Françoise Héritier ou le lyrisme de l'infinitif

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Pierre Campion : Compte rendu des livres de Françoise Héritier, Le Sel de la vie et Au gré des jours.
Mis en ligne le 29 janvier 2018.

© : Pierre Campion.

sel   ggé des jours  Françoise Héritier, Le Sel de la vie. Lettre à un ami et Au gré des jours, Odile Jacob, 2012 et 2017.


Françoise Héritier ou le lyrisme de l'infinitif

Françoise Héritier (1933-2017) est bien connue comme ethnologue et anthropologue. Au titre de ses recherches, elle a écrit de nombreux articles et livres. De fait, avec Le Sel de la vie (2012), et comme elle s'y attendait, elle a surpris ses lecteurs habituels, mais elle en a conquis beaucoup d'autres.

La grammaire de lÔinfinitif

Dans ce livre et dans la première partie de celui qui l'a suivi, Au gré des jours (2017), Françoise Héritier pratique une écriture étrange : indéfiniment, elle fait se succéder des propositions à l'infinitif qui, chacune, relatent tel événement de sa vie ou tel état d'esprit ou tel gesteÉ, cela brièvement et s'enchaînant au gré de la longue phrase qui fait le corps du livre. Ainsi de telle séquence, hétéroclite comme les autres et prise au hasard dans le cours du livre : « recevoir en cadeau une pintade ou tout autre volatile ou animal qui se débat, avoir plein de boîtes, des greniers et de profondes armoires, se tenir près du vide, imiter à la perfection la voix, la démarche, les intonations de personnes ou d'animaux, se coucher dans des draps fraîchement changés, etc. » Infinitif de la narration ? Certainement, car il raconte — mais sans entrer dans quelque développement narratif que ce soit et surtout pas dans une dramatisation[1]. Le plus souvent, son infinitif n'explicite pas un sujet et il est au neutre, sauf quand un accord met ce sujet implicite au féminin : « réussir à se rehausser toute seule dans un lit d'hôpital » ou « se souvenir toute honte bue de ses gaffes passées, être allée à la messe de minuit à minuit à Saint-Augustin en glissant sur les pavés alors en bois de la rue du Général-Foy ». L'infinitif évoque des souvenirs d'enfance de l'auteur mais aussi de toute époque de sa vie, aussi bien d'ethnologue de terrain en Afrique. Sur la neutralité du mode infinitif et sur le mouvement vers des marques de féminin, elle s'explique dans une brève présentation :

À de petits faits très généraux dont tout un chacun aura pu un jour éprouver la réalité (je parle alors de façon neutre, c'est-à-dire selon l'usage français au masculin) j'ai mêlé progressivement des souvenirs privés, durables, fixés en images mentales fortes pour toujours, instantanés fulgurants dont l'expérience peut être, je le crois, transmise en quelques mots (je parle alors au féminin).

Première ambiguïté, à laquelle l'infinitif se prête tout naturellement, entre le général et le particulier, entre les genres masculin et féminin, entre les valeurs subjective et universelle du lyrisme : « Il faut voir dans ce texte, dit-elle, une sorte de poème en prose en hommage à la vie. » Un poème en une seule phrase, par accumulation et succession de propositions infinitives, en quelque sorte de propositions nominales dont le nom serait un infinitif, réitéré de manière insatiable : « C'est comme une drogue, je continue. » Un infinitif jamais définitif, toujours recommençant. Pas de discours, pas d'explication, pas de raisonnement, pas de problématique — pas de souci : la facilité, l'irresponsabilité, le plaisir entêtant de la parataxe. Une somme qui ne se soucie pas de totalisation, de quelque totalité que ce soit, dramatique ou mystique, transcendante ou immanente : on n'est pas dans Proust.

Deuxième ambiguïté : une fois débarrassé de la période latine, l'infinitif conserve ici son aspect de style indirect, très libre. À peine perceptible, il y a là, au présent, un « je dis queÉ, j'écris queÉ, je sens queÉ », lequel teinte le propos de sa légère ironie, de son absence justement ou plutôt de son propre retrait à lui, ce sujet encombrant mais jamais liquidé.

Troisième ambiguïté, d'un autre ordre : en français, l'infinitif peut être aussi bien le mode du conseil, de la suggestion, de l'injonction, y compris adressés à soi-même. Car censément ce poème est une lettre, rédigée sur plusieurs jours, et scandée par la date, en en-tête, de chacun de ces jours. Une lettre adressée au médecin de l'auteur pour l'inciter à prendre de la distance à l'égard de ses patients, auxquels il consacre trop — tout — de sa vie. L'un souffre de ne pas s'appartenir, l'autre jouit d'elle-même ; par là chacun s'enfermerait dans son individualité. Alors comment celle-ci peut-elle administrer à celui-là une leçon de vie, sinon au nom et au sein de la communauté lyrique instituée par elle, singulièrement dans le colloque à une voix entre la patiente et son médecin (c'est elle qui parle, conseille, soigneÉ), mais universellement par l'écriture sur le mode infinitif ? Voilà comment les moments fulgurants d'une petite fille, d'une jeune femme, d'une anthropologue professeur au Collège de France, d'une femme âgée et malade peuvent s'appliquer au professeur Jean-Charles Piette et à tout lecteur distinctement. Ainsi, dans Au gré des jours, et revenant sur cette « “fantaisie” intitulée Le Sel de la vie », Françoise Héritier peut-elle confirmer : « Il s'agissait en quelque sorte de faire affleurer le permanent sous le contingent et l'universel sous l'individuel. »

Le moi

L'infinitif n'a pas de sujet exprimé, mais sans répit il le constitue, dans l'implicite. À la fin du Sel de la vie, dans l'envoi de « Tournons la page », Françoise Héritier ordonne le livre autour d'une question :

Qui suis-« je » au delà des définitions extérieures que l'on peut donner de moi, de l'apparence physique, du caractère donné dans les grandes lignes, des rapports entretenus avec autrui, des occupations professionnelles et personnelles, des liens familiaux et amicaux, de la réputation, des engagements, des réseaux d'appartenance, au-delà de ces définitions sans doute justes mais aussi construites et trompeuses ? Profondément « je ».

Tel est le problème, posé de l'intérieur du moi comme une obsession mais aussi parfois de l'extérieur, dans « la silencieuse interrogation des tout jeunes bébés : ÒMais qui es-tu ?Ó ». Cette question, l'infinitif lui propose ses réponses, en déniant le « Je » qui pourrait être le sujet d'un indicatif, aux temps du passé ou au présent, et qui en effet ne sait pas qui il est : pas d'autobiographie ou, en tout cas, pas d'histoire, pas de mise en scène, pas de narrateur, pas de maîtrise. Car la première réponse du moi, c'est qu'il ne sait pas et ne peut pas dire « Je » : faute de distance, d'autonomie, de subjectivité ; faute d'envie, faute de goût à le dire.

(Ce n'est pas que Françoise Héritier ne sache pas écrire à la première personne, à l'occasion et par exemple dans la deuxième partie « Façonnages » d'Au gré des jours, quand elle évoque « [son] destin intellectuel, professionnel et personnel », qu'elle énumère « les embranchements » de sa carrière, qu'elle dresse le portrait de Lévi-Strauss et qu'elle saisit des anecdotes et des scènesÉ)

Tel est le secret de l'infinitif de narration : de n'avoir comme sujet qu'une espèce d'être indicible et que ce sujet soit pourtant l'objet d'une obligation, celle d'avoir à être selon une affirmation sans cesse renouvelée de ses moments innombrables et divers.

Une énergétique

À la fin du livre, elle poursuit :

J'ai voulu traquer l'imperceptible force qui nous meut et qui nous définit. Elle dépend naturellement de notre histoire de vie, mais elle n'est pas passéiste : elle est l'essence même et la justification, bien qu'ignorée, de toute action présente et à venir. « Je » ne serait pas ce qu'il est si certains événements ne s'étaient pas produits, qui ont canalisé sa vie, mais aussi si « je » n'avait pas eu la possibilité de ressentir telle émotion, de vibrer à telle occasion, de faire telle expérience avec son corps.

Expérimenter, vibrer, s'émouvoir, advenir au présent à l'événement passéÉ La vie est une force. Cette force anonyme, multiforme et constante — et non pas la pensée fût-elle réduite à elle-même, ni même le murmure informe et incessant qui nous anime —, tel est le vrai sujet des infinitifs et de leur succession capricieuse, de ses actions, gestes et états eux évocables. Où réside cette force, sinon en effet dans le corps, tel qu'il nous met au monde, à la vie, à notre vie et à la vie de tous ? (Toujours on marche non loin de Proust et jamais on ne le rencontre, cela justement parce qu'il n'y a ni « Je », ce « Je » fût-il non nommable et non caractérisable, ni discours narratif fût-il non dramatique et constitué en cathédrale,)

La vie de tous, telle qu'elle s'exerce dans le moi, attend l'hommage de cette écriture. Parce qu'elle ne s'exprime pas chez tous et parce qu'elle est mortelle en chacun, la vie attend de cette écriture-là non seulement un hommage mais un remerciement, et une sorte de justice. Elle en appelle à ce poème, au propre déploiement de ce poème, qu'elle porte et qui la prouve.

La métaphore du sel

Jusqu'à en faire son titre, Françoise Héritier entend rendre sa force et un sens à la métaphore usée du sel de la vie.

La vie se reconnaît et s'éprouve à son goût, lui le signe infaillible de la vérité, pour et dans un corps (nouvelle proximité avec Proust, et distance toujours : ce n'est pas la madeleine, et il n'en sort pas « l'édifice immense du souvenir »). Ce goût-là est salé : il pique, il réveille, il cristallise, peut-être agit-il par grains.

Sans le sel, la vie serait insipide, c'est-à-dire qu'elle n'aurait pas conscience d'elle-même. Le goût de la vie, c'est le sens réfléchi de la vie : de sa vibration inimitable, de sa permanence et de son arbitraire, et de sa fragilité.

Le sel conserve la vie en vie. L'enfant qui allait à la messe ne peut pas ne pas se rappeler la phrase des Béatitudes : « Vous êtes le sel de la terre. » Bien sûr, elle ne relève que ses propres béatitudes à elle, qui n'est plus disciple de Jésus, et elle rapatrie le goût de son sel à toute vie humaine dans la sienne à elle. Mais, peut-être, elle se rappelle l'avertissement : « Si le sel perd son goût, avec quoi salera-t-on ? ». De sa vie à la campagne, Françoise Héritier sait sûrement qu'on jette la vieille saumure, quand elle a épuisé ses vertus. On ne peut pas tourner la page : sans cesse il faut vérifier le goût du sel à coups d'infinitifs et les prolonger encore en 2017, jusqu'à à la veille de disparaître, à quoi elle ni personne ne peut rien.

Pierre Campion



[1] Dans Au gré des jours, la proposition infinirive se fait plus ample, la circonstance tend à se détailler et à prendre la dimension d'une anecdote.

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