Retour : Écritures

Pierre Campion : 1780, un curé des Lumières à Saint-Suliac ?

Mis en ligne le 17 décembre 2016.
Correction en date du 23 janvier 2022 : note 2, sur la carrière de Mainguy.

© : Pierre Campion.


1780, un curé des Lumières à Saint-Suliac ?

À la mémoire de Hugues Joseph Mainguy (1732-1788)

Le 5 janvier 1780, à Doslet, paroisse de Saint-Suliac, diocèse de Saint-Malo, on charge sur une charrette le cercueil de Jean Ébrard, un prêtre âgé, décédé la veille dans la maison où il vivait sa retraite.

Cortège

Probablement il fait grand froid, car on est dans ce petit âge glaciaire qui va bientôt voir le terrible hiver 1788-1789. Fait-il même jour ? De Doslet au bourg de Saint-Suliac, il y a bien quatre de nos kilomètres par de mauvais chemins et deux heures de marche au moins au pas de cet attelage et de son accompagnement. Le convoi des voisins prend d'abord le chemin de la Ville-ès-Nonais, qu'il quitte avant d'arriver aux Landes. Alors, j'imagine, il tourne à droite vers la Bagais, par le point haut des Masses et son moulin. Au village, il laisse à droite le manoir du Président. On descend tout le village jusqu'à la grève de la Rance et on prend sur la droite le chemin malaisé qui monte en biais la hauteur de Garot, par des fondrières glacées en cette saison : c'est le parcours que prennent tous les enterrements de la Ville-ès-Nonais et écarts environnants. Vu la pente et l'état du fond chemin, deux chevaux maintenant peut-être sur la charrette ; le cortège des parents, amis et alliés, voisins et obligés de la famille Ébrard, recueillis au fil des carrefours, suit la sente tracée par les passants en haut du talus. À droite la campagne dégagée de la Croix Brisée, à gauche les pièces enclavées des Châtelleries et Rosette, et puis la Rance, que ces laboureurs et marins voient sans la regarder : c'est leur paysage familier, qui ne leur dit rien que trafic de bois, noyades, embarquements et pertes au loin. Bientôt il n'y a plus qu'à descendre le versant ouest d'où l'on voit les maisons et l'église fortifiée de ce qui sera déclaré, deux siècles plus tard, « l'un des plus beaux villages de France ».

Ce sont des survivants.

La dysenterie

Entre le 30 août 1779 et le 31 octobre, sur les 132 sépultures de l'année, la paroisse a procédé à 100 inhumations pour des morts explicitement attribuées à la dysenterie. En fait, il y eut un premier décès, le 29 août, à la ferme de la Motte, attribué d'abord à un empoisonnement aux champignons, celui du jeune Pierre Chérel, « soldat du Régiment d'Infanterie d'Orléans, compagnie de Bresse, âgé de dix-sept ans, natif de Charleville en Champagne ». En marge de cet acte, le prêtre ajouta par la suite une note sur la présence de cette troupe stationnée à Saint-Suliac et logée chez l'habitant en vue d'une descente en Angleterre, et déplacée le 4 septembre près de Rennes pour cause d'épidémie.

À partir du 7 septembre, Mainguy, le prieur, renonce au format habituel de son registre[1] : deux ou trois lignes pour chaque acte, écriture de plus en plus serrée, bientôt il ne va même plus à la ligne. Six pages pleines, d'actes de sépultures. Néanmoins, pour la lisibilité et sans doute dans l'idée d'y revenir plus tard pour des comptages, il note dans un encadré placé en tête de chaque nom les données qu'il place en temps normal dans la marge : le numéro d'ordre dans les sépultures de l'année, l'indication du sexe par une lettre (h ou f) avec un numéro d'ordre pour les h et un autre pour les f, le jour et le mois, l'âge. Par exemple, « S48 f31 14 7bre 2 Jeanne Gaudu, âgée de deux ans, fille Gabriel et Cécile Garnier, morte en ce bourg de la dysenterie le 14 septembre mil sept cent soixante dix neuf a été inhumée le lendemain par le clergé. Mainguy Prieur. »

registre

Des enfants de tous âges. Des familles : Claude Corseul, 35 ans, le 12 septembre et sa femme Jeanne Beliot, 40 ans, le lendemain, puis leur fils Claude, 12 ans ; Marguerite Huet, 9 ans, après son frère Joseph, 7 ans ; Jean Beliot, 6 ans, puis son frère Yves, 12 ans, puis leur frère François, 10 ans, puis leur sœur Perrine, 7 ans, puis leur frère Joseph, 3 ans… Des adultes : Étienne Leloup, 63 ans ; Olive Delécluse, 47 ans ; Jeanne Langevin, 50 ans ; Roberde Avril, 80 ans ; François Mollet, 50 ans ; Yves Cousin, 70 ans, et le lendemain sa femme Étiennette Bessard, 62 ans, puis leur fille Étiennette Cousin, 26 ans… « À cause de la contagion », on inhume souvent le jour même de la mort. Mainguy signe en personne tous ces actes sommaires mais complets, souvent deux ou trois par jour, lisiblement, scrupuleusement.

Le 31 octobre, il écrit le dernier, il le détache des autres. C'est celui d'Ollivier Regnault, « fils d'Ollivier Regnault et de Perrine Bourel, mort au village du Port Saint Jean de la dysenterie à l'âge de cinq ans ». Sans doute a-t-il pressenti la fin de l'épidémie et, en effet, c'est même la toute dernière sépulture de l'année 1779.

Dans la même période, fin septembre et en octobre, la dysenterie sévit aussi à Saint-Père mais peut-être dans une moindre proportion. À Saint-Jouan des Guérets, dans les actes, on ne mentionne pas la cause de dysenterie. Néanmoins, à l'occasion d'une certaine sépulture, le 20 septembre 1779, on explique l'inhumation de Louise Brunet, 26 ans, le jour même de sa mort : « à cause de la maladie épidémique pendant laquelle il est défendu de garder plus de 12 heures les cadavres dans les maisons ». Décision particulière prise en raison de l'épidémie sévissant dans la paroisse voisine de Saint-Suliac ou plutôt maladie non notée dans d'autres décès ? À Châteauneuf, autre paroisse voisine, on relève justement plusieurs inhumations le jour même de la mort, dont celle de deux jeunes sœurs, Anne et Marie-Anne Michel de la Morvonnais, 3 et 9 ans, décédées le 15 et le 20 octobre 1779, et inhumées le jour même. On note aussi le décès en quelques jours de trois « travailleurs du fort Royal de Châteauneuf », dont l'un inhumé le jour de son décès. À Pleudihen, le nom de la maladie est rarement noté mais l'épidémie flambe jusqu'en novembre. Cependant il faut attendre la mi-septembre pour voir des inhumations le jour même de la mort « crainte de contagion » ou « de peur que la dysenterie ne s'étendît ».

Mainguy, un homme des Lumières ?

C'est à Saint-Suliac que l'on nomme par son nom la dysenterie, dans chacun des actes, comme si le prieur voulait, j'imagine, par ce moyen officiel et dérisoire, dénoncer inlassablement l'ennemi. Déjà, le même Mainguy, en 1773, entre janvier et juillet, notait dans le corps de chaque acte et en marge la cause de la petite vérole, pour les 29 cas enregistrés — sur les 64 décès de l'année.

À moins qu'il n'ait été du nombre des curés éclairés, lui qui établissait un bilan chiffré à la fin de chacun de ses registres, plus une table alphabétique des actes.

Car, en tête du registre des baptêmes, mariages et sépultures de l'année 1695, on trouve une curieuse page ajoutée a posteriori, qui est sûrement de Mainguy. Cette page porte une statistique de l'année 1695 : 61 baptêmes, 10 mariages, 62 sépultures. Plus une observation sur l'année 1705 : « En 1705 il y eut une grande mortalité dans la paroisse de Saint Suliac, qui suivant une ancienne tradition fut causée par la dysenterie qui y régna pendant ladite année, pendant laquelle il mourut cent quarante neuf personnes dans la paroisse. » Puis, de la même main, cette réflexion : « La dysenterie est la seule épidémie dangereuse pour la paroisse de Saint-Suliac où elle a fait plusieurs fois des ravages considérables et notamment en 1705, en 1719 quatorze ans après il y a lieu de croire, suivant la tradition, qu'elle y régna encore et qu'elle enleva encore bien du monde puisque le nombre des morts en cette année et de cent dix huit. Vingt deux ans après, savoir en 1741, elle fut encore plus dangereuse puisqu'on trouve en cette année cent quarante et deux personnes mortes. Enfin trente huit ans après cette époque, c'est-à-dire en 1779, la dysenterie a attaqué le plus grand nombre des paroissiens et en a fait mourir cent six sur le nombre de cent quarante six qui sont morts cette année jusqu'au quinze décembre. » Suivent une récapitulation des chiffres des sépultures et baptêmes pour les années 1705, 1719, 1741 et 1779 et un dernier chiffrage : « Dans ces quatre années dyssentériques, les morts excèdent les baptêmes de 390 personnes. » Et, à la fin de ce registre de 1695, on lit une mention de lui Mainguy, signée de sa main, et contresignée d'une autre main par un certain Avril au 13 novembre 1788, c'est-à-dire cinq mois après la mort de Mainguy[2].

C'est un homme des Lumières. Remontant dans ses registres, Mainguy tente de faire une histoire de la dysenterie dans sa paroisse, selon une périodisation et des statistiques, dans le but probable de savoir au moins de quoi on parle et dans l'idée, non moins probable, selon laquelle tout ce qui a une histoire finira bien par dire ses causes et aura une fin Ñ pourvu qu'on remŽdie ˆ ces causes. Pour cela il fait parler la tradition de ses paroissiens, mais en lui donnant un fondement objectif, sur documents. En attendant, en notant explicitement la maladie, à chaque sépulture, comme s'il préparait du matériel pour toute enquête future.

En dehors de sa préoccupation de l'épidémie, il avait revu beaucoup des registres. Par exemple, reprenant celui de 1732, il totalise à la dernière page, le nombre des baptêmes, mariages et sépultures, « vérifié le 7 février 1786 ». Il ajoute, sous sa signature : « La table alphabétique de actes rapportés dans ce registre se trouve dans celui de 1715, folios 18 et 19. » Et, en effet, il avait créé, à la fin du registre de 1715, une grande table courant de 1715 à 1732, non sans noter des lacunes et rétablir certaines naissances. En somme, il se livre, jusque vers la fin de sa vie, à de véritables dénombrements démographiques. Que cherchait-il ? Serait-ce trop d'y voir l'esprit de ce que Condorcet développera comme le gouvernement par les mathématiques ?

Jean Ébrard (1693-1780)

Le 5 janvier 1780, dans son église, après la cérémonie, Mainguy rédige et signe l'acte de sépulture de son confrère : « Vénérable et discret prêtre, Messire Jean Esbrart, fils de feus Jean et Perrine Quinart, ci-devant membre de la Congrégation de Saint Lazare, professeur en théologie, ensuite Recteur de la paroisse de Fruges diocèse de Saint Omer province d'Artois, mort en sa maison au village de Dolet le quatre janvier mil sept cent quatre vingt muni des sacrements âgé de quatre vingt six ans cinq mois quinze jours, a été inhumé le lendemain dans le cimetière de notre église, dans laquelle son corps a été introduit le premier après la dysenterie qui a entièrement cessé dans notre paroisse ; présents le clergé, Jean Pierre la Grange Garnier, Gabriel Gaudu et autres. Mainguy Prieur de Saint Suliac. »

Le clergé de la paroisse, un robin et le père de la petite Jeanne Gaudu morte le 14 septembre 1779, ce n'est pas beaucoup de notables pour Jean Ébrard. Et combien sont ces « autres présents », dans une population épuisée ?

Sobrement mais exceptionnellement noté comme tel, c'est le premier enterrement ordinaire depuis deux mois, dans lequel Mainguy a voulu voir comme un signe l'inhumation d'un prêtre âgé, après tant de sépultures, d'enfants notamment, vite expédiées par la force des circonstances. Visitait-il Jean Ébrard à Doslet ? Étaient-ils amis ? Parlaient-ils et de quoi ? De la paroisse, de ses lieux, de ses familles, de leurs lectures, des idées du temps ? Peut-être son ancien dit-il un jour à Mainguy : « En 1695, à tout instant, ma mère avait tellement peur, tellement d'enfants morts. J'avais deux ans. Elle me l'a dit bien des fois depuis… » ? À quoi le prieur aurait pu répondre : « Je vais reprendre tout cela dans les registres. Mon ami, on ne peut pas simplement prier. »

Jean Esbrard (prononcer Ébrâ) était un enfant de la Ville-ès-Nonais, où il était venu au monde en effet le 19 juillet 1693 : « Et le lendemain a été nommé, et sur les saints fonts baptismaux de cette église [celle de « Saint Sulia », comme ça se prononce] baptisé, a été parrain Me Jean Quinart, sieur de la Rougerais, et marraine honorable fille Ollive Esbrart. » Ses parents s'étaient mariés le 5 août 1692 dans la chapelle de Doslet, car la Ville-ès-Nonais et ses écarts avaient un desservant autorisé à célébrer les mariages, dans les chapelles. Familles anciennes des deux côtés, de petits robins, éducation soignée, à la paroisse, je suppose, puis au collège de Saint-Malo, carrière dans une congrégation récente de l'Église, il était revenu mourir dans sa maison de Doslet, l'héritage probablement de sa mère Perrine Quinart, née elle-même en Pleudihen, mais dans ce curieux village de Doslet, partagé entre quatre paroisses et deux diocèses…

Par les dates, Jean Ébrard était un contemporain exact de Voltaire, dont il connaissait forcément au moins le nom. Professeur de théologie dans l'un des séminaires dirigés par les lazaristes[3], aurait-il été reversé en paroisse pour suspicion de philosophie ? Rien qui m'autorise pour autant à en faire une sorte de curé Meslier

Procession

Cheminant dans cette campagne glacée, l'espèce de cortège en sabots se laissait parcourir le long du sentier par la nouvelle : un enfant de Doslet qui avait vu le grand monde revenait, dans l'église de son baptême, signifier par sa mort naturelle que le fléau était parti. Dans la file, ni Yves Cousin, ni Étiennette Bessard, ni leur fille Étiennette, mais peut-être bien leur autre fille, Yvonne Cousin, dont le remariage dans trois ans avec Jean Brindejonc va me laisser le hasard de naître un jour. (Placé devant les aléas innombrables qui surviennent dans sa lignée, personne ne peut dire : « J'aurais été quelqu'un d'autre. » Chacun peut seulement tenter de regarder fixement cette proposition : « Je n'aurais pas été. »)

Encore soixante-dix ans et les habitants de la Ville-ès-Nonais (avec ceux de Doslet, Lécure, les Landes, la Bagais, le Port, Panlivard et des fermes isolées) n'auront plus à déclarer leurs enfants et enterrer leurs morts au bourg de Saint-Suliac caché derrière sa colline, car ils auront paroisse à eux et mairie. Les grandes épidémies auront disparu, on boira de l'eau propre… Cependant, vers 1860 et bien après, les mères craindront à la moindre fièvre des enfants et les uns ou les autres évoqueront, toutes années noires confondues, « le grand hiver, l'année que le feu gelit ».

Pierre Campion



[1] À Saint-Suliac, et jusqu'au regroupement récent des paroisses, le curé portait le titre de prieur, en vertu de son ancienne fonction auprès du couvent de femmes de La Ville-ès-Nonais.

[2] Hugues Joseph Mainguy était né le 31 décembre 1732 à Saint-Malo d'un père receveur du droit des boissons. En 1765 Ñ il a à peine plus de trente ans Ñ, on le trouve curŽ de la paroisse Saint-Sauveur ˆ Dinan. Nommé curé prieur de Saint-Suliac en 1772, il y mourut à le 18 juin 1788, à l'âge de 56 ans. Comment ce prêtre qui avait obtenu tout jeune une importante cure de ville se retrouva-t-il à Saint-Suliac ? Peut-être fut-il suspecté d'idées nouvelles.
Rectificatif en date du 23 janvier 2022 : À St-Malo, il y avait une Žglise Saint-Sauveur, et il est hautement plus probable que Mainguy y fut curé avant St-Suliac. Ma conjecture tomberait.

[3] Depuis les années 1680, les lazaristes dirigeaient un grand séminaire à Boulogne-sur-Mer. Voir à ce sujet : Philippe Moulis, « Le Grand Séminaire de la Congrégation de la Mission de Boulogne-sur-Mer au XVIIe siècle ». Ils dirigeaient aussi à Saint-Servan le petit séminaire du diocèse de Saint-Malo, où Jean Ébrard a pu Žtudier. Brillant élève sans doute, qu'ils recrutèrent ensuite pour leur congrégation.