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Pierre Campion : Cancale, décembre 1757

Mis en ligne le 11 novembre 2016.
© : Pierre Campion.


Cancale, décembre 1757

À la mémoire de Louis Delépine, François Herbert, François Poidevin, et autres…

registre

Au registre des sépultures de la paroisse de Cancale, dans les dernières pages consacrées à l'année 1757, on lit l'acte transcrit ci-dessous :

Joseph Souquet mari de Marie Rouillé est mort au service du Roi âgé d'environ quarante six ans, et nous avons fait service le dix sept décembre 1757 en présence de sa veuve, François Cadiou son beau frère & autres … Martin Cliquin navigant mari de Roze Fontaine âgé de cinquante et quelques années mort au service du Roi … Louis Delépine fils de feu François et Françoise Motas âgé de douze ans … Olivier Desperques fils Olivier et Jeanne Adam âgé d'environ vingt ans, … François Herbert fils feu François et Françoise Roze d'onze ans, les trois morts aux prisons recommandés aux prières en novembre et décembre commencement 1757.

Ces prisons sont celles d'Angleterre, comme il est précisé page suivante pour les services de Laurent Jagoret « veuf de Françoise Robert âgé d'environ soixante-neuf ans » et François Poidevin, né à Saint-Coulomb, « mort garçon âgé de quatorze à quinze ans ».

En deux pages couvrant les trois mois d'octobre à décembre, pas moins de quatorze noms, obscurs ou plus notables, et même quinze si l'on ajoute celui de « Jean Basset, de Blainville diocèse de Coutances, âgé de soixante ans environ, mort matelot sur la frégate Le Mény », mort sans doute de maladie, et inhumé à Cancale (présents l'écrivain du bord et des matelots, ses camarades).

C'est la guerre de Sept Ans qui, à travers la rivalité séculaire entre la France et l'Angleterre, porta le conflit européen jusqu'aux Indes et aux « arpents de neige » du Canada. Sous Tourville, quelque soixante ans plus tôt, et dans une autre guerre européenne — celle de la ligue d'Augsbourg —, les marins de Cancale et autres paroisses servaient à La Hougue en 1692 : pendant une grande semaine, à la paroisse de Cherbourg, on identifia et enterra les corps rejetés à la côte de Thomas Lebret et de nombreux garçons de Cancale, Saint-Suliac, Plou‘r, Dinan, tués à leurs postes ou noyés autour des épaves du Triomphant, de l'Admirable et du Soleil royal. Plus de soixante ans après La Hougue, sous Dupleix et Lally-Tollendal voilà maintenant qu'ils servent dans l'océan Indien, et sous Montcalm aux Caraïbes ou dans le Saint-Laurent. Partout ils laissent des morts et des prisonniers. Ils en font aussi qui, eux, viennent mourir à Saint-Servan et à Saint-Malo, non sans laisser parfois, dans les registres des deux paroisses, des actes d'abjuration de leur religion prétendument réformée. Sincères ou pour se faire bien voir juste avant de mourir, ou pour avoir l'assurance d'obsèques chrétiennes : pour ne pas être mis en terre « comme des chiens » ?

 

Nous, que devons-nous à ces enfants de onze, douze ou quinze ans, mousses et aides-canonniers, tués sur les ponts des navires, noyés, ou maltraités sur les pontons de Plymouth, d'où, sauf rares exceptions, l'on ne s'échappait pas ?

Oublions un moment notre premier mouvement de surprise et d'indignation. Rendons d'abord ces enfants-là à ces temps où il était normal, pour les autorités, pour leurs parents et pour eux-mêmes, d'embarquer à onze ans pour la morue, pour la Compagnie des Indes ou pour le service du Roi : des enfants qui peuvent être des combattants peuvent aussi bien mourir au combat ou comme prisonniers. Ceux qui n'embarquaient pas travaillaient aux champs comme des hommes ou bien mouraient à pleins registres dans les épidémies. Essayons de comprendre et de respecter des modes de la pensée et de la sensibilité — de la douleur et de l'amour —, des modes de la vie humaine qui ne sont plus les nôtres. Fin 1757, Louis Delépine, François Herbert et François Poidevin en esprit entendent les prières de paroissiens qui les connaissaient chacun pour les avoir vus naître et jouer sur le port de La Houle. Les registres ne peuvent pas en suggérer plus, et nous, les parcourant, nous ne pouvons que constater et vérifier que Louis Delépine et François Herbert en effet avaient perdu leurs pères avant même d'embarquer, que la mère de Louis, Françoise Mottais, vécut jusqu'en 1774[1], que Jacques Adam, le grand-père d'Olivier Desperques, mort lui aussi et bien avant dans les prisons d'Angleterre, eut ses deux services mortuaires dans l'église de Cancale les 4 et 5 février 1704, et que l'on recommandait aux prières des paroissiens, au fil des mois, corps absents, les hommes morts à Terre-Neuve ou à Brest et Rochefort au service de sa Majesté, ou à la mer[2]… Nous connaissons leurs parrain et marraine, nous débrouillons leurs filiations et alliances et nous savons mieux qu'eux leurs ascendances à un siècle et plus au dessus d'eux, mais ce que nous voudrions connaître — les sentiments de leurs parents, amis et connaissances, leur conscience et leur sens d'eux-mêmes — cela nous échappera toujours. Et quoi de surprenant puisque nous ne connaissons pas vraiment, exactement et totalement ceux des nôtres et de nous-mêmes ?

 

Essayons cependant de mesurer l'empan énorme qu'il y a, au moment de la mort de ces enfants, entre leurs affres dernières et la publication de l'Encyclopédie, l'arrivée de Rousseau sur la scène de la pensée européenne, la vie de Voltaire à Ferney, et L'Ingénu qu'il publie en 1757 justement : les aventures de son Huron sur les côtes de Saint-Malo vers 1690, ses exploits contre les incursions des Anglais et ses amours avec Mademoiselle de St Yves… Quelle main, quelle pensée pourrait tenir ensemble les existences de Cancale et celles de la cour et des salons, les vies et ressources des pêcheurs et de leurs veuves et celles des financiers et de Voltaire, les pensées de ces humains-là avec la pointe de la philosophie des Lumières ?

 

Risquons quand même ceci : entre nous et eux, il pourrait bien se former le courant remontant d'une pitié presque tout à fait dénuée de toute circonstance commune et de toute attache sensible effectivement imaginable, — mais par là même l'expérience d'une communauté presque pure et simple, celle de la vie humaine. Une communauté entre nous, en tant seulement que nous existons, et Louis Delépine, François Herbert et François Poidevin, nommément désignés, qui existèrent, indubitablement et pour toujours. Une communauté que l'on tente ici de reconnaître et expliciter, dans une page d'écriture qui répondrait à sa manière aux actes que rédige et signe, fin 1757, Joseph François Mathurin, curé de Cancale. Répondre à la trace matérielle de son écriture propre et régulière qui relate, selon la loi de l'Église et du royaume, le compte des services célébrés par lui-même et son clergé en novembre et début décembre ? Contrairement à toute attente de sa part et de ses paroissiens et de Voltaire ou Diderot, ce document d'Église subsiste comme le seul témoignage matériel et irréfutable — papier timbré, encre noire, morsure de la plume, et la belle main d'écriture­ — d'existences abolies mais non perdues. Ce document, comme bien d'autres actes, est offert désormais sur le Web aux yeux de toute personne en ce monde qui voudra le lire en mémoire de ces enfants. Par le même canal et à la même communauté, le présent texte s'offre, en tombeau léger de mots, comme un hommage aux trois garçons et à tous les morts en captivité, en ces années-là et autres, de Cancale, Saint-Père, Saint-Jouan, Saint-Méloir, Saint-Suliac, Saint-Servan, Saint-Malo… — et aussi bien aux prisonniers anglais, écossais, gallois ou irlandais morts dans nos hôpitaux et prisons, et enterrés au hasard des fosses communes.

Pierre Campion



[1] Dans l'acte cité, le nom de Françoise Mottais est écrit comme il se prononce : Motâs. Joseph Souquet et Marie Rouillé s'étaient épousés le 28 novembre 1737 à Cancale. Joseph signait mais non Marie. François Cadiou, époux de Servanne Souquet, était l'un de leurs témoins. Vingt ans plus tard presque jour pour jour, Marie Rouillé et François Cadiou assistent au service de Joseph Souquet. Martin Cliquin et Rose Fontaine s'étaient épousés le 26 février 1732 à Cancale.

[2] Ainsi « Jean Quintel mari de Gillette Goguelin recommandé aux prières mort à Terre Neuve âgé d'environ cinquante quatre ans, lequel avait été premièrement marié à Jeanne Lignel, à Cancale le huitième janvier 1745 ». Parcourir les registres des paroisses littorales, c'est tomber à chaque instant sur ces actes-là.