficile à plusieurs titres et encore plus difficile que dans une biographie.

On bute sur les questions suivantes :
1) la transparence à soi de la conscience est-elle possible ?
2) l'auto-analyse est-elle une véritable analyse ?
3) est-elle fiable quand elle est une écriture de soi sur soi ?

Finalement le projet autobiographique est un projet littéraire et philosophique parmi d'autres projets, qu'il faut replacer dans l'existence et dans l'œuvre de Sartre.

 

1) Premier point ou postulat 1 : la conscience n'a pas d'être, elle n'est pas un être, elle est négativité. On ne peut rien comprendre aux Mots sans se souvenir des thèses de Sartre dans L'Être et le Néant (E.N.) sur la conscience qui n'est ni le "je" ni le « moi ». Le « je » connaissant interdit l'identification au « moi » connu, la conscience existentielle n'ayant pas d'être substantiel ne peut pas dire d'une conscience qu'elle est – ceci ou cela - car elle n'existe qu'en relation avec ce qui n'est pas mais autre qu'elle : le monde des choses et les autres.

Elle est seulement ce qui fait qu'il y a pour moi un monde mais elle n'existe pas sur le mode d'être des choses du monde. C'est la distinction première, dans la philosophie de Sartre, de l'en soi et du pour soi. N'existe à proprement parler que l'être pour soi, c'est-à-dire l'être qui se rapporte à lui-même par l'intermédiaire de la conscience de soi sans jamais totalement coïncider avec soi, car alors il se confondrait avec les choses du monde et avec le monde de l'en-soi. « Il est impossible de construire la notion d'objet si nous n'avons pas originellement un rapport négatif désignant l'objet comme ce qui n'est pas la conscience » (E.N., p. 222).

L'être de la conscience c'est d'être relation et en relation à ce qui n'est pas elle et qui ne sera jamais elle. D'une conscience on ne peut dire qu'elle est mais seulement qu'elle existe, elle existe en se posant et s'opposant aux autres consciences et aux autres choses. La conscience est donc ce rien (caractérisé par sa puissance de néantisation) à partir duquel il peut y avoir de l'être et tout être pour nous est un être caractérisé par sa facticité (qui est celle du donné), facticité qui est faite de toutes les choses et du tout des choses.

Conséquence : « Le connaissant n'est pas, il n'est pas saisissable. Il n'est rien d'autre que ce qui fait qu'il y a un être là du connu, une présence, - car de lui même le connu n'est ni présent ni absent, il est simplement. » La conscience n'est donc pas une réalité substantielle objectivable et définissable, mais elle sort sans cesse de soi pour échapper à soi. Mouvement d'éclatement de la conscience vers le dehors qui fait que la conscience est projet et que l'existence doit s'entendre au sens étymologique (ex-sistere = se tenir en dehors). La conscience n'est donc que présence au monde et elle se fait annoncer par le monde ce qu'elle n'est pas, le soi de la conscience c'est d'être un pour-soi. Je suis ce qui jamais ne coïncide avec moi.

La conscience est donc une sorte de perpétuelle défaillance de la présence à soi, un sorte d'être qui n'est que décompression de l'être. D'où les métaphores sartriennes présentant la conscience comme « une fissure, un décollement, une dégradation de la coïncidence à soi »; aussi « le manque du pour-soi est un manque qu'il est » (p. 145, dans E.N.).

La conscience existe donc mais elle n'est rien, elle est néant, ou mieux perpétuelle néantisation; et du même coup elle est ce néant par qui et pour qui il y a quelque chose qui relève de l'en-soi pour le pour-soi. Conséquence : la conscience n'a pas de dedans, « elle n'est rien que le dehors d'elle même et c'est cette fuite absolue, ce refus d'être substance qui la constitue comme conscience ». La conscience se libère donc dans un même mouvement du mythe de l'intériorité et de celui de l'introspection. Ce qui ruine ipso facto toute écriture de soi prétendant à la connaissance de soi. « En vain chercherions-nous, comme Amiel, comme une enfant qui s'embrasse l'épaule, les caresse, les dorlotements de notre intimité puisque finalement tout est dehors, tout, jusqu'à nous-même » (Beauvoir, La Force de l'âge, p. 194). La conscience ne saurait donc être son propre fondement : elle est là (Dasein), pure facticité, présence totalement injustifiable et inexplicable. Le pour-soi est rien et est pour rien, mais cette conscience est ce rien qui par son existence, par sa façon d'entrer en relation avec ce qui n'est pas elle, engendre le monde existant pour nous.

On ne confondra donc pas la conscience du sujet pensant et écrivant et le « moi » décrit par l'écriture de l'écrivant, « moi » auquel elle ne saurait par définition se réduire. Je suis par principe toujours autre que moi. Le « moi » apparaît donc « au même titre que le monde comme un existant relatif, c'est-à-dire un objet pour la conscience », un objet que la conscience vise pour pouvoir s'identifier tranquillement à lui. Or ce mouvement est contradictoire avec l'être de la conscience qui est d'être perpétuel échappement à soi et refus d'identification à soi. Il faut donc à présent reconnaître que toute connaissance de soi par voie d'introspection est aussi illusoire que mensongère. Le culte de l'introspection littéraire relève donc du mensonge à soi et de la mauvaise foi.

 

2) Second postulat : l'écriture de soi est une conduite de mauvaise foi parmi d'autres. La mauvaise foi est une attitude singulière puisqu'il s'agit d'un mensonge à soi.

Comment peut-on se mentir à soi-même ? Réponse : en n'assumant pas à chaque instant la libre négativité de la conscience de soi. Bref, en vivant la transcendance à soi de la conscience sur le mode d'être des choses, c'est-à-dire en me réduisant à un certain « moi » choisi par « moi » qui m'enferme dans un personnage. Selon Sartre cette mauvaise foi est une façon plus ou moins spontanée de la conscience de soi d'agir frileusement en se masquant son pouvoir de néantisation et de libération et en s'identifiant aux fonctions et aux rôles que les autres sont censés nous voir jouer.

Dans Les Mots, Sartre adulte et philosophe, va nous montrer comment il a accepté la comédie familiale qui l'a enfermé dans le rôle d'écrivain intellectuel ferraillant pour défendre les faibles et libérer les opprimés. Sartre n'a de cesse dans L'Être et le Néant de montrer que la franchise idéaliste des prétendus cœurs purs nous intimant l'ordre « d'être ce qu'on est » est une formule absurde et piégée.

Il n'y a pas d'être idéal auquel nous puissions par notre existence nous égaler et nous identifier après avoir enfin découvert ce que nous serions finalement en vérité. Il est tout aussi ridicule de dire : « Deviens ce que tu es ! » car non seulement nous ne nous connaissons pas mais surtout notre avenir est indéterminé et imprévisible pour grande partie. Nous sommes donc condamnés, au mieux, à faire être ce que nous croyons être ou devoir être. Conclusion de Sartre : « L'idéal de sincérité [est] une tâche impossible à remplir dont le sens même est en contradiction avec la structure de ma conscience » (E.N., p. 102). Les confessions sont donc vouées à être des mensonges textuels aussi naïfs que puérils puisque, remarque Sartre : « Le même homme qui, dans la sincérité, pose qu'il est ce que, en fait il était, s'indigne contre la rancune d'autrui et tente de la désarmer en affirmant qu'il ne saurait plus être ce qu'il était » (E.N., p. 103).

Conséquence : la structure de la conscience, par son pouvoir de néantisation qui est aussi son pouvoir de libération, fait échapper l'homme, et tout homme, aux efforts de le définir et de l'enfermer dans ladite définition. Il faut donc dénoncer la comédie de la sincérité comme étant le prototype de la conduite de mauvaise foi. « Le champion de la sincérité, dans la mesure où il veut se rassurer, alors qu'il prétend juger (en vérité et en toute bonne foi) ; dans la mesure où il demande à une liberté de se constituer, en tant que liberté, comme chose, est de mauvaise foi » (E.N., p.105). Alors, un homme sincère va tirer mérite de sa sincérité en avouant ses fautes passées, en se détachant de celui qu'il a été et en se disant « Faute avouée est à demi pardonnée » en troquant sa liberté pour le mal - il a été méchant - en une liberté pour le bien : il est bon puisqu'il a confessé ses fautes. Il n'est pas et il n'est plus méchant puisqu'il est désormais par delà son ancienne méchanceté. Sartre peut donc conclure que « la structure essentielle de la sincérité ne diffère pas de celle de la mauvaise foi, puisque l'homme sincère se constitue comme ce qu'il est pour ne l'être pas » (E.N., p. 105).

Et, citant Valéry qui critique l'écriture de soi sur soi de Stendhal, il nous rappelle cette vérité reconnue par tous : « qu'on peut devenir de mauvaise foi à force d'être sincère ».

Bref, la comédie de la sincérité n'est qu'une comédie parmi d'autres. C'est à partir de cette analyse de la mauvaise foi que Sartre va critiquer la psychologie freudienne et repousser l'idée d'inconscient : la conscience connaît ce qu'elle censure mais elle ne veut pas le reconnaître ! La censure est affaire de mauvaise foi : la conscience sait ce qu'il en est, mais elle ne veut pas le savoir, et elle ne veut pas savoir qu'elle le sait. Sartre, en fait, repousse la psychanalyse parce qu'il n'accepte pas le déterminisme psychique d'une prétendue science humaine réduisant le moi à n'être qu'une chose existant sur le mode des choses et sujette au déterminisme.

 

3) Le troisième postulat est donc celui, non pas de la contingence de la conscience, mais au contraire de sa liberté absolue. La liberté, c'est l'être du pour-soi qui est comme tel à chaque instant dans l'obligation de faire être ce qu'il n'est pas encore. L'aptitude à secréter le néant, c'est-à-dire à refuser de s'identifier à tout être défini, quelle que soit la définition, ceci en parfaite mauvaise foi, c'est l'expression de la liberté elle-même.

Certes l'homme vit en situations mais il n'est pas une seule de ces déterminations qu'il n'ait choisi finalement d'assumer. L'homme est condamné à interpréter les différents rôles qui sont les siens, mais il joue son rôle à chaque fois de façon personnelle en fonction de la signification qu'il a choisi de donner au rôle qu'il joue.

Ainsi « l'homme est condamné à être libre » car chez lui, comme ne cesse de le répéter Sartre, l'existence précède l'essence. La liberté n'est pas un donné ou une donnée, c'est un projet, projet à chaque fois singulier et neuf, projet absolument libre. Une pareille liberté est donc la plus libre qui soit, une liberté totale puisque rien ne la limite et que, seule, elle peut se limiter en se définissant. Il n'y a donc ni créateur ni créature, il n'y a ni nature des choses, ni nature de l'homme.

D'où le sentiment d'angoisse du sujet conscient, sentiment auquel il cherche à se soustraire en constituant l'ego pensant sous la forme d'un moi plus ou moins déterminé, c'est-à-dire sous une fausse représentation de la conscience; fausse représentation de soi qui est inévitablement le produit d'une conduite de mauvaise foi. Si le pour-soi est essentiellement libre puisqu'il n'est pas et ne peut être adhésion à soi et identification à soi, alors il a toujours le pouvoir de se distinguer et de se dissimuler en interprétant à sa guise sa liberté d'action et d'interprétation de ses paroles et de ses actes. Dans ce cas, il se dupe lui même en feignant d'adhérer à une définition de soi comme une chose adhère à sa propre choséité. Cet être n'est plus que l'objectivation de ses propres choix. Condamné à être libre l'homme est donc responsable du monde et de lui-même en tant que manière d'être au monde. L'homme tente donc en vain d'échapper à la contingence et à la liberté qui le singularisent. On peut donc dire en un sens que nous sommes tous des orphelins puisque nous devons tous inventer notre vie en nous évadant des rôles auxquels, en vain, la famille et la société cherchent à nous assigner. Le parcours de l'autobiographie ne pourra donc être qu'un parcours de délivrance des mensonges sur soi du « moi », délivrance du mensonge premier et décisif chez le sujet sartrien : l'écriture comprise comme unique salut du moi !

Leçon 2 : Les Mots ou la négativité à l'œuvre, en 5 actes

Le titre retenu, Les Mots, indique d'emblée l'importance de la névrose littéraire pour l'auteur du texte que nous allons lire. Les Mots, ce sont les mots qui viennent en premier, solitaires et isolés sur la page titre du volume; les mots qui vont suivre vont donc être l'objet du texte qui va suivre et ils passent avant les choses qu'ils désignent et en un sens peuvent sans doute se passer d'elles.

Titre curieux : ni linguistique, ni philosophique, titre neutre – un mot du dictionnaire des mots – un mot qui ne préjuge en rien de la parole qui va être tenue avec eux, ni du texte qui va être composé avec eux. On se doute bien que tout texte écrit est composé de mots et parfois de jeux de mots et de bons mots et que ce sont des mots écrits que nous allons lire. Titre qui renvoie à la fois au matériau de toute énonciation et à la finalité même de l'acte de parler ou d'écrire : il faut trouver les mots pour dire ce que nous voulons communiquer. La communication réussie présuppose que nous trouvions les mots permettant de nous faire entendre. Les mots sont à la fois un matériel linguistique et une expression significative de la pensée.

Titre étonnant et volontairement neutre, qui réduit apparemment le livre qui va suivre à la page titre, et donc la littérature, à une suite de mots, c'est-à-dire au matériel de la communication linguistique. Il s'agit de prendre congé de la Littérature où il est entré en religion depuis sa plus petite enfance. L'autobiographie est ici une autocritique d'un intellectuel philosophe se libérant de son enfance et de sa culture livresque bourgeoise. Il s'agit de liquider une culture passée livresque. Cela alors même que la lecture des Mots, et a fortiori leur écriture, constituent un hymne en l'honneur de la puissance des mots constituant la Littérature car il y a une positivité de la négativité ! Dès le titre, le lecteur est donc prévenu : l'usage des mots et leur compréhension ne vont pas de soi en dépit la facilité apparente de lire et d'écrire des mots.

Les Mots, les mots du titre permettent de lier ensemble les deux parties quasi égales du livre : Lire, première partie (108 pages), Écrire, deuxième partie (98 pages), dans l'édition originale. « Le Livre s'ouvre et se replie sur lui-même comme un diptyque et ce en quelques syllabes (Lire/Écrire ), tout est dit[3]. »  L'ordre des mots servant de titre aux deux parties de l'ouvrage a un caractère évident et renvoie à l'apprentissage de la lecture qui accompagne celui de l'écriture. Lire et écrire sont naturellement les deux activités complémentaires permises par les mots, cela pour tout homme, et pas seulement pour un homme qui par formation et destination a été voué à la lecture et à l'écriture.

Notre écrivain, l'auteur des Mots, sait très bien choisir un titre qui « colle » à ce qu'il va nous découvrir de son enfance. Mais en même temps cette bipartition de l'ouvrage, confirmée par la table des matières, annonce la conclusion du livre : « […] Que reste-t-il ? Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n'importe qui » (p. 214). Mais elle annonce en même temps la double comédie qui s'adresse d'abord aux autres Lire, pour soi-même, puis Écrire, pour les autres.

Double entreprise et comédie qui n'est possible que par les mots et qui privilégie nécessairement les mots par rapport aux choses. Reste à comprendre que dès le début, cette autobiographie commence naturellement par le rappel de son ascendance et de son enfance, la bibliothèque du grand-père et de la famille. Les livres donc ont précédé « le lire » lui-même de notre futur écrivain et les écrivains sa propre écriture. D'emblée il est, et nous sommes, confrontés à cette omniprésence de la matérialité des mots, mots qui sous forme de livres surplombent l'existence du futur clerc et écrivain : « J'ai commencé ma vie comme je la finirai sans doute : au milieu des livres. […] Je ne savais pas encore lire que déjà, je le les révérais ces pierres levées : droites ou penchées serrées comme des briques sur les rayons de la bibliothèque […] » (p. 37). L'enfant, se projetant à la fin de sa vie, dans une page étonnante se donne un corps fait de mots imprimés, ceux des livres qu'il aura écrits : « Moi : vingt-cinq tomes, dix-huit mille pages de texte, trois cents gravures dont le portrait de l'auteur. Mes os sont de cuir et de carton, ma chair parcheminée sent la colle et le champignon, à travers soixante kilos de papier je me carre, tout à l'aise » (p. 164). Texte hallucinant où l'homme-écrivain est constitué matériellement et organiquement par la chair des mots écrits devenus des livres à lire. Commençons donc par le commencement :

I. Lire

Acte I. Lire. Le prologue (page 1 à 18) ou l'Acte I : une liberté en situation singulière…

Prologue qui est une généalogie très critique des deux branches de sa famille et qui nous dévoile les valeurs qui vont participer à sa formation malgré lui. D'emblée prise de distance critique plutôt qu'autobiographique.

En réalité la condition de classe (appartenance à la bourgeoisie) et la situation familiale (orphelin de père très jeune) sont décisives. Il s'agit d'abord de faire connaître l'homme et son histoire dans sa banalité mais aussi dans sa singularité, traits familiaux qui vont le condamner pour ainsi dire naturellement à la lecture et à l'écriture.

Comme le précise fort bien Philippe Lejeune[4], Sartre résout la question classique : Comment commencer le récit ? « par la préhistoire de l'enfant qui définit la situation au milieu de laquelle il va apparaître comme pure liberté. » C'est d'ailleurs sur ce mot que se termine le prologue ou premier acte de la pièce : « La mort de Jean-Baptiste fut la grande affaire de ma vie : elle rendit ma mère à ses chaînes et me donna la liberté » (p. 18). On va assister au montage et au démontage d'une comédie familiale et culturelle qui vont faire de lui un professeur-homme de lettres, un « littérateur ».

Famille de « comédiens ». La généalogie s'ouvre par l'histoire de la famille Schweitzer (p. 11 à 15) et débute par une assertion fausse historiquement mais symboliquement forte : « En Alsace aux environs de 1850, un instituteur accablé d'enfants, consentit à se faire épicier » (p. 11). En fait, l'arrière grand-père n'a pas cherché à gagner beaucoup d'argent - ce qu'il a réussi à faire - mais il a refusé de prêter serment à Napoléon III. Mais la légende familiale reprise par Sartre vise à faire remonter le plus haut possible une vocation intellectuelle qui va être le blason et l'honneur de la famille ancestrale qu'il se donne. La déchéance du lettré en épicier ne saurait être supportée ! La lignée des Schweitzer sera donc une lignée d'instituteurs (ce sur sept générations) qui se sont succédé dans les petites villes ou villages d'Alsace. Famille de républicains et de protestants libéraux. Il note, sans doute sous forme de clin d'œil ironique, qu'il a parmi ses ascendants « Albert Schweitzer dont on sait la carrière » (p. 21).

L'accent est mis dans cette généalogie sur le grand-père Charles, « sorte d'enfant prodige » et de tempérament cavalier qui a abandonné le séminaire, ou fut chassé du séminaire pour une affaire de femme, « il n'avait pas retrouvé son écuyère » et qui est obligé de se convertir au professorat d'allemand, faute de mieux, alors qu'il ne songeait pas, comme on le voit, à éluder la vocation familiale. De fait très belle tête, et fort tête romantique, il échappe à l'enseignement primaire et soutient une thèse de doctorat sur Hans Sachs. Sartre met l'accent sur la rapidité de la carrière de l'aïeul : « il fit une carrière rapide, Mâcon, Lyon, Paris » (p. 12). Monté à Paris, comme on dit dans nos provinces, et comme le fera son petit-fils -, il est une sorte de héros romantique à la Hugo, homme qui soigne ses effets et cultive sa notoriété, cela en énonçant des platitudes avec le ton le plus sérieux et le plus noble. Et surtout, toujours au « galop », la charge du grand-père par le petit-fils : « il excellait dans les vers de circonstances. » Nul, mais habile, il triomphe dans un cercle petit-bourgeois dont il est le centre.

En termes sartriens : fait et facticité propre à l'appartenance à une petite bourgeoisie prétendument intellectuelle. Ironie cinglante, n'épargnant donc aucun membre de ladite lignée ancestrale.

Même tempo très rapide pour présenter la grand-mère maternelle, elle aussi présentée sur le mode héroï-comique, Sartre cherchant à mettre les lecteurs rieurs de son côté en prétendant souligner la prétendue forte personnalité de cette noble femme : « Elle détesta son voyage de noces : il l'avait enlevée avant la fin du repas et jetée dans un train » (p. 12).

Le romantisme du grand-père n'est que de façade et témoigne d'un solide appétit pour les plaisirs de la chair. Cf. le commentaire drolatique de la jeune épousée vexée du comportement de son mari : « Il prenait tout le blanc et me laissait le vert. » Généreux mais égoïste en toutes circonstances ! et en toute bonne conscience ! Les dignes fils de pasteurs se racontent « en patois des histoires scatologiques », contraires à leur état mais conformes à leur nature. Texte plaisant pour dénoncer l'universelle comédie dont personne n'est dupe et surtout pas la fine Louise Guillemin, bref, un couple qui n'en est pas un, puisque grâce à la Faculté elle se délivre de « ses devoirs conjugaux ». Dans ce couple, les deux êtres sont complètement désaccordés. D'où cette formule comique - inspirée de Rousseau - dépeignant l'état contradictoire d'un couple qui n'en est pas un : « Cette femme vive et malicieuse mais froide pensait droit et mal parce que son mari pensait bien et de travers. Parce qu'il était menteur et crédule, elle doutait de tout » (p. 13). Le « parce que » est comique puisque l'opposition est celle de deux tempéraments humains, mais il souligne bien que c'est l'habileté et non l'amour qui fait tenir ensemble ledit couple. Il est clair que la vérité de ce petit couple familial c'est le mensonge. L'ironie cinglante n'épargne personne. Philosophe et moraliste, le narrateur note : « Entourée de vertueux comédiens, elle avait pris en haine la comédie de la vertu. » L'art du caricaturiste se hausse ici à celui du moraliste. Si le grand-père est un hugolien romantique, elle est une voltairienne qui s'ignore. « Cette réaliste si fine égarée dans une famille de spiritualistes grossiers se fit voltairienne par défi sans avoir lu Voltaire. » On remarquera que le philosophe souligne que l'esprit, dans tous les sens du terme, est inséparable de la négativité - thème sartrien par excellence - : « Mignonne et replète, cynique, enjouée, elle devint la négation pure. » Négativité qui l'isole et la ronge peu à peu : « Son orgueil négatif et son égoïsme de refus la dévorèrent. » Le physique rejoint le psychique : son autonomie et son autocritique, son anéantissement, la clouent finalement au lit : « Elle ne quitta plus guère son fauteuil et son lit ». Poste d'observation idéal pour être vouée à nier le prétendu activisme des biens portants. La liberté c'est la négativité ; son intelligence est affaire de finesse et de légèreté. « Elle aimait les mots couverts. » Les mots doivent être de bons mots, c'est-à-dire des mots à double sens où seul le bon entendeur sait trouver son salut ! Elle joue sa comédie de malade et tient bien son rôle pour garder son quant à soi, sa bonne santé mentale, malgré tout et tous. Sa formule coutumière nous la dépeint à merveille : « Glissez mortels, n'appuyez pas ! » Bref la lourdeur est un signe express de bêtise ! Seule la légèreté est spirituelle. Frigide en paroles, victime du bovarysme ambiant, elle sait se moquer d'elle-même en se régalant « des histoires de nuit de noces qui finissaient toujours très mal ». La négativité ne va pas sans la méchanceté et la tranquillité sans la lâcheté. Formule extraordinaire pour dire l'indifférence de ladite personne à l'égard du sexe et de la maternité : « Il lui fit quatre enfants par surprise : une fille qui mourut en bas âge, deux garçons, une autre fille. » Bref, elle endure et supporte sa condition faute de pouvoir y échapper autrement que par une fuite dans l'imaginaire.

Sartre brosse ensuite un tableau passablement ridicule de ladite progéniture, en témoignant une amitié par trop exagérée pour être sincère à l'égard du plus dérangé, Émile. On a affaire à une histoire de fou : « Émile mourut en 1927, fou de solitude : sous son oreiller on trouva un revolver, cent paires de chaussettes trouées, vingt paires de souliers éculés dans ses malles. » L'instinct de conservation n'est pas le meilleur moyen de préserver sa raison. Exit Émile qui n'eut même pas le courage de se suicider et qui n'avait pas su liquider son complexe d'Œdipe. Hérédité chargée donc et passablement grotesque.

La fille cadette, la mère de Sartre, Anne-Marie, est ici présentée comme une victime de l'éducation que la bourgeoisie impose aux jeunes filles enfermées très tôt dans un jeu de rôle passablement ridicule : « Elle avait des dons : on crut distingué de les laisser en friche, de l'éclat, on prit soin de le lui cacher. » Dans tout ce développement l'auteur met l'accent sur la haine de la beauté chez les bourgeois car elle est un facteur d'émancipation pour la femme. Nietzsche a bien montré que la pudeur a été développée en faveur des maris pour tenir leur femme en lisière. Chute terrifiante : cette famille bien pensante a privé cette jeune fille de sa beauté en lui interdisant de la connaître et de la faire reconnaître. « Cinquante ans plus tard [on devine que c'est son fils, le narrateur qui a assisté à cette reconnaissance…] en feuilletant un album de photos de famille, Anne-Marie s'aperçut qu'elle avait été belle. » Belle, mais délaissée, intelligente mais frustrée, telle nous apparaît Anne-Marie. Mais condamnée par avance au malheur en raison d'une éducation asservissante.

En parallèle, - la symétrie est quasi parfaite -, même ironie destructrice dans la présentation de la famille des Sartre, une famille de médecins et de propriétaires terriens. Continuation de la démolition. Ici encore le couple n'est qu'un faux couple ; le mari n'adressant pas la parole à sa femme et s'exprimant avec elle par signes. La situation est même pire que dans la famille de sa mère : la parole et absente ou détraquée. L'amour conjugal est proprement bestial : « Il partageait son lit, pourtant, et, de temps à autre, sans un mot, l'engrossait. » Le silence est inquiétant et la folie rôde. Du côté des ascendants l'hérédité est plutôt chargée et louche. L'auteur note ironiquement qu'un de ses ancêtres devait être « bègue et passa sa vie à se battre contre les mots. Situation tragi-comique. Sartre lui aussi va se battre avec les mots !

Sans qu'on sache trop ni comment ni pourquoi, Jean-Paul Sartre l'affirme, l'officier de marine épousa Anne-Marie Schweitzer. Le tempo alerte du récit souligne qu'une fois de plus le mariage est une affaire de conquête leste. « Il s'empara de cette grande fille délaissée, l'épousa, lui fit un enfant au galop, moi, et tenta de se réfugier dans la mort. » Ici, pour reprendre le vocabulaire sartrien, éclate la facticité qui est celle de toute existence, exigence jetée là au hasard et toujours de trop ! La violence sexuelle est à l'origine de la présence impromptue d'un être inattendu qui n'a pas demandé à naître : lui même ! Le voilà jeté là sans raison ! La mort rôde à la fois sur le père mais également sur le fils nouveau-né malade : « Et je m'appliquai, moi aussi à mourir : d'entérite et peut-être de ressentiment. » Il y a donc bien une maladie de vivre et ce, dès et par notre naissance, et cette maladie de vivre est constitutive de notre existence ! Le mariage de ses parents est explicitement présenté comme un échec total et sa naissance comme une triste conséquence de cet échec pitoyable.

La période entre la naissance de l'enfant et la mort du père nous est présentée comme un cauchemar commun à la mère et à l'enfant et, pour l'enfant, comme une « plongée dans un monde confus peuplé d'hallucinations simples et de frustres idoles ». Le « ‚a » de Sartre sera peuplé de pulsions puissantes mais inquiétantes, même s'il n'a pas de « Surmoi' », comme il le prétend, sans doute à tort. Ce sont ces pulsions inconscientes qui président au montage de la comédie de l'enfance à laquelle nous allons assister. Anne-Marie revient vivre chez ses parents, asservie à leur ordre domestique, et renvoyée pour ainsi dire en enfance (p.18). Si la mère, jeune veuve, est redevenue mineure, elle rend le fils, si j'ose dire, à sa liberté native. La vraie libération ce n'est pas le sauvage précoce évoqué dans la page précédente, c'est la mort du Père.

Voilà notre jeune Sartre, dans sa facticité, condamné à inventer sa vie car il est privé de « Surmoi » étant obligé de se construire un « moi ». Il est donc par naissance condamné à jouer un rôle et ce dès l'instant de la mort du Père. La contingence absolue pourra-t-elle se métamorphoser en réelle autonomie ? Sartre présente la mort du père comme une aubaine et un privilège. La voie est ouverte et libre pour devenir soi, c'est-à-dire un auteur, un homme qui se fait un nom par son propre usage des mots en devenant l'auteur des Mots dans la littérature.

Acte II : les différentes comédies de l'enfant

Les différentes comédies du jeune Sartre sont autant de réponses à cette question : comment en jouant en toute bonne foi son rôle de bon enfant et de bon élève Sartre est devenu à son corps défendant, et sans même en prendre conscience, une sorte de singe savant. Philippe Lejeune parle ici de « comédies primaires » pour bien souligner que c'est alors en toute bonne foi que le jeune Poulou fait corps avec les rôles que lui ont dévolus les adultes. Il ne faut pas confondre la comédie de l'enfance jouée naïvement par l'enfant et sa critique ironique et féroce par l'adulte philosophe. Étant entendu que le double jeu est de tous les âges et qu'on en prend conscience après coup : « Ce que je viens d'écrire est faux. Vrai. Ni vrai ni faux comme tout ce qu'on écrit sur les fous, sur les hommes » (p. 61).

Mais, pour l'heure, nous n'en sommes pas encore à l'écriture de soi mais à la formation du jeune Poulou par les adultes. L'univers enfantin que Sartre nomme ironiquement « le paradis » a été le théâtre d'une ample comédie - « une comédie aux cents sketches divers » (p. 24) dont le grand-père et le petit-fils endossèrent le rôles convenus. Cette vie jouée se déroulait sous le regard du « patriarche » lequel « ressemblait tant à Dieu le Père, qu'on le prenait souvent pour lui » (p. 21).

Ceci avant la découverte de la faute qui ne sera ici que celle de l'imposture : « J'étais un imposteur. Comment jouer la comédie sans savoir qu'on la joue ? » (p. 73). Découverte conjointe de l'imposture et de la mauvaise foi car les regards des adultes lui renvoient une image dévalorisée de lui-même prouvant qu'il n'est même pas un bon comédien car il en fait trop pour se faire valoir vraiment à leurs yeux. Comédie qui lui masque à la fois sa propre inconsistance et qui lui dérobe sa facticité : « La Comédie me dérobait le monde et les hommes : je ne voyais que des rôles et des accessoires » (p. 74).

La Comédie porte une majuscule pour bien souligner qu'elle nous fabrique tout autant que nous croyons la fabriquer : on a beau en rire nous sommes toujours les premières victimes sous le regard des autres. Les enfants sont naturellement condamnés à jouer la comédie et à emprunter des rôles que leur imposent les adultes. Ici l'enfant se fait naturellement cabotin pour plaire à son grand-père. La comédie familiale s'ouvre par l'auto-analyse relevant de la psychanalyse existentielle : orphelin de père à onze mois, l'auteur dit souscrire volontiers au verdict d'un éminent psychanalyste : « il n'a pas de Sur-moi. » Cette formule le rend donc libre comme l'air - du moins le croit-il… - parce qu'il n'a pas de Père l'obligeant de s'identifier à Lui, à Dieu le Père. « De là vient, sans aucun doute, mon incroyable légèreté » (p. 20) ; pas de véritable complexe d'Œdipe pour structurer sa personnalité, car il est un enfant sans père, « un enfant du miracle ». « À qui obéirais-je ? » (p. 21). Réponse inévitable : aux adultes qui vont l'aliéner à leur conformisme petit-bourgeois, conformisme intégré malgré soi puis détesté.

La rétrospection est donc d'emblée une prise de distance critique à l'égard d'une enfance fabriquée et manipulée par des adultes. D'autant plus que sa mère, rabaissée par ses parents, est pour lui comme une sœur : « Ma mère était à moi, personne ne m'en contestait la tranquille possession. […] Contre qui, contre quoi me serais-je révolté : jamais le caprice d'un autre ne s'était prétendu ma loi » (p. 25). Père absent, mère qui est une enfant, tout concourt à ce qu'il soit considéré comme « un enfant du miracle » : « plutôt que fils d'un mort on m'a fait entendre que j'étais l'enfant du miracle. »

Bref : contingence absolue, facticité totale ! Un être indéterminé, condamné à jouer des rôles imposés par les adultes ! Prise de conscience rétrospective de sa facticité et de son inconsistance qui lui interdit de jouer la comédie en toute bonne foi. Intervient alors le personnage central du Grand-Père qui va tenir la place du Surmoi absent. « Le patriarche » va littéralement idolâtrer son petit-fils : « Je fus sa "merveille" parce qu'il souhaitait finir ses jours émerveillés ; il prit le parti de me considérer comme une faveur singulière du destin, comme un don gratuit et toujours révocable ; qu'eût-il exigé de moi ? Je le comblais par ma seule présence » (p. 22). Le « patriarche », « grand vieillard barbu » (p. 22), est donc évoqué sous la figure de Dieu le Père avec bien évidemment son attribut essentiel : la barbe, symbole de dignité et de grandeur. Barbe d'abord noire du Dieu jaloux, c'est-à-dire du Dieu effrayant, puis barbe blanche, et même jaunie, du Dieu d'amour, Dieu passablement ridicule. Toute la page déconsidère et ridiculise le prétendu pouvoir divin et grand-paternel et l'irrévérence du ton, manifeste, détruit l'aura du personnage ! Il n'est pas Dieu mais il joue à en avoir l'air et ce rôle est passablement ridicule. La clef de toute cette histoire c'est que Karl rejoue l'art d'être Grand-père à la Hugo; « À la vérité, il forçait un peu sur le sublime : c'était un homme du XIXe siècle qui se prenait, comme tant d'autres, comme Victor Hugo lui-même, pour Victor Hugo » (p. 23). Décidément personne ne peut échapper à son rôle et le grand-père joue avec un art consommé son rôle de grand-père. Dieu de colère pour ses fils, il est Dieu d'amour pour son petit-fils. Si bien que celui-ci, comblé d'amour sans être confronté à « l'iniquité » qu'engendre l'exercice d'une autorité paternelle fut « gratifié » d'un Œdipe fort incomplet.

Il fit en effet l'économie de l'ambivalence des sentiments (amour/haine), de leur coexistence contradictoire lors de la phase dite œdipienne par rapport au Père, Père représentant la loi. Notons que l'amour du grand-père pour son petit-fils est intéressé, il y trouve son compte. L'égoïsme culmine dans la notation suivante : « Je le comblais par ma seule présence » (p. 22). Aucun amour semble-t-il n'est donc désintéressé. D'où ce jugement sévère : « Il m'adorait, c'était manifeste. M'aimait-il ? Dans une passion si publique, j'ai peine à distinguer la sincérité de l'artifice » (p. 22-23). La conclusion tombe sous forme de leçon : « Moi je dépendais de lui pour tout : il adorait en moi sa générosité » (p. 23). L'amour est donc intéressant mais jamais désintéressé ! Le petit-fils devenu adulte n'a donc plus aucune illusion touchant la comédie sentimentale. De fait on a affaire à un double-jeu de rôle où le grand-père et son petit-fils sont également poseurs et cabotins : « Nous jouions une ample comédie avec cent sketches divers ! » (p. 24). À la statue du Commandeur, qui est celle du Grand-Père, correspond celle de l'Angelot, du petit-fils s'entraînant à feindre le recueillement religieux le plus dévot pour montrer ce qu'il sait plaire aux adultes et ce principalement à sa mère.

Il est donc vertueux par comédie : « Si je veux étonner c'est par mes vertus », le résultat de cette double comédie, où chacun trompe l'autre en se trompant lui-même, c'est que l'enfant est prisonnier de son jeu : « Donc je suis un caniche d'avenir, je prophétise. J'ai des mots d'enfant, on les retient, on me les répète : j'apprends à en faire d'autres » (p. 28). Une mimétique de pure convenance conduit donc à une aliénation bien réelle ! Cette comédie il en dégage a posteriori la loi : « Un seul mandat : plaire; tout pour la montre » (p. 30).

En retraçant ainsi l'enfance d'un clerc, c'est-à-dire d'un homme voué à l'étude des mots, il est « petit-fils d'un clerc, je suis descendant d'un clerc ; j'ai l'onction des princes d'Église, un enjouement sacerdotal » (p.31). Sartre semble régler son compte avec les prétendus romans d'apprentissage qui sont de pure comédie ! La mauvaise foi est donc originelle et est sans doute indépassable puisque le Moi s'assure de sa prétendue identité en confortant l'image fabriquée de lui que lui renvoient les adultes. « On m'adore donc je suis adorable. » D'ailleurs qui veut faire l'ange fait la bête : « Je suis un caniche d'avenir ; je prophétise. J'ai des mots d'enfant, on les retient, on me les répète : j'apprends à en faire d'autres » (p. 28).

Sartre est donc condamné à faire la bête tant qu'il n'aura pas pris conscience de son imposture et des contradictions du monde qui est le sien. Pour l'heure, il vit dans un paradis imaginaire quelque peu doucereux et fort inconsistant. Un univers où seul existe le Bien sans le Mal. Dans ce monde idéal il est le centre de tous les regards et de toutes les attentions. Ce monde est régi par la Providence et rien n'y est vraiment mauvais car tout est ordonné par Dieu. « Dans ce monde en ordre il y a des pauvres. Il y a aussi des moutons à cinq pattes, des sœurs siamoises, des accidents de chemin de fer : ces anomalies sont la faute de personne » (p. 31). Tout est simple et net : « Il y a de vrais méchants : les Prussiens, qui ont pris l'Alsace-Lorraine et toutes nos horloges […] » (p. 33).

Dans ce monde autocentré sur sa personne, le progrès lui-même devient la finalité de son existence inconsistante : « Mon grand-père croit au Progrès, moi aussi : le Progrès, ce long chemin ardu qui mène jusqu'à moi » (p. 31). Progrès qui fait de lui « un angelot en robe de mousseline bleue avec des étoiles dans les cheveux, des ailes » (p. 35), lors de la fête anniversaire de la fondation de l'Institut où sa « mère et Mademoiselle Moutet jouent du Bach à quatre mains ». Comédie familiale proprement grotesque qui dévoile ce qu'il est au fond : « cela montre ce que je suis au fond : un bien culturel » (p. 36).

Commence alors à se mettre en place la comédie littéraire : « la comédie de la culture », comédie qui va le cultiver malgré lui. Les deux comédies sont contemporaines et ont un même théâtre : l'appartement du grand-père. Mais la scène décisive va être le bureau-bibliothèque du grand-père, composé de plus de 4 000 livres, « il y en avait partout », lequel constitue une sorte de sanctuaire.

Le culte des livres se trouve ici à l'origine de la culture. Antérieure à l'apprentissage de la lecture se trouve être la vénération des livres : « Je ne savais pas encore lire que déjà je les révérais, ces pierres levées » (p. 37). Cette vénération suscite le désir de percer leurs mystères. L'imposante bibliothèque est une sorte de saint des saints qui condamne le jeune enfant à une vocation de grand lecteur par mimétisme ; il va reproduire les gestes caractéristiques des clercs et partager les valeurs propres à ce milieu. « Je fus préparé de bonne heure à traiter le professorat comme un sacerdoce et la littérature comme une passion » (p. 40). Adoration des livres et vénération de la culture humaniste.

Dans sa famille, tout le monde lit des livres et toute la famille le prépare à leur consacrer sa vie. D'où la formule prophétique et prémonitoire : « j'ai commencé ma vie, comme je la finirai sans doute : au milieu des livres » (p. 37). Cette omniprésence des livres témoigne de la toute-puissance de la culture.

La comédie de la lecture se met alors en place : l'enfant joue au lecteur alors même qu'il ne sait pas encore lire : « je ne savais pas encore lire mais j'étais assez snob pour exiger d'avoir mes livres » (p. 40). « Je voulus commencer sur l'heure les cérémonie d'appropriation. » L'enfant joue au lecteur, imitant en cela les gestes des lecteurs adultes, afin d'en acquérir imaginairement les pouvoirs.

Comédie de la lecture qui prépare la comédie littéraire. C'est sa mère qui, par la lecture à haute voix, va lui ouvrir l'univers sacré des livres (avec la lecture des « Fées », p. 41) et lui faire découvrir le pouvoir incantatoire de la langue : « À la longue je pris plaisir à ce déclic qui m'arrachait de moi-même » (p. 42)

À cette première cérémonie sociale correspond celle solitaire de la lecture, où l'enfant joue au lecteur, en imitant les gestes de celui-ci, afin d'acquérir imaginairement les pouvoirs de la culture va alors succéder la cérémonie de l'apprentissage de la lecture, narrée en aussi peu de lignes qu'il a fallu pour l'accomplir : « On décida qu'il était temps de m'enseigner l'alphabet. Je fus zélé comme un catéchumène ; j'allais jusqu'à me donner des leçons particulières : je grimpais sur mon lit-cage avec Sans famille d'Hector Malot, que je connaissais par cœur et, moitié récitant, moitié déchiffrant, j'en parcourus toutes les pages l'une après l'autre : quand la dernière fut tournée je savais lire » (p. 43). Cérémonie de l'apprentissage de la lecture fonctionnant comme un rite initiatique. Il est clair que la passion de lire est au principe de « l'être sartrien » : « J'étais fou de joie. » En conséquence : « On me laissa vagabonder dans la bibliothèque et je donnai l'assaut à la sagesse humaine. C'est ce qui m'a fait » (p. 44).

L'être sartrien est tout entier un produit culturel comme il l'explique fort bien dans la page 44. De la lecture et de la littérature datent les premières questions proprement philosophiques : comment comprendre les rapports des mots et des choses ? Au départ il y a une confusion entre les signes et les signifiés, confusion qui devra être interrogée : « hommes et bêtes étaient là « en personne » : les gravures c'étaient leur corps, le texte c'était leur âme, leur essence singulière » (p. 45). Le sens des mots c'est l'essence des choses. Découverte donc de l'étrange nature des signes ou symboles. Commence alors la découverte éblouie du monde pris dans le miroir de la bibliothèque. De ce goût pour les livres, et non pour les choses, procéderait l'idéalisme du jeune philosophe : « De là vint cet idéalisme dont j'ai mis trente ans à me défaire » (p. 46).

Il assume cet idéalisme absolu renvoyant à la saisie rien moins qu'illusoire de « l'épaisseur du monde » par les mots. De cette culture livresque divinisée et fétichisée surgit un questionnement inquiet : « ''De quoi'' parlent les livres ? Qui les écrit ? Pourquoi ? » La culture en ce moment d'apprentissage a une coloration religieuse et idéaliste : « ces Humanités-là nous ramenaient sans détour au divin. » (p. 52). Les livres sont sacrés et nous dévoilent par delà la beauté, « la présence charnelle de la vérité et la source des élévations les plus nobles » (p. 53). Nous sommes donc encore loin de l'idéalisme laïc dans lequel il se reconnaîtra plus tard. Pour le moment cet humanisme de prélat le conduit de façon ridicule mais touchante à s'identifier aux grands auteurs qu'il lit. Et dès cette époque il établit une familiarité avec les grands auteurs et traite avec eux sur un pied d'égalité.

Problème non résolu : « Mais jusqu'à quel point je croyais à mon délire ? C'est la question fondamentale et pourtant je n'en décide pas » (p. 61). La question de la sincérité est au centre de l'écriture de soi mais elle est indécidable. Ce qui est certain c'est que moitié lisant moitié trichant il s'est cultivé. « En tout cas mon regard travaillait les mots : il fallait les essayer, décider de leur sens, la Comédie de la culture à la longue me cultivait » (p. 63).

Mais d'autres lectures vont parallèlement le former : sa mère et sa grand-mère vont lui offrir des lectures clandestines, de vraies lectures d'enfant : « Cri-Cri, l'Épatant, Les Vacances, Les Trois Boys-scouts de Jean de la Hire et le Tour du monde en aéroplane, d'Arnould Galopin » (p. 64) : livres d'images achetés au « Kiosque à journaux situé à l'angle du boulevard Saint-Michel et de la rue Soufflot ». Constat lucide de Sartre adulte : « Je dois à ces boites magiques – et non aux phrases balancées de Chateaubriand – mes premières rencontres avec la Beauté » (p. 64). L'adulte qu'il est devenu avoue « aujourd'hui encore je lis plus volontiers les « Série Noire » que Wittgenstein » (p. 67).

Une fois de plus c'est la mère - amante et amie - qui le sort d'une imposture le forçant à jouer la comédie familiale du surdoué risquant de fait de le condamner à la folie : « les deux femmes invoquèrent le surmenage et la méningite » (p. 64). La grand-mère, la femme la plus spirituelle de la famille et surtout la plus critique, a percé à jour cette comédie ruineuse condamnant l'enfant à être adulte avant l'âge. Ce sont ces autres lectures, plus simples et plus naïves, qui vont le rapprocher de l'existence réelle où les héros noirs se confrontent aux héros blancs, les méchants aux bons. De cette période date peut-être son goût pour les héros populaires et son incoercible optimisme.

Mais les deux femmes distinguant entre vraies et fausses lectures, bonnes et mauvaises lectures, ne font que l'enfermer un peu plus dans la duplicité qui le définit alors. Poulou surpris par son grand-père à lire des « magazines, des romans d'aventure » condamne ce type de lecture et souhaite les brûler mais il entérine finalement le double-jeu auquel l'enfant est condamné : « Grand-père, il choisit l'indulgence navrée. Je n'en demandais pas plus et je continuai paisiblement ma double vie. » (p. 67).

Duplicité qui fait durablement partie de l'être sartrien puisque, comme il le dit, le philosophe adulte avoue préférer la lecture des « Série Noire » à celle de Wittgenstein !

Le premier et tardif contact avec l'institution scolaire, l'entrée en huitième au Lycée Montaigne et la découverte des règles communes à la scolarisation obligatoire vont le contraindre à « quitter le ciel », à « tomber de son île aérienne » et finalement à mettre un terme à la comédie familiale. Nul en orthographe (« le lapen çovache ême le ten ») sa place est selon l'administration non pas en huitième mais en dixième préparatoire ! (p. 68). Mais ce premier contact avec la réalité ordinaire, cette obligation de devenir vrai, est sans suite et sans effet car le milieu familial va amortir sa chute dans le réel en le retirant immédiatement du Lycée Montaigne pour lui donner un précepteur : « J'avais perdu, sans même y prendre garde, l'occasion de devenir vrai : on chargea M. Liévin, un instituteur parisien, de me donner des leçons particulières ; il venait presque tous les jours. » (p. 68). À l'école communale à Arcachon - sans doute à l'approche des vacances d'été - il a un traitement de faveur qui conduit à l'isoler de ses petits camarades et qui l'enferme une fois de plus dans la comédie familiale de laquelle il est esclave : celle du « caniche savant », distant et distinct des autres, et bien évidemment supérieur aux autres ! Constat ironique : « Moi, leur turbulence me fatiguait et je trouvais distingué de m'ennuyer auprès de M. Barrault pendant qu'ils jouaient aux barres » (p. 69). La fréquentation de l'Institution Poupon en 1914, à l'instigation de sa mère, permet à son tour à l'univers factice et clos de l'enfant prodige de se refermer aussitôt qu'entrouvert : « Au bout d'un semestre, ma mère me retira du cours : on n'y travaillait guère… » (p. 71). Retour alors aux cours particuliers à la maison avec pour préceptrice Mademoiselle Marie-Louise, « une jeune fille blonde avec un pince-nez». Troisième essai de formation et troisième échec : « Elle finit elle aussi par disparaître : on prétendait qu'elle ne m'apprenait rien » (p. 72).

Conclusion : « Jusqu'à dix ans, je restai seul entre un vieillard et deux femmes. »

Acte III : la fabrique du « monstre »

Toutes ces tentatives de scolarisation et d'entrée dans un monde scolaire normal sont donc autant d'échecs. Il n'a toujours pas réussi à se situer dans le monde et n'a pas découvert qui il est réellement. Il est toujours prisonnier de l'univers factice et clos de l'enfant prodige.

Mais on va assister bientôt à la fin des deux comédies de la petite enfance et de l'enfance également protégées et à la prise de conscience de l'imposture de la comédie familiale. Du même coup on va assister aussi à la révélation de sa contingence et de son inconsistance, découverte de la dure réalité suivante : on ne naît pas enfant, les adultes nous fabriquent une certaine enfance. « J'étais un enfant ce monstre qu'ils [les adultes] fabriquent avec leurs regrets » (p.72). Prise de distance critique à l'égard d'une enfance fabriquée et manipulée par les adultes. Ici « monstre » doit bien évidemment s'entendre au sens métaphorique ; au sens figuré et non au sens propre. L'enfant est non seulement un prématuré mais un pur néant : il n'est rien, ou plus exactement rien d'autre que ce que les adultes vont en faire.

Pourquoi est-il un « monstre »" ? Parce que les adultes le fabriquent avec « leurs regrets » en croyant qu'il va pouvoir devenir ce qu'ils n'ont pas été capables d'être, eux. Toute éducation est donc fondée sur la prise de conscience d'échecs redoublés. Non pas que l'éducation de Sartre soit un échec - il est bien devenu un clerc - mais il n'en est pas un vraiment puisqu'il ne s'identifie pas au rôle qu'on a voulu lui faire jouer !

Démontage de la comédie familiale par le philosophe adulte. Il use du décalage du discours rapporté et du décalage stylistique pour montrer comme il a été « refait » dans une prétendue formation qui est une déformation. Bref il ne s'identifie pas au rôle de normalien, d'agrégé, de professeur, d'homme de lettres, il refuse le rôle de « caniche savant » qu'on a voulu lui faire jouer. Mais bien évidemment ce n'est qu'après coup que Sartre adulte peut prendre conscience des pièges de la comédie enfantine et éducatrice. C'est devenu adulte qu'il prend conscience de sa contingence absolue celle d'un être voué au néant.

La crise de la conscience est la prise de conscience d'une imposture : « J'étais un imposteur. Comment jouer la comédie sans savoir qu'on la joue ? » (p. 73).Découverte conjointe de l'imposture et de la mauvaise foi. Succédant au vocabulaire de l'initiation, c'est maintenant le lexique du théâtre qui est systématiquement sollicité pour nous faire saisir la conduite élective de la conscience qui est celle de la mauvaise foi. « J'étais un faux enfant, je tenais un faux panier à salade, je sentais mes actes se changer en gestes. La Comédie me dérobait le monde et les hommes » (p. 73-74). Mais du même coup, ayant pris conscience de l'imposture qui était la sienne, son rôle en or de petit-fils modèle n'est plus possible et devient nécessairement « un faux beau rôle », « un rôle avec du texte, beaucoup de présence, mais pas de scène “à moi” » (p. 75). Plus que jamais il est donc piégé et manipulé par les grandes personnes et il n'a pas d'être à lui. Il ne peut plus jouer son rôle sans éprouver en même temps le sentiment de n'être qu'un faire valoir des adultes, ce que nous avions déjà compris par le mode du récit adopté par le narrateur. Le ton ironique employé nous a révélé la contradiction entre la naïveté de l'enfant et le caractère très retors de l'adulte.

Au moment où il découvre son imposture, il découvre celle des autres, celle de tous les autres et en particulier de ceux de la comédie familiale où chacun a tenu son rôle et donné la réplique aux autres : « ils [les autres] usaient de ma divine enfance pour devenir ce qu'ils étaient. » Il se découvre manipulé et aliéné. Aussi l'enfant ressent-il un malaise, (parallèle avec ce qui est décrit dans La Nausée), malaise qui lui révèle son absolue facticité. Au moment où « leurs cérémonies devaient le persuader que rien n'existe sans raison » (p. 75), il a le sentiment de sa contingence absolue : « ma raison d'être, à moi, se dérobait, je découvrais tout à coup que je comptais pour du beurre, et j'avais honte de ma présence insolite dans ce monde en ordre » (p. 76). Cette inconsistance qui est la sienne, elle aurait sans doute été dissipée par la présence d'un vrai père qui à travers sa filiation aurait assuré sa continuité d'être. Le Père aurait garanti dans un même mouvement ses origines et sa destinée. « Mon géniteur eût décidé de mon avenir : polytechnicien de naissance, j'eusse été rassuré pour toujours. » Mais faute de Père et d'héritage paternel il n'est rien de déterminé : Jean sans Père et Jean sans terre : « Faute de renseignement plus précis, personne, à commencer par moi, ne savait ce que j'étais venu foutre sur terre. » Abandonné donc sans père et sans raison d'être dans l'existence.

Du même coup il prend conscience de l'existence comme pure contingence. D'où son sentiment d'angoisse et de malaise et, plus bas, il précisera ce sentiment de néant qu'éprouve le moi qui n'est rien d'autre que prise de conscience de son néant. « Je n'étais pas : “je n'étais pas” consistant ni permanent; “je n'étais pas” le continuateur futur de l'œuvre paternelle ; “je n'étais pas” nécessaire à la production de l'acier : en un mot je n'avais pas d'âme » Et, un peu plus bas il conclut : « J'étais “rien”, une transparence ineffaçable » (p. 79).

Ce sentiment de malaise, de nausée devant son néant, est accru par le fait « qu'il ne fait pas bon ménage avec son corps », « victime de malaises douillets ». D'où le double sentiment d'une conscience de soi saisie comme « décompression d'être » et comme « inconsistance d'être ». Son corps n'est pas vraiment à lui et il appartient aux autres en raison de sa faiblesse corporelle (pesée quotidienne et prise de son pouls et de sa température (p. 77) ; aliénation corporelle qui correspond pour ainsi dire à son aliénation intellectuelle.

Décidément il est la chose des autres; son être lui est donné : « je me sentais devenir un objet, une fleur en pot. » Cette découverte de la contingence absolue de la conscience, elle s'oppose à la présence de M. Simonnot dans la Comédie familiale. M. Simonnot, lors de ses visites rue Le Goff, ce collaborateur à l'Institut, est présenté comme « une statue, un bloc monolithique, un être irremplaçable à l'univers », entendez à l'univers familial ! Cet être est passablement ridicule par son grand sérieux imperturbable et surtout par sa lenteur de réaction et de réflexion. Cet être est si assuré de son être et si convaincu de sa nécessité d'être ce qu'il est, (il est tout entier M. Simonnot), qu'il provoque par contraste la prise de conscience de la contingence absolue du jeune Poulou : « J'étais rien, une transparence ineffaçable. » Ce que découvre alors Poulou, et qui suscite son malaise, c'est le manque d'être inhérent à l'être de la conscience. Or le même M. Simonnot, absent à la fête de l'Institut des langues vivantes, « absent en chair et en os », son corps manque au monde. Mais du même coup Poulou découvre que « seul M. Simonnot manquait ». Il manquait, non pas parce que attendu il n'était pas là, mais parce que son existence et sa conscience ne pouvaient se résoudre et se comprendre que sur le mode de l'existence et de la présence des choses. Découverte redoutable, redoublée et brutale, de la facticité de la conscience qui ne peut être là sur le mode de l'existence des choses et qui ne peut être là sans cause ni raison. Problème : comment l'homme est-il là sans cause ni raison ? L'existence précède donc l'essence, existence elle-même sans raison. On comprend mieux dès lors que toute la Comédie familiale permet à l'enfant de se masquer la contingence de son existence, laquelle ne manque pas de se rappeler à son attention par son ennui, ennui repéré par de « bonnes amies de sa mère ».

Ennui scandaleux et incompréhensible aux bonne âmes car « un enfant gâté n'est pas triste, il s'ennuie comme un roi. Comme un chien » (p. 81). D'où cette très belle page : « Je suis un chien : je baille, les larmes roulent, je les sens rouler. » À l'expérience de la conscience est adjointe celle de la mort : « Je vis la mort. » La mort, il la voit sous des formes diverses et il note que « Dieu l'aurait tiré de peine », si la religion familiale n'avait pas été déjà pour lui et pour toute la famille une grotesque comédie. La religion familiale - de pure façade - dissimule un scepticisme inavoué : « Je fus conduit à l'incroyance non par le conflit des dogmes mais par l'indifférence de mes grands-parents. »

Bref sa rencontre avec Dieu (décrit plaisamment comme l'œil du Juge suprême c'est-à-dire de la mauvaise conscience) a été une rencontre manquée ! « Pourtant mes affaires allaient de mal en pis. » Pourquoi ?

Il prend peu à peu conscience de son petit corps et de sa laideur. D'où l'importance de la séance chez le coiffeur. « On lui avait confié sa petite merveille, il lui avait rendu un crapaud. »

Mise à mort de l'angelot d'Anne-Marie, qui doit reconnaître « l'évidence de sa laideur » et de son strabisme : « œil droit entrant dans le crépuscule » (p. 90). Mais lui prend non seulement conscience de sa laideur mais aussi de sa maladresse de cabotin qui en fait trop lors de la pièce jouée à l'hôtel de Noirétable : « J'en fis trop ; les suffrages allèrent à Bernard, moins maniéré ». Il répond sottement aux questions de Mme Picard. Il joue à être merveilleux et il est nul par défaut de sincérité. Du coup il est finalement obligé d'aller tout seul faire des grimaces devant sa glace.

Bref le comédien découvre que sous le masque il n'y a rien, rien d'autre que la volonté de jouer la comédie et cette comédie est l'expression de la puissance de néantisation de la conscience. Devant sa glace, le miroir ne lui renvoie que son inconsistance laide et informe, une image fade et écœurante de son propre néant, et cela sous la forme de la Méduse : « Sous mes yeux une méduse heurtait la vitre de l'aquarium, fronçait mollement sa collerette, s'effilochait dans les ténèbres » (p. 94).

Le comédien finit par ne plus prendre goût à cette comédie dès lors qu'il découvre qu'elle est par trop naturelle. La nature de l'homme, c'est l'artifice, ou plus exactement d'être artificieux, et du même coup mensonger et trompeur. Les hommes sont tous peu ou prou des comédiens. Résultat : plus personne ne prend Poulou, le petit comédien, au sérieux ! Découverte du même coup de la nausée et de l'ennui, de l'angoisse et de la mort, bref du néant ! Il est donc condamné à se réfugier dans l'imaginaire suite au « vitriolage » de l'ancien moi. Triple modalité de fuite : tantôt dans l'imaginaire littéraire - la préférence étant donnée au mode épique - tantôt dans l'imaginaire cinématographique - préférence donnée ici au mode sentimental et héroïque, - tantôt dans l'imaginaire musical - romantique : Schumann, Chopin.

Dans une longue métaphore filée, il se compare à un voyageur sans titre de transport coexistant avec un contrôleur qui le lui réclame. Embarqué dans le train de la vie, voyageur sans billet, il est contraint de s'inventer une destination conforme aux attentes des contrôleurs de son existence. Pour l'heure : « Enfant imaginaire, je me défendis par l'imagination » (p. 97).

Bref il se crée des aventures où il se plaît à se duper lui-même. Il joue un double jeu et un double rôle. Façon comme une autre de se donner un semblant d'importance lorsqu'on se sait n'être rien. « Orphelin de père. Fils de personne, je fus ma propre cause, comble d'orgueil et de misère ; j'avais été mis au monde par l'élan qui me portait vers le bien.» Élan moraliste déjà, et ceci pour toujours, son rôle préféré étant celui de redresseur de torts et de sauveur de la veuve et de l'orphelin.

Sartre n'est pas dupe de ce qu'il nomme son « idéalisme épique » qui « dans un siècle de fer » aura fait commettre à l'auteur la folle bévue de prendre la vie pour une épopée. La découverte du cinéma dans les salles obscures - comparées à des cavernes de voleurs - lui révèle le caractère magique du septième art, art populaire qui donne à voir l'invisible : « Je m'enchantais de voir l'invisible. » La magie de ce rêve éveillé, il la poursuit en lisant Jules Verne – Michel Strogoff – et le feuilleton de Michel Zévaco (Pardaillan) tout en écoutant Chopin. Toujours le double jeu et l'imposture : « Je menais deux vies toutes deux mensongères : publiquement j'étais un imposteur : le petit fils du fameux Charles Schweitzer ; seul, je m'enlisais dans une boulimie imaginaire » (p. 114). Un enfant vivant dans l'imaginaire, un enfant que les autres enfants n'invitent pas à participer à leurs jeux, un être délaissé et de trop : « n'importe : ça ne tournait pas rond » (p. 116). D'où l'enlisement dans une bouderie peu ou prou imaginaire car il se sent repoussé et écarté.

II. - Écrire

Nouvel acte, Acte IV, nouvelles comédies…

Dans sa vie, changement de comédie et passage à la comédie de l'écriture.

« J'écrivais par singerie, par cérémonie, pour faire la grande personne : j'écrivais surtout parce que j'étais le petit-fils de Charles Schweitzer » (p. 120). On apprend que ce sont des échanges épistolaires estivaux où il répond en vers à son grand-père qui le jettent dans cette dernière comédie. C'est sa mère qui lui apprend les règles de ce nouveau jeu. « Pour me faire mieux goûter mon bonheur ma mère apprit et m'enseigna les règles de la prosodie. » L'aspect technique de ce nouveau jeu est vite maîtrisé mais il ne suffit pas d'avoir un certain talent pour être un génie ! Ce dont Sartre adulte est bien évidemment convaincu : « J'ai retrouvé quelques-uns de ces poèmes. Tous les enfants ont du génie sauf Minou Drouet, a dit Cocteau en 1955. En 1912 ils en avaient tous sauf moi. » Cette compétition ludique entre deux hommes de plume de la même famille lui fait prendre conscience de la difficile tâche d'écrivain. « Au cours de mes chevauchées fantastiques, c'était la réalité que je voulais atteindre. » Pour lui, écrire, à cette époque « c'est une nouvelle comédie et une nouvelle imposture. » « C'est faire du cinéma ! », comme il l'écrit si bien.

Des vers il passe à la prose et fait ses premières armes d'écrivain dans ce qu'il nomme Un Cahier de romans. « Je me fis donner un cahier, une bouteille d'encre violette, j'inscrivis sur la couverture : “Cahier de romans”. Le premier que je menai à bout je l'intitulai “Pour un papillon” » (p. 121). Il découvre la magie des mots qui tiennent lieu et place des choses pour l'écrivain et ses lecteurs. « Rien ne me troublait plus que de voir mes pattes de mouche échanger peu à peu leur luisance de feux-follets contre la terne consistance de la matière : c'était la réalisation de l'imaginaire » (p. 121).

Le voilà investi d'un rôle de créateur puisque grâce aux signes il tire les choses du néant et leur donne un semblant d'être éternel. Les mots deviennent un analogon des choses. Mais il ne découvre pas simplement la magie des signes, il découvre également l'intertextualité sous la forme la plus facile et la plus transparent, celle du plagiat : « L'argument, les personnages, le détail des aventures, le titre même, j'avais tout emprunté à un récit en images paru le trimestre précédent. Ce plagiat délibéré me délivrait de mes dernières inquiétudes : tout était forcément vrai puisque je n'inventais rien » (p. 121).

Un délire se met en place : substance par soi et pour soi de l'imaginaire littéraire qui fait concurrence avec succès à la réalité ! La singerie est grotesque mais on n'a pas d'autre choix que celui d'imiter les autres avant d'avoir trouvé sa voie et sa voix ! Il joue donc un nouveau jeu : il joue à l'écrivain ! Sans illusion sur cette tentative, au demeurant fréquente, il écrit après et à distance : « Tout destinait cette activité nouvelle à n'être qu'une singerie de plus » (p.123). Bien que recopié de la main de sa mère son premier roman signé Poulou, « Le Marchand de bananes », ne reçoit aucunement l'agrément du grand-père ! Il ne s'agit pas plus ici de vraies écritures qu'il ne s'agissait précédemment de vraies lectures ! Le grand-père lance le jeu mais ne se laisse pas prendre au jeu ! Condamnées par le grand-père, les activités littéraires du petit-fils « tombèrent dans une semi-clandestinité ». 

Ces tentatives romanesques font la part belle au fantastique et à l'héroïsme, les deux passablement ridicules : « Étranges “romans”, toujours inachevés, toujours recommencés ou continués, comme on voudra, sous d'autres titres, bric-à-brac de contes noires et d'aventures blanches, d'événements fantastique et d'articles du dictionnaire…» (p. 130). Mais Sartre adulte regrette d'avoir perdu ces enfantillages car ils contenaient sans doute ses fantasmes les plus anciens et les plus profonds (crabes, araignées) et dévoilaient sa perversité secrète. Si Sartre adulte garde un intérêt pour ces enfantillages, c'est que l'écriture n'est pas un jeu parmi d'autres : c'est un jeu qui a décidé de sa destinée. C'est l'écriture qui, dans un même mouvement, le fait accéder à la conscience de soi et à la conscience du monde. Sa vraie généalogie est donc une généalogie livresque et scripturaire : « Je suis né de l'écriture : avant elle, il n'y avait qu'un jeu de miroirs ; dès mon premier roman, je sus qu'un enfant s'était introduit dans le palais des glaces. Écrivant, j'existais, j'échappais aux grandes personnes ; mais je n'existais que pour écrire et si je disais : moi, cela signifiait moi qui écris » (p.130-131). Bref son moi émerge désormais d'une conscience qui a pour projet d'écrire. L'écriture ne lui a pas seulement révélé les pouvoirs de l'imaginaire, elle l'a révélé à lui-même.

Mais Sartre adulte et philosophe s'empresse de déconstruire le récit d'une vocation qu'on aurait tendance à attendre ici. « C'était trop beau pour durer : je serais resté sincère si je m'étais maintenu dans la clandestinité ; on m'en arracha » (p.131). La joie précaire du jeune enfant censé avoir la bosse de la littérature va être contrebattue par le réalisme du grand-père. Le grand-père se méfie du sublime et il craint que le petit-fils ne devienne un écrivain maudit, s'abandonnant comme Verlaine aux pires turpitudes. « Tel un Moïse », Karl dicta « la loi nouvelle » : « Karl me ferait acquérir un savoir universel, je prendrais la voie royale : en ma personne l'Alsace martyre entrerait à l'École normale supérieure, passerait brillamment le concours d'agrégation, deviendrait ce prince : un professeur de lettres » (p.133). Il ne se livrerait à l'écriture qu'en dilettante et en amateur éclairé, foin du fantastique puéril, retour au réalisme le plus plat qui pour l'heure marque des points. « Comme tous les songe-creux, je confondis le désenchantement avec la vérité. Karl m'avait retourné comme une peau de lapin » (p.135).

Enfant doué et docile, Poulou se voue à « la carrière d'écrivain mineur ». Il apprend de son grand-père l'art de la description, comble de l'art pour la littérature réaliste et naturaliste, celle de la fin du siècle. Il devient comme malgré lui un écrivain sans être doué pour l'écriture et son style ne lui appartient pas en propre : il lui est imposé. Vocation réaliste qui devient rassurante et qui lui évite de sombrer dans un fantastique quelque peu dangereux. « Peignant de vrais objets avec de vrais mots tracés par une vraie plume, ce serait bien le diable si je ne devenais pas vrai moi aussi » (p.136). La littérature est donc pour l'heure une affaire d'application et de métier et pas d'inspiration et de génie. Ceci est rassurant et la voie est désormais toute tracée : normalien, agrégé, il deviendra un écrivain mineur mais honorable. Avenir peu enthousiasmant mais rassurant. La littérature comme bon placement : « J'étais titularisé, on avait eu la bonté de me donner un avenir et je le proclamais enchanteur mais, sournoisement, je l'abominais » (p.136).

L'enfant n'intériorise donc qu'en apparence et provisoirement la destinée d'écrivain réaliste. Reste qu'il est devenu écrivain par devoir familial et sans être véritablement doué pour l'écriture. « Par petites touches bien placées, Charles me persuadait que je n'avais pas de génie. Je n'en avais pas, en effet, je le savais, je m'en foutais » (p. 138). À plusieurs dizaines d'années de distance Sartre entérine la déformation scolaire et professorale voulue et cultivée par le grand-père chez son petit-fils : « Il est vrai que je ne suis pas doué pour écrire; on me l'a fait savoir, on m'a traité de fort en thème : j'en suis un ; mes livres sentent la sueur et la peine, j'admets qu'ils puent au nez de nos aristocrates » (p. 139). De fait sa vision du grand écrivain, comme « travailleur du verbe » s'accorde moins avec le définition que Kant donne du génie, « un favori de la nature », qu'avec le mot de Chateaubriand qui sert d'épigraphe à la section suivante : « Je sais fort bien que je ne suis qu'une machine à faire des livres » (p. 140). Il a intériorisé l'impératif familial qui le condamnait à devenir écrivain; il a troqué son Cahier de romans pour un Cahier de devoirs.

Faisant allusion à un texte de Kafka, il voit dans l'écriture une ascèse infernale le condamnant à un commandement : pas un jour sans une ligne ! « On m'a cousu mes commandements sous la peau : si je reste un jour sans écrire la cicatrice me brûle ; si j'écris trop aisément, elle me brûle aussi » (p. 139). Décidément la conscience est chez Sartre affaire de mauvaise conscience ! L'écrivain s'identifie au chevalier servant car il a alors « la tête épique ». Identification via la gravure de l'accueil triomphal de Dickens à New-York. L'écrivain-enfant, ou plutôt l'enfant-écrivain, sacrifie tout à sa vocation car il écrit pour sauver les hommes et pour se sauver en étant à son tour un héros.

Après coup, Sartre n'est pas dupe du tour de passe-passe illusoire qu'il était en train de se jouer et de jouer aux autres : « Je me lançais dans une opération simple et démente qui dévia le cours de ma vie : je refilai à l'écrivain les pouvoirs sacrés du héros » (p. 142). L'écrivain se représente alors comme un paladin susceptible de sauver l'humanité dont il serait le libérateur ! Humanité qui est censée l'attendre comme un libérateur. Il prend alors la pause de l'intellectuel dont la destinée est nécessaire, « les chevaliers errants que sont les écrivains étant condamnés à recevoir des marques passionnées de gratitude de leurs admirateurs »

Telle est donc la « nouvelle imposture », comme il le note lucidement, tentant de faire coïncider dans la mauvaise foi la « mission d'écrire » en ménageant « la liberté qui exalte » et « la nécessité qui justifie » (p. 146).

Problème: comment joindre les certitudes de Michel Strogoff (lequel héros est investi d'une mission supérieure qui justifie toutes ses aventures) à la générosité de Pardaillan (celle d'un héros pleinement libre de ses choix) ? Constat lucide : « Bref, je n'arrivais pas à me pigeonner tout à fait. Ni tout à fait à me désabuser. » Pour l'heure, dans ce double jeu qui est le sien, il s'inquiète de devenir un Pardaillan à la triste figure, un petit Don Quichotte aux exploits ridicules. Et plus que jamais il se sacrifie à sa vocation « À la vacance de mon âme succède la mobilisation totale et permanente : je devins une dictature militaire. » Cependant, faute d'ennemis à combattre et de cause à faire triompher, « l'écrivain paladin » au « chômage » revient à « son point de départ ».

C'est encore le grand-père Karl qui lui sauve la mise en le métamorphosant en écrivain-martyr sacrifiant sa vie au culte des valeurs éternelles que sont le vrai, le beau, le bien. Le voilà enrôlé dans les ordres : clerc laïc, il défendra et illustrera les valeurs de l'humanisme : « Les anciens propos de Karl, rassemblés, composèrent dans ma tête un discours : le monde était la proie du Mal ; un seul salut : mourir à soi-même, à la Terre, contempler du fond d'un naufrage les impossibles idées » (p. 150). Les deux figures de l'écrivain paladin et de l'écrivain-martyr se rejoignent alors dans le mythe bourgeois de l'intellectuel sauveur des masses : « Sales fadaises: je les gobais sans trop les comprendre.» Fadaises idéalistes qu'il partagera encore plus tard ! Mais une fois de plus la générosité n'est pas désintéressée : « J'acceptais le mythe odieux du Saint qui sauve la populace, parce que finalement la populace c'était moi : je me déclarais sauveur patenté des foules pour faire mon propre salut en douce et, comme disent les Jésuites, par dessus le marché. »

Toujours la culture de la mauvaise foi donc ! L'oscillation entre la figure de l'écrivain-héros et celle de l'écrivain-martyr débouche alors sur une étourdissante analyse de l'angoisse sous-jacente au désir de gloire : « Ma furie vint à bout de tout ; moqués, battus, certains auteurs avaient jusqu'au dernier soupir croupi dans l'opprobre et la nuit, la gloire n'avait couronné que leurs cadavres : voilà ce que je serais » (p. 158). Culte de la gloire et culte de la mort font bon ménage et ne font qu'un chez ce jeune garçon à demi-fou qui vit à « l'envers et tente entre neuf et dix ans de devenir tout à fait posthume ».

Plus que jamais la littérature incarne donc le salut : « le hasard m'avait fait homme, la générosité me ferait livre. » Écrire c'est surmonter la mort en se transformant en un livre et en participant, en tant que monument culturel, à l'éternité de l'Esprit. Objectif ancien et présentement avoué : « ensevelir la mort dans le linceul de la gloire. » La pétrification sous forme de mots et de livres, voilà le sens de toute sa destinée : « Moi, vingt-cinq tomes, dix-huit mille pages de texte, trois cent gravures dont le portrait de l'auteur. Mes os sont de cuir et de carton, ma chair parcheminée sent la colle et le champignon, à travers soixante kilos de papier je me carre, tout à l'aise » (p. 164). Pas d'autre solution pour échapper à la mort que de se transformer en une œuvre écrite passant à la postérité : « “C'est ça, je me crois immortel.” Rien n'était plus faux : je m'étais prémuni contre les décès accidentels, voilà tout ; le Saint-Esprit m'avait commandé un ouvrage de longue haleine, il fallait bien qu'il me laissât le temps de l'accomplir » (p. 166).

La comédie de la culture occupe donc plus que jamais le jeune Sartre, ce qui le conduit à être adulte avant l'âge et, pire, à vivre à l'envers : « Je choisis pour avenir un passé de grand mort et j'essayai de vivre à l'envers. Entre neuf et dix ans je devins tout à fait posthume. » Bref la folie menace et il continue à se « faire du cinéma » en posant au futur homme illustre ! « J'avais changé, l'enfant prodige était devenu grand-homme en proie à l'enfance. » Lisant ces récits truqués que sont les récits d'enfance des grands hommes, il se met alors à truquer par l'imagination sa propre vie, alors même qu'il n'a pas encore vécu, si ce n'est par procuration dans les livres ! « Je voyais ma mort par leurs yeux ; elle avait eu lieu, c'était ma vérité : je devins ma notice nécrologique » (p. 174).

 Bref il a joué le rôle imposé au delà de toutes les espérances des adultes : « Mon délire était manifestement très travaillé. » C'est la remarque d'un de ses amis, premier lecteur de cette impossible autobiographie (« Vous étiez, me dit-il, encore plus atteint que je n'imaginais. »), laquelle fournit à l'auteur une transition lui permettant d'expliquer que son délire n'était qu'une comédie de plus qu'il se jouait pour échapper à l'angoisse de n'être rien : « Je n'avais pas choisi ma vocation : d'autres me l'avaient imposée » (p. 174).

Dernier acte : Acte V : la folie et… sa résolution partielle…

« Or j'étais devenu tout à fait fou. Deux événements, l'un public et l'autre privé, m'avaient soufflé le peu de raison qui me restait » (p. 176). De la folie à la pseudo-guérison… ou comment la névrose littéraire ne saurait se guérir que par la fuite en avant, fuite toujours renouvelée dans un congé littéraire si révolté soit-il ! Sa personnalité va prendre ses distances par rapport à sa fuite dans un imaginaire névrotique, devenu névrotique en raison de deux événements dont il ne peut saisir la signification qu'après coup. 

Le premier, c'est la guerre pour de bon et pas pour de rire, celle de 14-18. Le télescopage de la fiction et de la réalité va lui révéler le caractère grotesque de ses récits d'aventures héroïques où il se rangeait du côté des « Bons Français » et la découverte de ce que Louise appelait « ses élucubrations » (p.180). Honte devant la réalité tragique qui dégonfle « les sornettes » de la littérature prétendument héroïque (p. 181). La fausseté de ce qu'il écrit et l'imposture de son cabotinage lui sautent aux yeux : honte devant son histoire du soldat Perrin enlevant le Kaiser. Son manuscrit est détruit : « Finalement j'emportai mon Cahier sur la plage et je l'ensevelis dans le sable. Je n'écrivis plus » (p. 181).

Second événement décisif : son entrée au petit lycée Henri IV en 1915. Là encore il s'agit du choc de la réalité, choc cruel qui fait s'effondrer les désirs de vaine gloire. « À la première composition je fus dernier. » « Soumis à des comparaisons perpétuelles, mes supériorités rêvées s'évanouirent : il se trouvait toujours quelqu'un pour répondre mieux ou plus vite que moi » (p. 185). Il découvre « la froidure démocratique de la loi » laquelle loi de l'égalité démocratique le contraint à ne devoir ses succès qu'à lui-même, c'est-à-dire à ses efforts. Les travaux scolaires ne lui laissent donc plus le temps d'écrire. Joie d'obéir à la loi commune : « Enfin j'avais des camarades ! » Découverte de la nécessité d'exister par soi-même. Prise de conscience d'une neuve liberté enfin aux prises avec l'existence réelle. « Sec, dur et gai, je me sentais d'acier, enfin délivré du péché d'exister » (p. 187). Découverte de la camaraderie vécue sous la forme du groupe en fusion.

Les deux événements – guerre et scolarité – ont une dimension sociale et relèvent de la nécessité. Ce contact avec la réalité met fin à la comédie familiale. La solitude, c'est fini ! Il apprend à exister avec les autres. Découverte de l'amitié : les amis, Bercot, Bénard, Nizan viennent contrebalancer l'influence de la famille. Mais en profondeur la vocation d'être écrivain se maintient renforcée sans doute par le fait que « Nizan souhaitait écrire ». Il est condamné désormais à se mesurer aux autres et donc à faire des efforts pour faire valoir et reconnaître son ambition littéraire. Aussi, qu'il le veuille ou non son caractère est déterminé par sa névrose littéraire. « Je m'étais pris pour un prince, ma folie fut de l'être. Névrose caractérielle, dit un analyste de mes amis. Il a raison : entre l'été 1914 et l'été 1916 mon mandat est devenu mon caractère, mon délire a quitté ma tête pour se couler dans mes os » (p. 193). Sa vocation imposée – par la famille – transforme sa vie en un destin que bon gré mal gré il fait sien. Il se sent arraché à la monotonie des jours tous semblables, condamné à conquérir sa destinée au travers de ses projets. D'où son choix d'une image décisive : celle « du canot qui semblait décoller du lac » (p.194), lors de tests projectifs en 1948. Image qui exprime au mieux sa volonté d'arrachement du donné : « La seule raison de mon choix m'apparut tout de suite : à dix ans j'avais l'impression que mon étrave fendait le présent et m'en arrachait ; depuis lors j'ai couru, je cours encore. » (p. 194-195).

Sa course c'est désormais celle qui le pousse vers l'œuvre à venir. Sa loi va désormais être celle de l'auto-dépassement : « Tout changea dès que ma vie prit de la vitesse ; il ne suffisait plus de bien faire, il fallait faire ''mieux à toute heure'' » (p. 198). Il fait du « progrès » – la vieille notion de la bourgeoisie du siècle précédent - son moteur à explosion : « J'avais fourré le progrès continu du bourgeois dans mon âme et j'en faisais un moteur à explosion » (p.199). Sa libération indéfinie et interminable est présentée symboliquement comme « une fuite en avant ». L'insatisfaction est son tourment, le désir de mieux faire devient son souci permanent. Décidément l'autocritique nécessaire et permanente ne lui fait pas peur : « pour l'autocritique, je suis doué, à la condition qu'on ne prétende pas me l'imposer » (p. 200). Problème : l'autocritique systématique, pour être libératrice, n'est-elle pas condamnée à rester artificieuse ? Sans doute, mais elle est le produit et le gage de sa liberté. Et, comme on dit vulgairement : « L'espoir naturellement fait vivre. » Du coup, dit-il : «  Mon meilleur livre c'est celui que je suis en train d'écrire » (p. 202). Ce qui n'empêche pas le progrès de la lucidité. « Naturellement je ne suis pas dupe : je vois bien que nous nous répétons. »

 

Épilogue.

Après avoir évoqué ses premières œuvres et tout particulièrement La Nausée (« Je réussis à trente ans ce beau coup : d'écrire dans La Nausée – bien sincèrement, on peut me croire – l'existence injustifiée, saumâtre de mes congénères et mettre la mienne hors de cause » (p. 211), il prend acte des changements qui l'ont fait et dont il a voulu témoigner au travers de son impossible auto-biographie. Un essai d'autobiographie qui est une réelle auto-critique où il règle ses comptes avec son passé.

Sans doute l'une des visées initiales de l'auteur des Mots était-elle de prendre congé à jamais de la littérature pour s'engager entièrement et sans phrases aux côtés des opprimés en lutte. Mais sa façon de prendre congé est une poursuite de son activité littéraire (qui va lui offrir le Nobel de Littérature !). Belle démonstration de la positivité de la négativité ! La comédie de la culture ne l'a pas en vain bel et bien cultivé.

Constat final : « J'ai changé » (p.211). Certes il a changé en ce sens qu'il s'est délivré pour finir de la religion de la culture qui avait pris chez lui la place de la foi en Dieu. Son erreur a été de confondre la littérature et la religion. « Écrire, ce fut longtemps demander à la Mort, à la Religion sous un masque d'arracher ma vie au hasard. Je fus d'Église. Militant, je voulus me sauver par les œuvres ; mystique, je tentai de dévoiler le silence de l'être par un bruissement contrarié de mots, et surtout je confondis les choses avec leur noms : c'est croire » p. 210-211). Il a changé puisqu'il a non seulement découvert sa laideur et son erreur et surtout il a pris conscience des billevesées du romantisme révolutionnaire.

Sartre sait sans doute mieux que quiconque les limites de ses engagements gauchistes, fruits d'un humanisme idéaliste. Reconnaissance finale donc de la négativité qui s'impose à lui, à nous, à tous. Mais l'écriture est sa destinée personnelle malgré tout, l'écriture restant la dernière foi de l'homme sans foi : « J'ai désinvesti mais je n'ai pas défroqué : j'écris toujours. Que faire d'autre ? Nulla dies sine linea » (p. 212). Pas de liquidation donc de l'héritage littéraire. La littérature « c'est un produit de l'homme » parmi d'autres, mais qui donne du moins un sens à son existence. Car dans ce produit : « il s'y projette, s'y reconnaît : seul, ce miroir critique lui offre son image » (p. 212-213).

D'où la nouvelle version de la parabole du voyageur sans billet - « je suis redevenu le voyageur sans billet que j'étais à sept ans ». Il continue à écrire - parce que… , dit-il, il ne sait rien faire d'autre ! Il est voué à rester un clerc : « C'est mon habitude et puis c'est mon métier » (p. 212). Au moment même où il prétend rompre avec son passé en le détruisant, il le fait revivre de façon originale et inoubliable prolongeant son œuvre d'écrivain de manière singulière. De fait Les Mots ne sont pas les derniers mots de Sartre et il va continuer à « prendre sa plume pour son épée », comme il dit, sa révolte trouvant de nouveaux mots pour dire ses raisons car On a raison de se révolter. Impossibilité de liquider la dette existentielle sans se liquider soi-même. Il ne peut donc que prendre acte de sa dette culturelle : « J'ai commencé ma vie comme je la finirai sans doute : au milieu des livres » (p. 36).

Cette dette étant inévitable et impayable, il clôt son texte sur une formule riche d'intertextualité en reprenant et en inversant les termes d'une célèbre formule de Rousseau : « Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n'importe qui » (p. 214).

Leçon 3 : L'écriture de soi

Le thème au programme est à la fois daté et situé, complexe et ambigu, l'écriture de soi n'allant pas de soi.

Écriture par définition personnelle, voire intime et secrète, pas nécessairement publique et publiée, elle s'adresse cependant toujours - directement ou indirectement - , aux autres, à d'autres ; elle est donc l'écriture de chacun et de tous, d'un moi scripteur qui n'est pas nécessairement un écrivain mais toujours un auteur et un acteur. Comme telle elle est d'emblée problématique : toute écriture n'est elle pas écriture de soi ? Mais, inversement, est-il possible de saisir le moi dans et par l'écriture de soi ? Cette écriture n'est-elle pas à la fois vide et vaine ? Toutes ces questions sur la possibilité, la nature, la fonction, l'utilité ou la vanité de cette forme d'écriture se compliquent du fait que l'écriture de soi est non seulement celle d'un moi singulier, situé et temporel, mais celui du choix d'un genre d'écriture de soi particulier (mémoires, confessions, journaux). Écritures situées et datées, singulières et plurielles, Les Confessions de Rousseau, Les Mots de Sartre, Les Mémoires d'Hadrien de Yourcenar relèvent de ce même genre d'écrits. Essayons donc de sérier et d'éclairer quelques difficultés soulevées par l'association de ce thème aux trois œuvres au programme qui sont retenues : Les Confessions, de Rousseau, Les Mots, de Sartre, Les Mémoires d'Hadrien, de Yourcenar.

Ce thème - ainsi formulé - est différent et plus vaste que celui de « récit de vie » ou celui d'« autobiographie », ou encore de « mémoires ». La formule retenue renvoie explicitement et littéralement à un article de Michel Foucault, « L'écriture de soi[5] ».

L'écriture de soi, inventée en Grèce à l'époque hellénistique puis romaine, pratiquée principalement chez les Stoïciens, et mise en pratique par Marc-Aurèle dans ses Écrits pour lui même, cette écriture, selon Foucault, fait partie des arts de soi-même; techniques grâce auxquelles le scripteur cherche à se connaître et à se corriger, à s'étudier et à se prendre en mains. Cette écriture de soi ne va pas de soi et relève de ce que Foucault appelle « le souci de soi ». Il faut se connaître et prendre soin de soi-même alors que cela ne va pas de soi et ne garantit ni l'amendement ni la correction de soi-même, car la connaissance de soi et le gouvernement de soi sont aussi nécessaires qu'improbables. La thèse de Foucault, examinant les écrits les plus anciens des premiers chrétiens, par exemple la Vie d'Antoine de saint Athanase, c'est que l'écriture de soi ne vise pas à une connaissance gratuite du moi mais au contraire à une connaissance intéressée du moi. Il s'agit en se connaissant de se purifier afin de se corriger et de moins pécher. L'écriture de soi est donc une étape initiale dans la démarche ascétique. La connaissance soi est en vue de la maîtrise de soi et de la purification de soi. « Que l'écriture remplace les regards des compagnons d'ascèse : rougissant d'écrire autant que d'être vus, gardons-nous de toute pensée mauvaise. Nous disciplinant de la sorte, nous pouvons réduire le corps en servitude et déjouer les ruses de l'ennemi » saint Athanase. Cette écriture où le « je » se distingue du « moi », et donc le sujet des autres, prend d'emblée la forme d'un aveu et d'une confession dont les hommes et Dieu seront les juges. Du même coup l'écriture de soi, par la médiation des autres qu'elle suppose, « constitue une épreuve et comme une pierre de touche ». L'écriture de soi est une épreuve de vérité où se joue le salut de l'âme d'un homme qui doit être non seulement véridique mais sincère.

 Foucault rappelle qu'on retrouve ce culte de la connaissance de soi par l'écriture de soi chez le Stoïciens. « Il faut lire, disait Sénèque, mais écrire aussi. » Il rappelle qu'Épictète, qui pourtant n'a donné qu'un enseignement oral, insiste dans ses Entretiens, à plusieurs reprises sur le rôle de l'écriture de soi comme exercice personnel ; on doit « méditer », « écrire », « s'entraîner », et il dit : « Puisse la mort me saisir en train de penser, d'écrire, de lire cela. » Et on se souviendra ici des Écrits pour lui-même de Marc-Aurèle qui exemplifie bien ce qu'est la véritable écriture de soi. L'écriture de soi est donc liée à une méditation personnelle visant une sagesse pratique.

Dans l'Antiquité elle prend deux formes : tantôt celle des notes ou journaux intimes (« hypomnêmata »), écrits qu'on appelait des Mémoires, tantôt celles de lettres de correspondance adressées à des amis choisis. Exemples : Lettres à Pythoclès d'Épicure, ou Lettres à Lucilius de Sénèque.

Dans le premier type de textes, l'écriture n'a plus une fonction économique ou politique mais gnoséologique et pratique. Elle ne sert plus au commerce des biens et/ou au commandement des hommes mais à la connaissance de soi et au gouvernement de soi-même. Le « Je » investit le champ de l'écrit et celui-ci devient un instrument privilégié de la connaissance de soi au grand dam d'un… Socrate qui obéit à l'injonction delphique : « Connais-toi toi même » – mais qui, comme le rappelle Nietzsche, est « le philosophe qui n'écrit pas ». Dans ces Mémoires, ou Pensées, très répandues dans le public cultivé, il s'agit moins de consigner les menus événements d'une existence, ou les lectures en cours, que de développer des réflexions personnelles sur ce qu'on a vu ou entendu afin de se connaître pour mieux se conduire. Bref il s'agit de méditer les faits et gestes mais aussi les paroles d'une vie, de réfléchir aux actions dont on a été responsable ou victime. Mais Foucault précise : « Il s'agit non de poursuivre l'indicible, non de révéler le caché, non de dire le non-dit, mais de capter au contraire le déjà dit ; de rassembler ce qu'on a pu entendre ou lire, et cela pour une fin qui n'est rien de moins que la constitution de soi. » L'écriture de soi de Marc Aurèle fait partie des devoirs quotidiens de l'empereur-philosophe. Il s'agit de passer du désordre de l'existence vécue au jour le jour à l'ordre d'une sagesse qu'aucun événement inopiné ne saurait troubler. Elle a donc, explique Foucault « une fonction ''éthopoétique'' : elle est un opérateur de la transformation de la vérité en ''êthos''. » Bref, dans une perspective stoïcienne, il s'agit d'avoir soin de soi pour ne pas avoir de souci concernant l'avenir, étant devenu plus sage. Réflexion sur soi et recueillement de soi qui doit déboucher sur une maîtrise de soi volontaire et sur le gouvernement de soi. Le carnet de notes intelligemment tenu de nos faits et gestes, et de nos paroles, évite donc qu'on se disperse stupidement dans de vaines occupations. On se souvient que, dans la philosophie stoïcienne, la folie consiste à se soucier de ce qui ne dépend pas de nous et que la sagesse consiste à prendre soin de ce qui dépend entièrement de nous : bien faire ce qu'on a présentement sur les bras. La sagesse ne peut être qu'actuelle et active. La visée de l'écriture de soi, c'est donc de développer l'assurance de soi par la connaissance de soi, laquelle est une réappropriation de soi par l'écriture de soi. « Le scripteur constitue sa propre identité à travers cette récollection des choses dites. » Cette écriture de soi est une écriture pour soi et à usage personnel et privé, elle entretient la mémoire et exerce le jugement pratique. Elle constitue, nous rappelle Foucault, « un “logos bioethicos”, un équipement de discours secourables » au plan pratique.

Une autre tradition proche des hypomnêmata est celle des correspondances. La correspondance, par définition, s'adresse à un destinataire singulier quand elle n'est pas écrite pour un plus large public. Ici Foucault se réfère principalement aux Lettres à Lucilius de Sénèque mais aussi à la correspondance de Pline le Jeune ou à celle de Marc-Aurèle ou de Plutarque. Pour Foucault il ne faut pas durcir schématiquement l'opposition entre notes et correspondances : « Les carnets de notes, qui, en eux-mêmes constituent des exercices d'écriture personnelle, peuvent servir de matière première à des textes qu'on envoie aux autres. En revanche la missive, texte par définition destinée à autrui, donne lieu elle-aussi à un exercice personnel. » En conséquence, remarque Foucault, la lettre agit par le même acte d'auto-éducation, sur le destinataire et sur celui qui l'écrit. Elle constitue un récit écrit de soi-même par lequel on se place sous le regard d'autrui; elle engage à vivre sous ce regard sans avoir rien à cacher, mettant ainsi en pratique la maxime morale : « Nous devons régler notre vie comme si tout le monde la regardait. » Son style, dit Foucault, doit-être « simple, libre dans sa composition, dépouillée dans le choix des mots car chacun doit y révéler son âme ». Sans doute les Lettres peuvent être de différents genre ou styles selon leur fonction : consolatrice, exhortative, conseilleuse, philosophique ou scientifique, mais dans tous les cas la Lettre opère autant un travail sur soi que sur l'autre. Le scripteur y est en jeu autant que le destinataire. Elle implique d'abord une connaissance de soi et surtout une présentation choisie de ce qu'on estime être son moi et lui appartenir en propre. Écrire c'est se montrer à l'autre mais selon la pose qui, à tort ou à raison, est censée nous mettre en valeur. Elle présuppose donc un examen de conscience et une évaluation de soi. Nos actes sont rapportés à nos valeurs ainsi que nos conduites par rapport à nos préceptes de vie. La Lettre fait donc partie des techniques d'askèsis, c'est-à-dire du travail de soi sur soi. Mais l'action sur le destinataire n'est pas moins évidente lorsqu'il s'agit - cas de Sénèque - d'exercer une activité directrice de l'esprit sur un disciple plus jeune. La Lettre aménage donc une sorte de face à face pédagogique. La pratique de la Correspondance est liée au constat que toute ascèse spirituelle a besoin de l'autre et que cette réciprocité enrichit autant celui qui donne que celui qui reçoit car c'est aussi en enseignant que l'on s'instruit. C'est ce que note Foucault en soulignant la richesse de cet échange épistolaire quasi dialogique. « La réciprocité que la correspondance établit n'est pas simplement celle du conseil et de l'aide ; elle est celle du regard et de l'examen. […] Par la missive on s'ouvre au regard des autres et on loge le correspondant à la place du Dieu intérieur. » Il y a donc un échange de services pour ce qui est de la formation de l'âme rationnelle et raisonnable. D'où la fonction "éthopoïétique" de l'écriture de soi qui, selon lui, est « un opérateur de la transformation de la vérité en ethos. « Le récit épistolaire de soi-même permet, en faisant coïncider le regard de l'autre avec celui qu'on porte sur soi, de transformer la vérité sur soi-même en technique de vie droite. L'éthique étant conçue ici comme un art de vivre. Les Lettres participent au soin de soi et de son âme. Point thématisé dans les Entretiens d'Épictète.

Idem chez les Épicuriens où on retrouve la même préoccupation : « Il n'est jamais ni trop tôt ni trop tard pour s'occuper de son âme. » De ces textes naît le projet moderne d'écriture de soi à des fins de connaissance de soi et de réforme de soi. Certes les Grecs n'ont pas à proprement parler produit une forme définie et codifiée de l'écriture de soi. La principale raison étant qu'ils ignorent les catégories du « sujet » et de la « conscience de soi » et qu'ils comprennent l'éthique comme une soumission de l'ordre humain à l'ordre naturel. La singularité de l'individu n'a pas de valeur en soi et doit s'effacer devant la beauté et la bonté de l'ordre du monde. Ordre du cosmos qui dépend des dieux. Ne faisons pas de contresens sur le « Connais-toi toi-même » de Socrate : il ne s'agit pas d'une introspection psychologique mais de la reconnaissance par l'homme de sa finitude au sein du cosmos. Se connaître, c'est reconnaître que l'homme n'est qu'une partie du Grand Tout. De même que chez les Stoïciens et chez les Épicuriens, l'écriture de soi et l'écriture aux autres font partie des exercices proprement éthiques permettant de retenir et d'assimiler les règles de conduite participant à la direction de l'âme et garantissant la droiture des actions.

Mais dès l'instant où les Écritures font de l'Homme une créature de Dieu, créature qui s'est séparée volontairement de son Père par sa faute et son péché d'orgueil, la connaissance de soi et l'écriture de soi changent de sens et de portée. C'est ce que note Gusdorf dans La Découverte de soi[6].

Avec le judéo-christianisme, la connaissance de soi et la connaissance de Dieu se trouvent étroitement liées puisque nous avons été conçus à l'image de Dieu. Se connaître soi-même, ce n'est plus se reconnaître comme une individualité biologique singulière au sein de la nature. C'est découvrir la nature que Dieu nous a conférée généreusement et gracieusement, nature que nous avons perdue par notre faute, méchamment. C'est Dieu, et non la Nature, qui explique ce que nous sommes. L'âme alors change de sens, elle n'est plus simplement principe de vie ou de mort organique mais elle est principe de vie ou de mort spirituelles. Fils de Dieu, nous devons apprendre à nous retrouver en notre provenance et ascendance divines. Se connaître, c'est reconnaître en nous une certaine image de Dieu. Tout homme ayant été créé à l'image de Dieu et devant aimer son prochain comme soi-même. Saint-Bernard peut écrire : « C'est en effet une image de Dieu qu'est toute âme raisonnable. Ainsi celui qui cherche en soi l'image de Dieu y cherche aussi bien son prochain que soi-même et qui la trouve en soi pour l'y avoir cherchée c'est telle qu'elle est en tout homme qu'il la connaît[7]. » Le moi est dévalorisé en tant que tel et n'a de valeur que par rapport au Créateur. Connaître son âme c'est savoir reconnaître sa nature déchue par notre propre faute. L'homme ne sait plus et ne peut plus se retrouver tel que Dieu l'a créé. Les Écritures sont donc essentiellement le miroir de nos faiblesses. La connaissance de soi est donc un jugement douloureux de soi par Dieu puisque se connaître, c'est se reconnaître pécheur et se saisir comme témoin d'une grandeur perdue. L'homme reconnaît et découvre qu'il n'est que néant par rapport à Dieu. François Mauriac écrira dans son Journal: « Nul ne peut se regarder en face qu'à genoux, par terre, et sous le regard de Dieu. » Autrement dit ceux qui veulent s'élever seront abaissés, les premiers seront les derniers. La connaissance intellectuelle de soi n'est plus un gage de délivrance puisque la libido sciendi - le désir de savoir - peut être malin et maléfique. Bref la vraie connaissance de soi-même est dédain de soi et non complaisance à soi. Pour se connaître il faut accepter de comparaître devant Dieu.

C'est pourquoi chez tous les Chrétiens, et pas seulement chez Augustin, la connaissance de soi est d'abord la confession de nos péchés. On ne peut plus séparer désormais la connaissance de la félicité de Dieu de celle des malheurs de l'homme pécheur. On ne peut pas séparer la connaissance de la grandeur de Dieu de celle de l'abaissement de la créature. Cette connaissance de l'homme comme créature de Dieu c'est la prise de conscience de la double nature de l'homme : nature primitivement bonne, actuellement et activement mauvaise. Par une sorte de paradoxe : transcender la connaissance de soi mène à la négation du moi en se détournant de l'amour de soi. L'homme ne retrouvera son être que s'il sait aimer Dieu en se détournant de l'amour de soi. La foi en Dieu et la religion de Dieu sont nécessaires pour recouvrer un minimum de consistance et d'être. Pour se connaître et s'atteindre l'homme doit passer par Dieu en confessant ses péchés. C'est ce que signifie sans doute la formule liminaire des Confessions de saint Augustin : « Et cependant, l'homme, cette part médiocre de votre création veut vous louer. C'est vous qui le poussez à mettre sa joie à vous louer, parce que vous nous avez créés pour vous, et que notre cœur est inquiet jusqu'à ce qu'il repose en vous. » L'ignorance de l'homme a donc laissé place à l'inquiétude de l'homme touchant son être. Le chrétien doit appendre à distinguer sa nature historique déchue et pervertie par sa faute, de sa nature primitive, bonne et belle car conforme au plan divin. L'homme, la créature, ne peut trouver son repos que dans son créateur, Dieu.

Ce sont les Écritures des Apôtres et des Saints qui deviennent juges des écritures de soi. L'écriture de soi devient confession de soi puisque c'est Dieu et non le logos qui est l'ultime juge. C'est parce qu'il parle davantage de la bonté de Dieu que de la gravité de ses fautes que les Confessions d'Augustin sont utiles aux hommes. Les Confessions d'un saint Augustin sont donc le contraire de l'Apologie de Socrate par Platon. Le tribunal de la Pénitence ne peut pas être confondu avec le tribunal de la Justice. Il s'agit d'assurer son salut en avouant ses péchés, il ne s'agit pas de confirmer sa gloire en avouant son innocence.

Le commerce avec Dieu n'obéit pas aux mêmes règles et aux mêmes valeurs que le commerce avec les hommes. La confession est essentiellement un acte de contrition où l'homme en avouant ses péchés, péchés comme effets de sa finitude, demande à son Créateur et Rédempteur de le sauver des passions qui le perdent. La connaissance de soi devient donc inquiète et urgente. Il faut se connaître soi-même pour se sauver. Les Confessions présentent la quête de Dieu comme unique voie de salut. Il ne s'agit plus d'écrire sa vie, il s'agit d'enseigner comment une vie de pécheur peut être sauvée par l'accès à la Vie éternelle, celle du Christ. C'est la rencontre de Dieu qui sauve Augustin, c'est parce que la créature reconnaît son créateur qu'elle peut se connaître. Les Écritures deviennent la condition d'une écriture vraie de soi sur soi. Il faut donc réapprendre à retrouver Dieu, il faut savoir se mettre en présence de Dieu, si on veut se comprendre soi-même et s'exprimer justement. La connaissance de Dieu est première et principielle par rapport à la connaissance du moi. Et, la confession des ses fautes est pour Augustin un hymne à la grandeur de Dieu ; l'aveu de la défaillance humaine est une louange du Créateur. « Les treize premiers livres des ''Confessions'', écrit-il dans ses Rétractations, louent le Dieu juste et bon de mes maux et de mes biens. » Augustin confesse donc plus la faiblesse de la créature qu'il ne se confesse sa faiblesse. Il se mortifie moins qu'il n'exalte la grandeur et la gloire de Dieu. « Confiteor, tibi Pater », le souvenir des erreurs et des fautes est moins un motif de remords que de gratitude car nos épreuves sont autant d'occasions de rachat : «Tu es grand, Seigneur et très digne de louanges, grande est ta force et ta sagesse, et ta sagesse échappe au calcul. Parcelle de la Création l'homme veut te louer. »

Par delà l'abaissement de l'homme, c'est donc la grandeur de Dieu qui est célébrée.

Leçon 4 : Les différentes formes de l'écriture de soi

Ces formes sont non seulement multiples mais équivoques. Cela pour deux raisons majeures : la première c'est que, comme l'a remarqué Gusdorf dans les Écritures du moi, premier tome de ses Lignes de Vie, « Toute écriture de soi-même ne prend pas la forme explicite d'une autobiographie car le premier homme qui prend la parole pour dire et écrire son nom inaugure une nouvelle modalité de la présence de l'homme dans le monde. Toute écriture, à partir de la première, est écriture de soi, signature d'un individu qui s'ajoute à la nature, se donnant la possibilité d'en redoubler en esprit et d'en figurer les significations. Se dire soi-même, s'énoncer à la face du monde et des hommes, c'est se présenter à soi-même sous un jour nouveau même si l'on se borne à s'affirmer soi tel que l'on est ou tel qu'on croit être[8]. »

Écrire c'est l'acte le plus personnel qui soi, acte qui ne va pas de soi et qui est une manifestation unique du moi. Même si elle n'est pas une écriture en première personne prenant pour objet le moi l'écriture est donc une manifestation de soi. L'écriture, prise pour ainsi dire dans sa matérialité graphique, celle de l'écrivant formant des lettres avec de l'encre sur du papier, ou celle de l'écriture plus spirituelle de l'écrivain qui a une écriture propre car il vise à soigner le style qui est celui de son écriture. Ces deux formes de l'écriture, immédiate ou calculée, sont autant de projections naïves ou étudiées du moi. Bref toute écriture est écriture de soi puisqu'elle est une expression du sujet écrivant.

La seconde raison c'est que lorsque l'objet de l'écrivant ou de l'écrivain n'est pas le moi, c'est-à-dire lorsque le sujet n'a pas pour objet propre de l'écriture le sujet, le moi, il décrit inévitablement ce qu'il vise de son point de vue singulier et propre et ce, le plus généralement à son insu. Ainsi, comme on le verra, Yourcenar a beau vouloir s'effacer le plus possible derrière le portrait de l'empereur Hadrien qu'elle nous propose il n'en reste pas moins que son portrait d'Hadrien est son propre portrait. Le personnage du roman historique en question est sa créature et cette créature fictive est étroitement reliée à la personnalité de l'auteur du roman historique en question. Bref le roman le moins égotiste et le plus historique qui soit reste encore une forme d'écriture de soi même si c'est un moi prétendant se mettre à la place d'un autre moi auquel il prétend donner la parole. On passerait de l'écriture de soi à l'écriture du moi proprement dite et à l'autobiographie lorsque s'établirait un pacte autobiographique dont la formule a été dégagée par Philippe Lejeune : « Pacte qui repose sur deux conditions formelles : 1) le Je du narrateur et le Je narré renvoient à une même personne, l'auteur. Identité de l'auteur et du narrateur mais également identité du narrateur et du personnage principal, 2) le pacte autobiographique présuppose la sincérité de l'écriture de soi : la plupart des auteurs entendent dire la vérité et assurent le lecteur de leur bonne foi. » On a donc affaire à « des textes autoréférentiels » qui se veulent vrais et authentiques ou à tout le moins sincères. La volonté de transparence du moi à soi et du moi aux autres est donc constitutive de ce type d'écriture de soi, même si cette volonté de transparence rencontre des obstacles quai insurmontables. Sans aborder pour l'instant les problèmes soulevés par cette auto-proclamation du moi par un « Je » dont la bonne foi est toujours discutable on retiendra de ces rappels le caractère pluriel et équivoque de toute écriture de soi. Pour se retrouver dans ce qui n'est pas strictement un genre littéraire bien défini on pourra proposer les distinctions suivantes.

A - Le Journal. Comme son nom l'indique, c'est la relation par un « Je », au jour le jour, d'événements, événements qui peuvent être des pensées, jugées à tort ou à raison dignes d'être consignées et transmises à la date qui est la leur, même si ces événements ne sont pas nécessairement mémorables ou a fortiori historiques. Exemples : tel événement a eu lieu tel jour quand j'ai fait telle rencontre notable. Le Journal peut être un journal intime ou un journal officiel et peut choisir de relater ce qu'il y a de plus privé ou au contraire de plus public. Cette pratique quotidienne de l'écriture de soi remonte fort loin dans le temps, exemples Journal de l'Étoile ou Journal de Dangeau, mais le journal intime, comme moyen d'expression ou d'auto-analyse, ne se développe vraiment qu'au XVIIIe siècle et son essor est contemporain de la vogue des Confessions de Rousseau.

Comme tel, le Journal intime est réservé originellement à l'usage privé (son auteur ou ses proches), tel était ainsi le Journal d'Henri-Frédéric Amiel (1821-1881) dont les 17 000 pages n'ont pas été rédigées en vue de la publication et on sait que la publication du Journal de Kafka par Max Brod a résulté d'une transgression des volontés expresses de son auteur. De fait, en tant que journal intime, le journal qui contredirait à sa vocation en étant intentionnellement écrit pour un autre ou pour les autres ne serait plus un journal intime. Ainsi, pour Amiel, le Journal est une sorte d'invention des rayons X pour la connaissance de l'homme en littérature ; il est un refuge dans l'écriture qui devient pour ce professeur de philosophie genevois la grande affaire de sa vie. Écrit pour soi au jour le jour, il est la mesure propre du moi dans son espace privé et non l'exposition du moi dans l'espace public. Comme le Journal est une forme d'écriture qui autorise la plus grande forme de liberté, mais qu'il est en même temps l'expression d'une obligation quotidienne d'expression de soi, le moi se fait donc le serment de ne pas vivre un jour sans tenir son journal : « nulla dies sine linea ».

C'est ainsi que la rédaction des Cahiers de Paul Valéry a occupé Valéry tous les matins : levé très tôt, cet exercice d'écriture de soi était pour lui sa gymnastique intellectuelle quotidienne. Sorte d'hygiène psychique et de sport intellectuel, moment d'ascèse et de joie qui permet au moi de se retrouver et de se reprendre en mains. « Je n'ai qu'un moment de bon dans la journée (quand il est bon !) c'est de cinq à six heures du matin, quand je fais mes petites philosophies d'un sou, dans mes éternels cahiers, sans aucune considération du public, sans vergogne » (Paul Valéry à son ami Gustave Fourmont).

Ce recueil d'impressions et d'expressions est d'abord sans prétention. Simple exercice de pensée et d'écriture au jour le jour qui ne cherche pas la cohérence et l'exhaustivité, l'unité et la totalité. Sorte de chantier de la pensée où les idées sont saisies au moment où elles se forment même si elles ne sont pas appelées à persister et à durer. Le moi n'est pas gêné par de continuelles digressions ou par des interruptions; il cherche moins à recueillir son passé qu'à se projeter dans son futur (cf. les Carnets de la drôle de guerre de Sartre).

Le caractère éclaté, disparate du Journal, sans prétention le rattachant à l'autobiographie alors même que cet autoportrait du moi en reste à l'esquisse même si ce n'est d'abord qu'une collection de touches informes. Le plus souvent le Journal n'a pas d'autre ordre que l'ordre chronologique et il subit les vicissitudes de l'ordre historique. Le Journal peut s'interrompre par l'irruption de la violence dans la vie même du scripteur et ses limites sont celles de la narration au jour le jour dans l'espace de la page ou des pages quotidiennes. On ne peut avoir affaire qu'à des essais, des esquisses, des ébauches, des brouillons, des exercices, des tâtonnements, et non pas à une œuvre proprement dite… Ce qui rend toujours problématique la publication du Journal, publication généralement posthume et pas toujours voulue par l'auteur de son Journal. Il reste que le Journal intime a souvent fait l'objet de publication en raison de l'importance de son auteur aux yeux de ses admirateurs ou plus simplement de ses éditeurs. On peut se demander si le qualificatif d'intime n'est pas usurpé, ou du moins si il ne prête pas à confusion, dans la mesure où toute écriture est destinée implicitement à autrui qui peut ou non la lire.

On connaît à ce sujet la polémique à propos du Journal d'Anne Frank qui n'aurait pas l'innocence et la simplicité que lui prêtaient ses premiers admirateurs. Dans le Journal l'écriture de soi est un repli sur soi mais l'art de l'autoportrait mobilise toujours incidemment le regard de l'autre, de celui qui jugera la valeur de ce qui est écrit et décrit. Rien de moins innocent par conséquent que ce type d'écriture de soi, chaque Journal soulevant des problèmes analogues (problèmes, par exemple d'authenticité et de fidélité, d'exactitude et de vérité, de transmission et de publication). Mais cela dans des situations historiques différentes où la liberté de l'auteur se met en question ouvertement dans ses façons de se soumettre au déroulement inexorable du temps qui fait basculer ce qui est présentement vécu et noté dans un passé consigné.

Nul ne peut ignorer ici que « les paroles volent mais que les écrits restent », d'où la responsabilité de l'auteur du Journal qui ne couche pas impunément telle impression ou tel jugement sur la page blanche. Noircir du papier n'a rien d'innocent. L'auteur du Journal a beau revendiquer avoir le droit de se tromper ou de se contredire, il sait qu'on lui fera grief de ses contradictions si le Journal vient à être connu et publié. C'est pourquoi l'écriture de soi dans le Journal dit intime a toujours une portée pédagogique voire même éthique. Tenir son Journal c'est le moyen quotidien d'une tentative de connaissance de soi et d'une réforme de soi. C'est ce qu'a très bien noté Sartre dans ses Carnets de guerre lorsqu'il lisait le Journal de Gide et qu'il réfléchissait à la tenue de son propre Journal : « Le souci de Gide n'est point de connaître mais de réformer. »

On comprend mieux dès lors l'intérêt de la publication des Journaux des grands écrivains ou des philosophes qui nous font en quelque sorte assister à la naissance de leur œuvre au moment où elle n'est encore qu'en chantier. Les Journaux de Kafka et de Gide, les Cahiers ou les Carnets de Valéry et de Sartre sont en ce sens irremplaçables. Structure ouverte par excellence, le Journal offre à l'écrivain d'innombrables possibilités : exutoire de la révolte contre la famille, l'épouse ou la société contemporaine, mise au point sur la connaissance de soi et la réforme de soi, prise en compte de l'évolution et de la fragilité des jugements les plus personnels sur soi et les autres… Certes les Journaux obéissent à des visées personnelles très différentes et le Journal des Goncourt, où la critique mondaine n'est pas absente, est fort éloigné du Journal de Kafka tout pénétré de préoccupations religieuses et théologiques et, a fortiori le ton du Journal de Jules Renard n'est pas celui de Virginia Woolf. Leur taille peut d'ailleurs être fort différente : passer de quelques dizaines de feuillets chez Baudelaire à… 16 000 pages pour Amiel. Mais dans de très nombreux cas le Journal est le laboratoire où l'écrivain essaie de nouvelles formes de pensée et d'écriture. Tous les auteurs de Journaux attendent des enseignements sur le fonctionnement de l'esprit et sur celui de l'écriture elle-même. Sans doute sont-ils tous les témoins d'une impossible connaissance de soi et réforme de soi mais cet aveu d'échec relatif est en lui-même significatif et formateur. On ne tient pas inutilement son Journal. Enfin on ne confondra pas le Journal et l'Autobiographie car cette dernière est avant tout un récit rétrospectif et global de la destinée de l'auteur à partir de la formation de sa personnalité. L'effort d'organisation des souvenirs est incomparablement plus grand dans le récit autobiographique que dans le Journal.

 

B. - Les Mémoires. Comme leur nom l'indique, ils constituent généralement la chronique des actions historiques d'un grand homme qui a marqué l'histoire et a laissé des traces ineffaçables. Exemples : les Commentaires de la Guerre des Gaules de Jules César, ou les Mémoires d'outre-tombede Chateaubriand, ceux de De Gaulle ou de Churchill. Ils peuvent comporter parfois des moments autobiographiques mais ne sont pas des autobiographies. On a affaire ici à l'Histoire et à l'écriture de l'Histoire. Mais il s'agit d'une « histoire originale » - pour parler comme Hegel -, écriture en première personne par ceux qui ont fait l'histoire et en ont changé le cours par leurs interventions personnelles. L'exemple le plus évident de ce type singulier d'écriture de soi, ce serait Les Mémoires de Guerre de Charles De Gaulle. Qui dit Mémoires dit héros relatant des hauts faits mémorables.

La matière des Mémoires n'est plus le présent vécu au jour le jour et à la petite semaine car lesdits Mémoires ont pour objet le trésor du vécu passé, trésor qui vivifie notre avenir en l'enrichissant de façon incomparable. Ne relève des Mémoires que ce qui - à tort ou à raison - est jugé digne de mémoire car faisant partie de l'histoire. L'objet des Mémoires est donc moins l'histoire de l'individu que l'histoire d'un peuple ou d'une nation car les événements relatés scellent la destinée du peuple ou de la nation en question. L'histoire narrée ne vise pas à nous raconter des histoires mais à nous faire découvrir ce qui est mémorable dans l'histoire en question.

Cette « histoire originale », pour reprendre la classification hégélienne, est l'œuvre des grands hommes qui ont fait l'histoire et comme telle cette histoire doit être distinguée de celle des historiens de profession. Le mémorialiste décrit et analyse, étudie et juge des événements ou des actions auxquelles il a participé ; il est donc à la fois témoin et acteur d'une histoire encore chaude. Son rapport à l'histoire vécue est donc peu ou prou passionnel. C'est une histoire « engagée » diraient les Modernes. Ceci par opposition à l'histoire des historiens de profession qui étudient un passé généralement éloigné avec un oubli de soi systématique de la part de celui qui étudie ledit passé avec une visée d'objectivité de l'histoire relatée. L'histoire des historiens est - pour reprendre les termes de Hegel – une « histoire réfléchie » et « réfléchissante » qui ne peut pas faire l'économie d'une réflexion sur l'écriture elle-même de l'histoire. Cette histoire savante de professionnels se veut collective et vraie alors que les Mémoires sont subjectifs et passionnés. Auteur de premier plan le mémorialiste ne saurait s'effacer au second plan dans ses récits. César parle de lui à la troisième personne dans ses Commentaires et il est présent de façon impériale dans son texte comme il l'est sur le théâtre de l'histoire.

C'est le personnage public qui s'exprime dans les Mémoires et non le personnage privé du Journal. Comme telle, cette forme d'écriture du moi est non seulement originale mais profondément aristocratique. Le narrateur est ici bien plus qu'un acteur ou un historien, il est un grand homme historique, c'est-à-dire un homme qui a changé le cours de l'histoire. Il est à la fois acteur et auteur de l'histoire en cours. Aussi, ici, la prétention d'objectivité ne saurait faire illusion : tous les Mémoires sont des plaidoyers où le héros se dépeint en pied et soigne son portrait en grand pour la postérité. Ceci parce qu'il vise à devenir légendaire. D'où par exemple l'importance du ton togé de l'empereur Hadrien dans les Mémoires d'Hadrien, choisi par Yourcenar. Le grand mémorialiste c'est celui qui participe à l'érection de sa propre statue en entrant vivant dans la légende.

Résultat, le mémorialiste s'intéresse électivement à la grande histoire et non aux petites histoires. Joinville (1224-1317), l'immortel auteur des Mémoires du sire de Joinville ou Histoire de saint Louis, s'intéresse principalement à la septième croisade. Philippe de Commynes (1447-1511) fait l'éloge de la politique de Louis XI, dont il a été un des artisans avisé. François René de Chateaubriand (1768-1848), dans ses Mémoires d'outre-tombe, n'oublie pas qu'il a été un homme de pouvoir littéralement obsédé par le succès politique, et pas seulement par le succès auprès des femmes. Son royalisme et son loyalisme doivent être certes appréciés prudemment, et sous bénéfice d'inventaire, mais il ne manque jamais de hauteur dans ses jugements.

Bref les Mémoires ne manquent jamais d'une certaine et vraie grandeur. Cet aspect noble et idéalisé de cette écriture historique fait que leur auteur prend fréquemment la pose pour l'éternité et n'hésite pas à donner des leçons aux nains qu'il a dû souffrir et auxquels il s'adresse. Cet aspect noble on le retrouve dans les Mémoires de Charles de Gaulle et en particulier dans L'Appel, et cela dès la première phrase : « Toute ma vie je me suis fait une certaine idée de la France… » Et c'est à la hauteur de cette idée, pour ainsi dire platonicienne, de la France qu'il va régler ses actions et ses discours. Les Mémoires sont donc uniques et incomparables, grandioses et mémorables par nature et par principe. La guerre sera donc racontée par le plus grand des Français, lequel se fait la plus haute idée de la France : « Ce Français ce sera moi, Moi seul… » La primauté accordée à la personne publique et historique du grand homme passe donc au premier plan et occupe tout l'espace des Mémoires. L'auteur instruit par avance sa défense et ménage sa gloire posthume. On verra que les Mémoires d'Hadrien méritent bien ce titre dans la mesure où l'empereur nous est toujours présenté, par Yourcenar, comme ayant de grands desseins, le plus essentiel étant celui d'arrêter ses conquêtes pour établir une paix durable au sein de l'Empire. Grandeur incomparable d'un héros de l'histoire qui seul sait tirer les bonnes leçons de l'histoire. Ici encore, Hadrien, comme César, est mû par une certaine idée de Rome, une idée qui ne saurait manquer de grandeur.

Sans doute y-a-t-il bien des styles différents pour élever son mausolée qui devra résister aux assauts du temps mais toujours l'écriture de soi dans les Mémoires se veut testamentaire et noble, mémoriale d'événements majeurs. Le mémorialiste se pose toujours comme le témoin unique et privilégié, le témoin incomparable et irremplaçable de son temps qu'il a dominé. Il en vient donc à personnifier son temps, son époque, son siècle. On parle donc du règne de César ou de celui d'Hadrien, comme on parle du siècle de Chateaubriand ou de Goethe. Dans les Mémoires, l'histoire originale est donc, pour reprendre le qualificatif nietzschéen, une histoire monumentale.

 

C. - L'autobiographie. Genre littéraire spécifique qui est un récit rétrospectif rédigé en première personne où le sujet de l'enquêteur se prend pour objet de son investigation.

Ce genre est relativement récent - XVIIIe et XIXe siècle - car il faut attendre l'omniprésence et l'apothéose du « moi », avec le Romantisme, pour que l'écriture de soi devienne triomphante dans le domaine des lettres. De nombreux auteurs vont faire de leur vie la matière première de leur œuvre. Le succès de librairie des Confessions de Rousseau a été déterminant dans le développement du genre autobiographique. Ce livre institue en quelque sorte l'autobiographie littéraire même si celle-ci a été précédée, en Europe du moins, par l'autobiographie initiatique et religieuse. L'œuvre qui fait date et sert de modèle ce sont les Confessions de Jean-Jacques Rousseau, explique Gusdorf : « L'autobiographie possède désormais un modèle qui fixe un contenu, impose un projet et un ton, des thèmes obligés. »

Désormais l'écriture de soi va plonger ses racines dans le monde de l'enfance pour faire la genèse d'une personnalité qui se ressaisit dans son unicité, sa singularité, son originalité. Le récit d'enfance est pour ainsi dire imposé puisqu'il met l'accent sur la genèse de la personnalité. Sans doute Rousseau est-il lui même l'héritier d'une tradition de l'écriture de soi, comme le prouverait la seule lecture du titre de son ouvrage, Confessions, qui reprend celui de saint Augustin. L'aveu des fautes commises, le récit d'une conversion spirituelle, la rupture avec le monde au sens mondain du terme monde, la volonté de salut inséparable du souci d'autojustification, tout cela est commun aux deux ouvrages précités portant le même titre.

Mais en même temps les Confessions de Rousseau sont vraiment le commencement du genre autobiographique : la vie du moi profane passe au premier plan et le récit de cette vie simple, mais non insignifiante, n'est plus rédigé sous le regard de Dieu mais des hommes qui deviennent ses seuls juges. L'autobiographie traduit la laïcisation de cette quête de soi, même si Rousseau adresse ses Confessions au « Souverain juge », c'est-à-dire à Dieu. Comme on le verra, la transparence du cœur recherchée par Rousseau est une transparence à l'égard des autres hommes et de son prochain. La subjectivité du moi et la sincérité du moi se portent soutien l'une l'autre et du même coup la valeur première et incomparable du moi passe au premier plan et s'affiche comme telle. L'autobiographie se veut un miroir non déformant, même si ce vœu est chimérique. La bonne foi de l'auteur garantit sinon la vérité de ce qui se trouve dit, mais, à tout le moins, l'authenticité de l'expression retenue.

Il s'agit de cerner une vie dans l'unité et la totalité de son déploiement significatif. D'où le double souci de transparence à soi de la conscience de soi et de sincérité dans l'expression de la singularité du moi. La conscience de soi doit garantir non pas tant l'exactitude que l'authenticité et la fidélité de l'autoportrait.

Pour être qualifiée d'autobiographique l'écriture de soi doit remplir trois conditions.

1) La première, celle d'être un récit qui suit dans le cours du temps l'histoire de l'individu qui a pris la parole. Cette narration est dès lors suffisamment longue et fouillée pour décrire la formation et le développement d'une personnalité qui est suivie dans les différents âges, et ce de la naissance à la mort. La ligne de l'écriture doit ressaisir la ligne de vie. Les événements relatés sont retenus dans la mesure où ils s'inscrivent dans le sens d'une destinée singulière. Le respect de la chronologie et de l'histoire sont donc essentiels dans le récit autobiographique qui ne saurait être confondu avec un autoportrait daté, situé et signé qui, lui, est un état de la personnalité à un instant "t". L'autoportrait peut faire abstraction du déroulement du fil du temps, pas l'autobiographie où la perspective rétrospective du récit est essentielle même si les autobiographies gauchissent peu ou prou l'histoire passée relatée. Bref l'autobiographie embrasse toute une vie et essaie d'en dégager le sens et la valeur. Reste que les dimensions de la formation et de l'apprentissage, celles de la maturation et de l'évolution, sont essentielles dans l'autobiographie. La prise en compte de la durée est une nécessité imposée par le genre en question. Il n'y aurait pas de raison de raconter cette vie si elle n'était pas une réalité unique et changeante, mouvante et singulière, celle d'une destinée et d'un moi que seule la mort achèvera définitivement en l'abandonnant au jugement plus ou moins bien inspiré des autres survivants. Le moi subit des transformations incessantes et radicales, multiples et complexes, et c'est cette métamorphose incessante et constitutive du moi qui justifie l'entreprise de l'autobiographie. Entreprise transformatrice car l'enquête du moi sur soi modifie au fil de l'enquête le fil du temps vécu par le moi en question.

2) Secondement l'autobiographie est nécessairement un récit rétrospectif : il ne s'agit pas simplement de prendre conscience de son vécu, il s'agit de prendre conscience de ce qu'on devient et de ce qu'on est devenu au fil du temps et de l'inscrire dans un écrit singulier. L'introspection est une rétrospection. Aussi l'autobiographie s'ouvre généralement par un récit d'enfance où il s'agit de prendre conscience qu'on n'est plus le même homme qu'on a été et qu'on ne sera bientôt plus celui qu'on est à présent. Pour écrire sa vie il faut avoir déjà vécu et surtout avoir pris conscience du caractère unique des expériences vécues. Mais, du même coup, raconter sa propre vie c'est tenter de relier son passé à son présent en démêlant les fils emmêlés qui font que je deviens un autre tout en restant le même ; l'autobiographie repose donc sur un dédoublement temporel : le moi du narrateur découvre qu'il n'est plus exactement celui qu'il a été autrefois. C'est - par exemple - Sartre adulte et philosophe qui peut écrire : « J'étais un enfant ce monstre fabriqué par des adultes avec leurs regrets. »

Le récit d'enfance, ou de formation et de vocation, est du même coup une œuvre de la maturité qui implique que le moi ait suffisamment de sagacité et de perspicacité pour démêler les traits constitutifs d'une expérience et d'une existence singulière. Proximité à soi et distance à soi sont donc également nécessaires à la mise au point autobiographique. L'autobiographe organise donc souvent son récit de manière à bien marquer la distance entre le temps de l'écriture et le temps de l'histoire. Le recul temporel nécessaire à l'autobiographie permet une vision plus globale et plus nette du moi. Mais en même temps ce recul est problématique car la distance par rapport à soi peut devenir un obstacle à la connaissance de soi.

La confrontation du récit autobiographique avec le récit biographique suffit à nous rappeler que le « je » n'est peut-être pas le mieux placé pour se connaître le « moi ». Le témoignage en première personne n'est pas toujours le produit d'un témoin fiable. Se dédoubler pour mieux se retrouver, et se distinguer pour mieux se rassembler, sont des mouvements de gymnastique intellectuelle fort acrobatiques ! Rien ne nous garantit que la première personne soit la mieux placée pour mettre à jour vraiment sa personnalité. On peut penser au contraire que l'écriture de soi et le discours sur soi vont « monter » et « montrer » une sorte de personnage plus ou moins caricatural censé représenter le « moi » en question. Bref l'écart temporel entre le « moi ancien » et le « moi actuel » est tel qu'il semble bien révéler un écart d'identité. Aussi les autobiographies nous donnent-elles souvent moins l'impression d'assister à la genèse d'un certain « moi » que celle d'assister à la reconstruction d'un « moi » incertain.

C'est toujours à partir du faible point d'appui du présent que le sujet, conscient mais situé, se métamorphose en archéologue de sa propre personnalité ancienne. N'oublions pas que l'autobiographie se construit et s'écrit après coup à partir d'un être advenu et cela en vue de dire comment il est venu à être celui qu'il est devenu à présent. L'actualité du geste d'investigation autobiographique n'est donc jamais neutre mais elle est toujours surdéterminée. Ce n'est jamais à un instant quelconque de son existence que le « moi » décide de faire retour sur soi et décide d'écrire sur soi. Le récit autobiographique ne sera donc pas seulement tributaire des carences et des caprices de la mémoire mais il sera également déterminé par les illusions d'une imagination projetant le moi vers un avenir plus ou moins rêvé mais qui en tant que à-venir est une nécessité imposée par la singularité même de l'existence racontée.

Il n'y aurait pas de raison de raconter cette vie s'il ne fallait décrire une réalité changeante et mouvante, celle de la destinée d'un « moi » que seule la mort arrêtera définitivement dans ses changements ; existence abandonnée alors au jugement plus ou bien inspiré des autres encore vivants et présents. Le « moi » subit donc nécessairement des transformations incessantes, multiples et radicales, et c'est cette métamorphose permanente du moi qui est l'objet de l'écriture de soi. Au fil de la plume le fil existentiel du « moi » se trouve inévitablement modifié par l'enquête en cours jamais désintéressée. Et c'est le caractère unique, singulier, original de cette enquête sur soi et de cette écriture de soi qui justifie précisément l'entreprise à chaque fois singulière de l'autobiographie.

La confrontation du récit autobiographique avec le récit biographique suffit à nous rappeler que le « Je » n'est donc pas le mieux placé pour s'étudier et se connaître vraiment. Le témoignage en première personne n'est pas nécessairement le produit d'un témoin fidèle et fiable. Se dédoubler pour mieux se retrouver, et se distinguer pour mieux se rassembler, ces deux mouvements de gymnastique intellectuelle sont acrobatiques. Rien ne nous garantit que la première personne met vraiment au jour sa vraie personnalité ; bien au contraire le discours sur soi et l'écriture de soi semblent « monter » une sorte de personnage plus ou moins caricatural du moi en question. Bref l'écart temporel entre le « moi ancien » et le « moi actuel » semble bien révéler un écart d'identité.

Aussi les autobiographies nous donnent-elles moins l'impression d'assister à la genèse d'un certain moi qu'à la reconstruction d'un moi incertain. C'est toujours à partir du faible point d'appui du présent que le sujet conscient se métamorphose en archéologue de sa personnalité ancienne. On ne doit jamais oublier que l'autobiographie s'écrit et se construit après coup à partir d'un être advenu, cela pour décrire comment il en est venu à être celui qu'il est devenu maintenant. L'actualité du geste autobiographique n'est jamais neutre mais elle est toujours surdéterminée. Ce n'est pas à un instant quelconque que le moi décide de faire retour sur soi, décide d'écrire sur soi. Le récit autobiographique ne sera donc pas seulement tributaire des carences et des caprices de la mémoire, il sera également déterminé par les illusions d'une imagination projetant le moi vers un avenir plus ou moins rêvé mais qui en tant que à-venir nous échappe nécessairement. Mais raconter sa vie passée c'est aussi une façon de garantir son image future. C'est pourquoi l'autobiographie est toujours peu ou prou une apologie, c'est-à-dire une défense et une illustration du moi en question, et parfois elle est moins commémorative que prophétique.

3) La troisième condition de l'écriture autobiographique, c'est d'être autocentrée sur la découverte de soi. Le postulat étant la croyance en l'existence d'une permanence du « moi » en question. Dans l'autobiographie, par définition, l'objet du discours du « je » c'est le moi de l'auteur. Le primat de la conscience de soi est donc ici une évidence manifeste. C'est la connaissance de soi et la conquête de soi qui deviennent la grande affaire du moi.

Or ce dédoublement de la conscience et sa validité gnoséologique font évidemment problème. On suppose qu'il y a identité et recouvrement entre l'auteur, le narrateur, et son objet c'est-à-dire entre le « Je » et le « moi ». Or cela n'est en rien évident. Bref : l'autobiographie n'est-elle pas le miroir le plus déformant qui soit ? Écrivant sur soi l'autobiographe refuse les vérités toutes faites des autres sur son propre moi.

Mais de fait la majorité des autobiographes ont souligné la vaine recherche de l'exactitude dans leur autoportrait et ils ont revendiqué seulement la recherche de la sincérité et de la fidélité à soi. La volonté d'authenticité et l'exigence de sincérité sont des choix axiologiques qui sont difficiles à être tenus dès qu'on a quitté les rares faits vérifiables et indiscutables d'une existence.

Par exemple : « Je suis né à Genève en 1712, d'Isaac Rousseau, citoyen, et de Suzanne Bernard, citoyenne. » Mais on passe très vite du rappel de l'état-civil à l'exposé des pensées de l'auteur et du même coup l'autobiographe en vient à reconstituer et à interpréter sa personnalité en l'écrivant au lieu de la retrouver et de nous la dévoiler. Il n'y a pas de vérité sans choix d'un point de vue, et il n'y a pas de point de vue qui soit désintéressé. L'autobiographe dit donc moins la vérité que sa vérité. Un récit exact apparaît comme un récit sans âme qui ne nous livre pas la personnalité en question. Biographie réduite à une chronologie exacte. L'homme présenté dans un récit exact se réduit à une somme d'informations objectives qui nous interdisent de saisir sa subjectivité. À l'inverse un récit fidèle comprendra parfois des erreurs, et souvent des oublis, mais il nous dévoilera quand même les traits majeurs d'une personnalité singulière dont les masques eux-mêmes témoignent de la vraie figure de l'homme en question.

Le moi se révèle également en se dissimulant ; il se trahit au moment même où il croit se traduire vraiment. Le modèle de la connaissance autobiographique n'est donc pas l'objectivité mais le perspectivisme. Paradoxe interne à l'autobiographie : la recherche d'une impossible sincérité en se servant des ressources de la fiction et de l'imagination littéraire.

Mais n'oublions pas que raconter sa vie passée c'est également une façon de garantir son image future. Raison pour laquelle l'écriture de soi n'est pas simplement commémorative mais prophétique. Il faut donc lire l'autobiographie en sachant lire entre les lignes, en sachant interpréter ce que le « Je » nous dit de son « moi » de façon toujours intéressée. Bien comprendre, comme nous le dit Cendrars dans L'Homme foudroyé, que « les mensonges font aussi partie de la personnalité ». Aussi on peut se demander si la délectation à se peindre et à se raconter ne procèdent pas de la volonté de se faire pardonner ses erreurs et ses fautes comme en attesterait la lecture des Confessions de Rousseau. Au mieux, comme l'écrit Renan, « ce qu'on dit de soi est toujours poésie ».

 Toutes ces interrogations sur le caractère équivoque et problématique des différentes formes d'écriture de soi nous devons les reprendre en nous interrogeant sur les finalités différentes mais explicites des différentes modalités de l'écriture de soi. Les mobiles et motifs de ces différentes écritures sont multiples et divers et soulèvent des types d'obstacles différents.

L'une des finalités avancées par ce type d'écriture est la confession de soi. Confession, rappelons-le, qui ne s'entend pas seulement de l'aveu des fautes mais aussi de la louange, comme on l'observe dans les Confessions de saint Augustin ou de Rousseau. Lesdites Confessions sont toujours ambigu‘s puisqu'il s'agit d'un jugement de soi par soi opéré devant l'autorité suprême pour se faire comprendre et se justifier, voire se faire admirer et aimer.

Cette forme d'écriture de soi est non seulement destinée à d'autres lecteurs mais fait appel à un certain type de lecteur attentif et compatissant. Il s'agit de faire comprendre ou pardonner ses erreurs ou fautes. L'aveu de la faute ou des fautes quémanderait le pardon et la grâce des membres de la communauté pour être réintégré dans ladite communauté. Il s'agit de dire pour une fois, une bonne fois, et une fois pour toutes, sa vérité, rien que sa vérité, toute la vérité, ceci pour écarter non seulement les mensonges mais également les malentendus, qui ruinent la communication avec les autres en détruisant leur confiance. Il ne s'agit plus, comme on dirait, de faire de la littérature, de raconter de belles histoires plus ou moins originales, mais de confesser ses erreurs et ses fautes et ceci au regard des hommes et de Dieu. En choisissant le titre de Confessions, l'auteur nous fait la promesse de dire la vérité, rien que la vérité, toute la vérité. En effet une confession ou des confessions n'ont de sens et de valeur que si elles sont faites de bon cœur et que si elles sont complètes, sincères et authentiques.

Or ce souci de tout dire, d'avouer ses erreurs et ses fautes et donc de se justifier en toute bonne foi, ne va aucunement de soi. Le projet autobiographique présuppose à la fois la transparence du moi à soi et l'idée d'un possible tribunal du moi où il serait juge et partie. Or ces deux volitions n'ont rien de simple et d'évident, rien non plus de très persuasif et de très convaincant. La métaphore est toujours reprise du miroir - pour présenter ce projet - car on sait que devant un miroir on prend toujours plus ou moins la pose, et donc qu'on a affaire à une image plus ou moins étudiée de ladite personnalité et pire, peut-être, à un personnage. Si l'autobiographie a la même fonction que la glace du miroir alors l'image reflétée devra être réfléchie au double sens du terme et au second degré… « L'écrivain de soi ne se contemple pas au miroir de l'écriture, l'écriture n'est pas un miroir, mais un instrument d'intelligibilité sur le chemin de soi à soi », comme l'écrit Gusdorf[9].

D'où l'omniprésence de l'ironie et de l'humour sur soi, par exemple dans un texte comme celui des Mots de Sartre. Le narrateur n'est pas dupe du fait que dans ce miroir l'auteur se mire sous le regard des autres. Un homme ou une femme regardés en train de se regarder deviennent inévitablement soupçonneux et fort regardants touchant l'image d'eux-mêmes qu'ils veulent livrer aux autres. Bref on moment où l'on se dit le plus « naturel » on est fort « artificiel » et même « artificieux ». La contemplation de soi ne va pas plus de soi que la connaissance de soi. Le miroir peut inviter aussi bien à la complaisance narcissique qu'à la détestation masochiste ; les deux pouvant être étroitement liées comme on le verra chez Rousseau ou chez Sartre.

Si on quitte la métaphore du miroir pour retrouver celle du tribunal et du juge nous retrouvons la même équivocité, car c'est toujours de façon intéressée qu'on prend les autres à témoin de ce que notre existence a d'unique et de singulier. Le désir de se faire connaître vise essentiellement à se faire reconnaître On se donne à voir, on cherche à se faire comprendre pour mieux être absous de ses fautes éventuelles. La présentation de soi est toujours une représentation de soi plus ou moins flatteuse. Il y a donc dans toute confession le besoin de se justifier publiquement et ce non seulement de ses actions mais de ses pensées. Rousseau, par exemple, a tout particulièrement la volonté de rectifier les erreurs et d'écarter les calomnies desquelles il s'estime être injustement la victime. Se confesser c'est pour lui convaincre les juges, qui seront ses lecteurs, de son innocence. « Je suis un homme qui n'a jamais fait ou voulu faire de mal », plaide-t-il dès le préambule. Et la référence au Tribunal suprême, c'est-à-dire au tribunal divin, vise à responsabiliser au maximum ses futurs lecteurs et juges ! Aussi le pénitent qui confesse ses fautes plaide-t-il finalement toujours : « Non coupable ! » Même si sa sincérité et son authenticité apparaissent, à nous lecteurs, mus par des mobiles fort discutables et peu avouables.

Plaider sa propre cause n'a rien de facile et d'innocent et c'est en tous les cas partir en quête d'une innocence perdue. L'innocence originelle étant comme celle des paradis de l'enfance plus imaginaire que réelle. C'est pourquoi l'aveu des fautes les plus personnelles et les plus méchantes tourne paradoxalement à la louange et à la glorification du pénitent qui s'estime finalement incomparablement bon pour avoir osé avouer des fautes que les autres taisent ! Le souci de se justifier conduit donc finalement Rousseau à reporter sur les autres, et sur la société, les raisons de fautes qui ne sont pas vraiment les siennes. Mécanisme habituel de la prétendue bonne conscience : « Ce n'est pas ma faute c'est la faute des autres » ! Le bon naturel, animé par de bonnes intentions intimes autoproclamées, conduit donc à assurer une innocence qui est absoute finalement de toute condamnation. On n'est jamais mieux servi que par soi-même dans cette entreprise d'auto-défense. L'autobiographe se débrouille pour se ménager les moyens d'échapper à toutes les critiques ou accusations pénibles et dangereuses. On se méfiera donc du besoin de catharsis de ce type d'écriture, c'est-à-dire de la prétendue purification et absolution développées par cet exercice. Cela est vrai de toutes les Confessions et de tous les Journaux intimes où, à l'abri du regard et des questions des autres, on peut confier à la page blanche ses vilaines pensées et ses méchants secrets sans risque effectif d'être discuté ou contredit. Or pour se confesser et se faire reconnaître il faut se connaître.

La seconde finalité de l'écriture de soi serait la connaissance de soi. Une des raisons de cette écriture c'est donc la volonté de voir clair en soi pour mieux se connaître et mieux se conduire. Savoir et sagesse sont appelés à se conjuguer. Cette volonté de connaissance de soi on la retrouve aussi bien dans Les Pensées de Marc-Aurèle que dans les Essais de Montaigne. Mais elle est également présente dans les Confessions de Rousseau et dans Les Mots de Sartre.

Or cette connaissance de soi par l'écriture de soi est problématique, cela au moins pour les trois raisons suivantes :

1) Elle présuppose que l'existence du moi préexiste à la connaissance qu'on peut en prendre, celle d'un moi un et unique, moi distinct et séparé des autres moi. Bien plus ce « moi » serait distinct du « Je » qui en prend conscience et qui cherche à le connaître. Or la découverte de la conscience de soi et le privilège accordé à cette conscience de soi sont tardifs dans l'histoire de la philosophie et de ce qu'on nomme aujourd'hui les sciences humaines. Et, de plus pour toutes ces disciplines - sans oublier la psychanalyse - cette conscience de soi n'a rien de simple et de transparent.

2) Le dédoublement du sujet dans la connaissance de soi est évidemment problématique car l'introspection relève d'une enquête plus littéraire que scientifique, plus mythique qu'effective. Cette conscience de soi n'est jamais immédiate et transparente, jamais pleine et vérifiable. Ceci interdit de confondre la conscience de soi, toujours peu fiable, avec une connaissance de soi véritable.

Cependant l'introspection n'est ni impossible, ni inutile. Mais elle est toujours seconde et insuffisante car nécessairement rétrospective et lacunaire, et surtout, tributaire des ressources de l'attention et de la mémoire, mais aussi du langage et de sa maîtrise. Se connaître et se reconnaître par et dans un dédoublement de soi passant par l'écriture de soi n'a donc rien de simple et d'évident. Sans doute ne saisissons-nous de nous-même que des manifestations particulières et extérieures du moi et ce à l'aide d'un instrument commun à chacun et à tous, instrument plus culturel que naturel : le langage.

Or le langage qu'on utilise pour se connaître et se dire n'est pas un langage quelconque. En effet, comme l'écrit Merleau-Ponty dans La Structure du comportement : « Ce que nous donne l'introspection dès qu'elle se communique, ce n'est pas l'expérience vécue elle-même, mais un compte rendu où le langage joue le rôle d'un dressage général, acquis une fois pour toutes et qui ne diffère pas essentiellement des messages de circonstance employés par la méthode objective. » Trouver les mots pour se dire, et surtout les mots justes, ne va aucunement de soi si on veut dévoiler sa personnalité singulière. On voit mal comment un « moi ondoyant et divers », pour reprendre une célèbre formule, pourrait-être fidèlement restitué par et dans les cadres rigides et fixes du langage commun à tous les hommes. Au lieu d'être un outil l'écriture ne va-t-elle pas être un obstacle à la connaissance du moi et a fortiori à sa communication ?

3) La connaissance de soi par l'écriture relève plus de la déclaration d'intention que d'une effectuation convaincante. Se souvenir ici de la prudence de Montaigne intitulant ses Mémoires des Essais : « Toute cette fricassée que je barbouille ici n'est qu'un registre des essais de ma vie. » Comprenons : un registre des expériences contingentes de sa vie qui ont mis son moi à l'épreuve et qui ont mis à l'épreuve la connaissance qu'il prétendait prendre de lui. La tentative de se peindre, de se confesser, de se décrire et de se donner à voir, ne va donc aucunement de soi et on veillera à prendre au mot nos auteurs lesquels ont bien du mal à respecter le pacte autobiographique qui veut qu'il y ait identité entre l'auteur, le narrateur, et le personnage principal. La connaissance de soi ne peut être qu'une connaissance indirecte et biaisée comme nous le montreront les différentes stratégies narratives choisies par les auteurs mis au programme.

La troisième finalité - elle même problématique - de l'écriture de soi c'est d'être un témoignage sincère et authentique. Dans les Mémoires l'auteur se présente comme le témoin privilégié de faits et d'événements, de rencontres et d'actions, qui ont marqué l'histoire de son temps. Mais - comme on l'a déjà noté -, dans l'autoportrait et dans l'autobiographie l'objet du témoignage est la peinture d'un moi singulier saisi dans les plus menus détails de son existence. On sait que Rousseau, après Montaigne, justifie ce témoignage d'événements et de sentiments, qui semblent quelconques ou particuliers, en en concluant que le moi du scripteur et enquêteur est représentatif de l'homme saisi dans son humaine condition. Un moi vaudrait ici pour tous les autres moi. Parlant de soi, et uniquement de soi, l'autobiographe exprimerait la vérité de tous les autres et témoignerait pour tous les autres. Sans doute chacun de nous ne peut-il parler que de lui-même car nous ne sommes quelque peu proches que de nous-mêmes. Mais se peignant soi-même en toute lucidité et sincérité on aide autrui à reconnaître la part d'humanité qui le définit au travers des événements de son existence et des pensées qui lui sont propres.

D'où la réplique de Rousseau à ceux qui critiquaient la vanité de son projet : « Il est donc sûr que si je remplis bien mes engagements j'aurai fait une chose unique et utile. […] J'écris moins l'histoire de ces événements en eux-mêmes que celle de l'état de mon âme, à mesure qu'ils me sont arrivés. Or les âmes ne sont plus ou moins illustres que selon qu'elles ont des sentiments plus ou moins grands ou nobles, des idées plus ou moins vives et nombreuses. […] Dans quelque obscurité que j'ai pu vivre, si je pense plus et mieux que les Rois, l'histoire de mon âme est plus intéressante que celle des leurs. » Le portrait réussi d'un homme participe donc à la découverte de l'homme même. D'où la dimension proprement philosophique des Essais de Montaigne, des Confessions de Rousseau, des Mots de Sartre. Ce dernier ne conclut-il pas en ces termes : « Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n'importe qui » ?  

Reste à montrer que selon le type d'écriture de soi retenu les difficultés de l'entreprise sont différentes.

Quels sont les points de discussion touchant le Journal ? Le Journal, genre qui a les défauts de ses qualités : refusant toute synthèse peu ou prou arbitraire des figures du moi, il en livre des instantanés collationnés selon l'ordre chronologique. Ses atouts tenant dans une très grande proximité de soi à soi - le destinataire n'étant autre que le scripteur -, il développe une authenticité qui garantit le serment de sincérité et d'authenticité fait de soi à soi.

Mais ces qualités comportent une contrepartie. D'abord l'écriture de soi sur soi prive son auteur de la distanciation nécessaire au jugement lucide. Le monologue risque fort de tourner au monoïdéisme, le moi examinant et ressassant indéfiniment les mêmes idées et parcourant indéfiniment le même paysage mental. La confession peut également tourner au déballage indiscret et insignifiant. Seul remède employé dans les Journaux des plus grands écrivains : introduire soit un dialogue entre différentes aspects de la personnalité ou différentes âmes constitutives de l'identité de l'auteur, soit faire discuter spirituellement l'auteur sur les contradictions de ses idées ou la contradiction de ses jugements avec ceux d'autres personnes. Le Journal est donc toujours un Journal à deux voix au moins quand il est une interrogation spirituelle du moi sur ses idées et jugements. C'est, par exemple, ce qu'on observe dans les Cahiers de Paul Valéry, lequel doute des possibilités de l'écriture et s'interroge sur sa validité : « Quand je me parle, qui parle et à qui parle-t-il ? » Noter ses idées n'a de sens que si on leur fait subir l'épreuve de la contradiction sinon ce ne serait qu'un catalogue de vagues opinions.

Ensuite, notons que l'écriture de soi écrite au jour le jour risque fort de se perdre dans l'observation de l'insignifiance de la vie quotidienne. Ce qui me touche ou m'intéresse n'a très souvent que très peu d'intérêt et de valeur aux yeux des autres. L'écriture journalière, en s'attachant trop aux détails contingents de l'existence personnelle, risque fort de nous faire perdre de vue les traits significatifs et dominants d'une personnalité sans dégager les lignes de force d'une destinée. Dans le Journal d'Amiel, l'écriture de soi s'arrête sur une pirouette de son chat, sur ses lubies de solitaire et de célibataire, sur sa hantise de ne pas pouvoir réussir à faire une œuvre littéraire qui vaille. L'invention du Journal par un recalé de la littérature suffit à souligner les limites d'une telle entreprise. Le Journal sert de défoulement à un être refoulé qui, faute de pouvoir s'adresser publiquement aux autres, se perd dans le labyrinthe de la recherche et de l'évocation de soi, dans et par l'écriture. Chez un Amiel l'écriture de son Journal devient la grande affaire de sa vie; sa vie est devenue l'appendice de son Journal.

Quant aux Mémoires, ils ont d'autres qualités et d'autres défauts. Ils semblent avoir deux nobles vertus : replacer l'histoire du moi dans le contexte particulier d'une époque bien déterminée et surtout de subordonner les médiocres petites histoires d'un moi à la grande histoire d'un héros participant à l'Histoire. Le « je » du mémorialiste ne se passionne pas outre mesure pour les anecdotes de son existence mais pour les grands événements qui ont orienté sa destinée rencontrant celle de son peuple ou de sa nation. Ceci est particulièrement net dans les Mémoires d'outre-tombe, où Chateaubriand associe les événements de sa vie privée à ceux de la vie publique où il se trouve souvent engagé. Il ne s'agit plus simplement, comme chez Rousseau, de réveiller sentimentalement un passé disparu - même si on trouve également cela dans les Mémoires d'outre-tombe, (ainsi dans l'épisode de la grive de Monboissier) -, mais il faut que la voix qui s'adresse à nous nous parle d'« outre-tombe », c'est-à-dire d'un monde personnel et sentimental, mais surtout social et politique, idéel et spirituel, qui est un monde disparu, un monde qui ne reviendra plus. Une ère s'est achevée d'où l'immense nostalgie de ses Mémoires célébrant le deuil d'une grandeur passée. Du même coup, comme l'a bien vu Nietzsche dans ses Considérations intempestives, l'histoire monumentale, celle des grands mémorialistes, nous convie à vénérer un passé qui n'est plus et dont la grandeur est à jamais perdue. Or une pareille sacralisation du passé est toujours peu ou prou injuste car elle développe une histoire mythique rabaissant dangereusement le présent. À force de contempler ce passé artificiel et merveilleux, on en vient naturellement à dire que nous arrivons trop tard dans un monde trop vieux.

Enfin l'autobiographie, elle, s'empêtre dans les difficultés qu'il y a pour l'auteur à distinguer l'exactitude objective et la fidélité authentique à soi-même. Et surtout, étant à la fois un discours réflexif et rétrospectif, elle risque fort dans son parcours de se perdre dans le palais de la mémoire étant en quête d'une impossible superposition des différentes images du moi qui sont censées nous rendre enfin sa vraie et complète figure. Ainsi Rousseau est-il obligé de reconnaître que, s'il vise une exactitude comparable à celle des historiens, son vœu reste quelque peu chimérique car il ne dispose ni des mêmes documents ni des mêmes monuments.

Et surtout sa méthode d'investigation du passé ne peut pas être celle de l'historien en raison même de l'étroite proximité de soi à soi de l'autobiographie qui interdit la distanciation critique et qui obère sérieusement la validité des critiques que se fait le moi à lui même. Histoire des sentiments donc, plus que des événements, histoire des passions, plus que des actions, les Confessions de Rousseau font la part belle aux rêveries plus ou moins inspirées de leur auteur. L'histoire de la vie intérieure du moi ne va pas de soi puisque par définition une autobiographie sentimentale et intellectuelle repose sur ce qu'elle garde de plus labile et de plus fragile en nous, de plus ondoyant et de plus changeant. Aussi est-ce avec une confiance quelque peu naïve que Rousseau écrit : « Je puis faire des omissions dans les faits, des transpositions, des erreurs de date; mais je ne puis me tromper sur ce que j'ai senti. » Voire ! La mémoire du cœur suffit-t-elle à garantir la mémoire des souvenirs ? Qu'est-ce qui nous garantit la coïncidence entre l'émotion présente et l'émotion passée ? Peut-on confondre réminiscence sentimentale et réminiscence intellectuelle ? Il est clair que le récit rétrospectif est nécessairement sélectif et donc toujours peu ou prou discutable. Ne pouvant tout dire - en dépit de son vœu – l'autobiographe doit choisir. Mais comment pourra-t-il justifier ses choix sinon en assurant une fois de plus le lecteur, lecteur témoin et juge, de sa sincérité et de sa bonne foi ? La bienveillance du lecteur est donc toujours sollicitée par l'autobiographe ce qui rend du même coup problématique la vérité de l'autobiographie.

Ajoutons à cela que toute autobiographie est par principe inachevée car le récit d'une vie ne s'achève qu'avec la mort du scripteur qui transforme la vie en destin. L'autobiographie s'écrit dans le temps et prend du temps et elle est du même coup vouée à une reprise constante d'un passé ancien qui se modifie à mesure que l'actualité du moi scripteur évolue et modifie son point de vue et ses jugements. Les plus sincères des autobiographes ont donc daté et commenté leurs propres souvenirs. Il serait donc vain de croire qu'on puisse dire le dernier mot sur une vie humaine, et surtout sur sa propre vie humaine, tant qu'elle n'est pas achevée. Mais alors il est trop tard ! Aussi, une fois achevée, l'autobiographie laisse place à la biographie ! La vie en question, une fois disparue, devient l'affaire des autres, et ce au sujet d'un moi qui n'est plus. L'autobiographie n'est plus alors qu'un des éléments, discutable mais utile, dont se sert le biographe. Sans doute est-il aussi légitime que vain de vouloir cerner l'identité d'un être, cela en raison même de la liberté qui la sous-tend et qui échappe par principe à toute définition complète.

On a beau vouloir dire sa vie, notre vie nous échappe toujours par principe à chaque instant. Dire sa vie c'est tenter de donner une forme à l'informe, du relief à la platitude, du significatif à l'insignifiant, d'où le caractère esthétique de l'écriture de soi. Les meilleurs des écrivains savent eux-seuls tirer leur autoportrait ; chapeau à l'artiste ! Mais ne soyons pas dupe de leur pose ni de leurs sourires et grimaces !

Jean-Pierre Bourdon



[1] Jacques Lecarme, « Les Mots de Sartre, un cas-limite de l'autobiographie », article de 1975.

[2] Claude Burgelin, Les Mots de Jean-Paul Sartre, Gallimard, coll. Foliothèque, 1994, p. 179

[3] Bernard Valette, Sartre. Les Mots, l'écriture de soi, éditions Ellipses, réédition 2017.

[4] Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Le Seuil, coll. Poétique, 1975, chapitre « L'ordre du récit dans Les Mots de Sartre », p. 197-243.

[5] Michel Foucault, article paru dans la revue « Corps écrit », nˇ 5, L'autoportrait, février 1983, article repris dans le tome IV des Dits et Écrits, de Foucault, Gallimard, 1994, pages 415 à 430.

[6] Georges Gusdorf, La Découverte de soi, Presses universitaires de France, 1948.

[7] Pseudo Bernard, cité dans Étienne Gilson, L'Esprit de la philosophie médiévale, 1932.

[8] Georges Gusdorf, Les Écritures du moi. Lignes de vie 1, les Éditions Odile Jacob, 1991.

[9] Georges Gusdorf, ouvrage cité, tome 2, Lignes de vie : auto-bio-graphie.

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