RETOUR : Coups de cœur

 

Pierre Campion : Compte rendu du livre de Marie-Hélène Prouteau, Le Cœur est une place forte.
Mis en ligne le 4 mars 2019.

© : Pierre Campion.

Le Cœur Marie-Hélène Prouteau, Le Cœur est une place forte, préface de Dominique Sampiero, La Part commune, 2019.


Écrire les guerres

C'est l'histoire d'un livret militaire perdu le 22 août 1914 dans les combats de Maissin, Ardennes belges, retrouvé par hasard en 1961 et rendu à la famille du soldat, bien après que celui-ci fut revenu vivant de la guerre et quelques années après sa mort. Il n'avait jamais parlé de cela, de ces tués et blessés, des atrocités commises à cette occasion, ni de la Somme ensuite.

Ce livret est le seul témoin de son grand-père que possède Marie-Hélène Prouteau, le seul objet retourné d'un au delà de violences sans nom, celui qui l'accompagnait dans les marches et au combat, le fascicule qui le touchait de si près, physiquement et symboliquement. Un objet muet, sans inscriptions de campagnes puisqu'on venait d'entrer en guerre, le seul auquel elle puisse attacher sa pensée et son écriture : « Il faut imaginer. »

Autour du livret et suspendus à lui, deux albums d'écritures : le premier, directement lié au soldat, le deuxième recueillant des souvenirs d'une enfant née juste après la mort de ce grand-père, élargissant l'horizon aux paysages d'une vie d'adulte, à son expérience et à ses lectures — parmi lesquelles des vers allemands de Celan.

L'écriture est celle de la rêverie et de la méditation poétique, celle de la prose lyrique française, laquelle se développe en tableaux et en scènes, selon un recueil ordonné de poèmes très libres. Peinture, théâtre et musique, le fond des tableaux et de l'air, c'est la guerre, les deux guerres mondiales, les guerres anciennes et les guerres actuelles.

Le kaléidoscope tourne autour de quelques figures : la grand-mère assise à lire les journaux ou à écrire des lettres ; ou ce jeune aviateur anglais et ce jeune oncle, tués en 1941 et 1944, l'un ici, l'autre en Alsace, enterrés côte à côte ; ou bien, à Maissin, ce garçon de quinze ans obligé par les Allemands de dépouiller de leurs effets personnels les cadavres français dans la fosse commune où on les porte en vrac dans des charrettes, ou bien l'instituteur qui tâche de dérober à la vigilance des gardes en armes les plaques matricules et les livrets militaires : perdus dans les affrontements ou pris sur les morts, ceux-ci seront cachés dans le presbytère, oubliés là, et retrouvés cinquante ans plus tard.

La rêverie se déploie en champs d'avoines ensanglantées, en sapinières immenses toutes nouvelles pour les soldats d'un régiment de Bretagne, en vues de Brest d'avant 1914 ou des années 1950 : la gare, le cours d'Ajot et la rade, les ruines et baraquements… L'imagination s'attache à tel événement singulier, comme l'incendie d'un abri ou le don que firent des villages bretons à la commune de Maissin en 1932 : un calvaire entier, démonté, envoyé confortablement couché dans la paille d'un wagon, pièces et morceaux remontés là-bas… Même : Marie-Hélène Prouteau fait écrire au soldat les fragments d'un journal personnel de campagne qui n'a jamais existé, et elle écrit, en imagination, dans le livret, et en italique, ses propres poèmes en prose.

La rêverie s'alimente à une « quête documentaire », en tire matière et garantie : récits de villageois rapportés à tel qui les écrivit, journaux de marche des régiments, archives familiales, articles et études, statistiques : à Maissin, en une journée, « 4 085 Français et 99 officiers, 3 581 Allemands et 95 officiers morts » ; sur Brest, pendant le siège de quarante jours, 8 425 tonnes de bombes, 4 875 immeubles détruits.

Pour autant, est-ce une enquête ? Pas vraiment, car on n'en a ici ni la méthode ni l'écriture, même quand il s'agit de généalogie familiale. Si c'était le cas, les notes de bas de page qui s'expliquent sur l'origine et la nature de certains documents passeraient dans le texte et dans le dramatisme de la recherche. Surtout, le but n'est pas le même. Marie-Hélène Prouteau veut « honorer ceux qui ont quitté ce monde, redonner le nom », des tués au combat ou dans les abris et de leur monde, des sauveteurs aussi : elle entend ériger, en écritures, l'un de ces monuments qu'on voit dans les communes et les paroisses et qui représentent aussi, parfois, une épouse en deuil et un enfant. Le généalogiste enquêteur dresserait plutôt la liste des actes prouvant que les disparus, un par un et nominativement, ont vécu, serait-ce un seul jour. Dès lors, une espèce de gloire mystérieusement et également partagée leur est conférée, ainsi qu'une parole : « Nous avons existé, telle est notre légende » (Michel Houellebecq, dans son poème « Présence humaine »).

Quoi qu'il en soit de rendre les honneurs à des héros obscurs ou de répondre à des requêtes muettes en reconnaissance d'humanité — ce n'est pas incompatible —, les proses de Marie-Hélène Prouteau s'écrivent en coups de cœur. Elles s'épanchent, en flots calmes ou pressés ou presque furieux. C'est leur mouvement qui anime le vieux livret, qui lui prête les facultés de se souvenir et d'entendre les voix des morts et des poètes, qui s'écrit en lui. Ce déploiement s'opère dans l'espace mental et affectif d'une culture vivante, là où s'écoute la musique et se visitent les musées, là où s'inscrivent et agissent les poèmes de Paul Celan ou de Wilfred Owen, tué en novembre 1918, l'un et l'autre traduits en français, celui d'Owen, « Anthem for Doomed Youth » présenté ici sous le titre de l'œuvre de Britten, War Requiem, créée à Coventry. De même traduit, le poème en breton qui fut scellé à Maissin dans le socle du calvaire du Tréhou.

« Le voyageur des pays et des gares refait le parcours des conscrits. Celui d'août 14. Dix-huit ans après. » La phrase, absorbant dans sa prose un certain alexandrin, rappelle Verlaine, mais la vraie référence de ces proses d'une âme moderne serait plutôt Baudelaire, un Baudelaire qui aurait vu et éprouvé nos guerres, et affronté ses merveilleux nuages aux flammes fuligineuses de Brest brûlant toutes les nuits pendant des semaines.

 

« Comme si la mémoire douloureuse, ce dont il ne reste rien de mon lieu natal m'avait appris à accueillir les persévérances du cœur. » Car, redoublant un vers de Celan dans le titre Le Cœur est une place forte, le cœur ici est assiégé par les saccages qui reviennent d'avant et après la naissance — de la chute d'Ur au siège de Brest, à Alep et Sarajevo, à Cologne — et par les atrocités nouvelles qui les font sans cesse renaître. Il est le siège inexpugnable et endurant d'où surgissent les sorties de la pensée sous la forme de fusées de l'écriture : on n'a rien dit ni écrit — ni guéri — tant que l'on s'est borné aux mots désormais usés de traumatismes, retour du refoulé, histoire familiale, méfaits de la guerre… « Il faut imaginer. »

Pierre Campion

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