Pierre Campion : La notion de fiction dans l'anthropologie. Texte publié sur le site de Fabula.org pour le colloque en ligne organisé en janvier 2000 par cette association sur le thème « Frontières de la fiction ».
Mis en ligne le 15 novembre 2004.
© : Pierre Campion.
La notion de fiction dans l'anthropologie
Depuis quelques années, et de manière plutôt inattendue,
les chercheurs en sciences de l'homme s'interrogent explicitement sur l'écriture
de leurs travaux. Cette tendance est tellement avérée et significative que,
récemment, la revue Communications a pu rassembler des points de vue
et des analyses théoriques sur ce problème, les uns et les autres venant
de plusieurs disciplines et de plusieurs horizons. Dans cet ensemble, l'ethnologie
était particulièrement représentée et on y trouvait, entre autres, un texte
de Francis Affergan qui attirait déjà l'attention sur l'anthropologie comme
discours et sur les figures principales de ce discours (Affergan, 1994).
Dans le même esprit, ce chercheur, professeur d'ethnologie à l'Université
de Nice, est revenu depuis sur l'épistémologie de sa discipline, en élargissant
encore sa perspective, cela dans un livre dont le titre, La Pluralité des mondes. Vers une autre anthropologie,
pourrait bien renvoyer à Fontenelle et aux temps où « la littérature » n'existait
pas encore séparément et où les Lettres se confondaient encore avec ce que
nous appelons les sciences (Affergan, 1997 ; je renverrai directement les
citations à la pagination de ce livre). C'est ce travail
que je voudrais présenter dans ce colloque, non pas certes dans toute sa
richesse et son ampleur mais dans la mesure où F. Affergan se propose de
transposer la notion de fiction, couramment utilisée en poétique, au sein
de l'anthropologie, dans le dessein de renouveler sa discipline. Comme si,
pour aller « vers une autre anthropologie », il fallait recourir à une notion
et à une perspective venues d'un tout autre horizon, disons littéraire. Quitte
pour lui, bien sûr, à aménager cette notion.
Comprendre l'événement
Quand Jacques Rancière (Rancière, 1992 et Communications,
1994) ou Michèle Riot-Sarcey (Riot-Sarcey, 1998) remettent en jeu et repensent
la notion d'événement dans la discipline de l'histoire, cela n'est pas encore
trop difficile à admettre, au moins au premier abord : car, après tout, l'événement
n'est-il pas (ou ne devrait-il pas être…) le trait spécifique de l'histoire
et l'objet même de l'historiographie ? Et pourtant déjà, chacun à sa manière,
l'une au titre de ses travaux d'historienne du politique et l'autre au nom
de sa théorie philosophique du savoir historique considéré comme une pratique,
bouscule sérieusement les conceptions et les méthodes habituelles de l'historiographie
en les confrontant à l'irruption de la nouveauté dans l'histoire sous le
nom de l'événement, à son caractère irréductible et à la nécessité comme
à l'extrême difficulté de comprendre les sujets humains en tant qu'ils produisent
cette nouveauté. Mais il est quand même plus surprenant que la question de
l'événement puisse venir au centre d'une réflexion sur l'épistémologie de
l'ethnographie. Tout part,
chez Affergan, d'une conviction, qu'il a puisée d'abord dans l'ethnologie
des cultures créoles et spécialement martiniquaise[1].
Les cultures et les sociétés sont des réalités sujettes aux indéterminations,
aux ruptures et aux crises, notamment parce qu'elles sont ouvertes aux autres
cultures et sociétés. C'est ainsi que les événements entrent nécessairement
dans la perspective de l'ethnologue, comme des phénomènes imprévisibles,
irréductibles à toute causalité mécanique et à toute référence explicative,
à considérer si possible dans leur avènement même : « L'événement culturel
n'est pas décodable précisément du fait qu'il tire toute sa théâtralité,
et la force de son exécution, de son absence de connexion avec un réseau
de cas identiques. Le rituel fait sens car il est d'emblée vécu comme une
création ou l'exécution d'un faire et qu'à chaque fois, un autre épisode
semble lui conférer un caractère inaugural et inédit. » (P. 131.) En somme,
en termes de méthode ethnologique, et paradoxalement, les événements sont
« des données qui ne seraient pas encore prêtes » (p. 130), mais à constituer :
des faits opaques et qui justement ne se donnent pas. En
effet, les cultures sont le siège de pratiques, à considérer et à comprendre
comme telles, c'est-à-dire à interpréter. Car non seulement ces cultures
sont le lieu d'événements, mais aussi de discours portant sur ces événements
et même constituants de ces événements. D'autre part, la rencontre de l'ethnologue
avec chaque culture représente à son tour un événement, pour lui-même et
pour cette culture : l'expérience du terrain comporte nécessairement des
événements (car c'est « un lieu temporel où s'engagent les découvertes, les
déceptions, les dialogues avortés ou encore les réussites involontaires »,
p. 138) ; la compréhension de cette culture représente elle-même une histoire ;
enfin l'anthropologie, comme science, a ses propres événements et sa propre
histoire. Bref, « c'est le croisement entre ces cultures, ces événements
en gestation et la rencontre avec l'ethnologue que nous appellerons un monde »
(p. 130), un monde dans lequel se superposent des faits appartenant à deux
cultures et les deux discours de compréhension de ces faits, celui de la
culture sur elle-même, celui de l'ethnologue sur celle-ci. Ici (en ethnologie)
comme ailleurs (par exemple quand il s'agit de l'analyse du rêve, ou de la
compréhension des textes littéraires), l'interprétation représente la constitution
d'un sens par l'élaboration d'un autre sens, c'est-à-dire la relation créatrice
et problématique qui articule entre elles deux opérations auctoriales. Mais
cette importance décisive accordée à l'événement, à l'historicité et au caractère
discursif des pratiques culturelles corrèle au moins trois autres notions,
celles de personne, d'identité et de valeur. Ce que l'auteur reproche à l'anthropologie
positiviste, c'est précisément de faire l'impasse sur les événements d'une
culture et sur leurs agents, c'est-à-dire sur « le sujet sans lequel, pourtant,
aucune théorie anthropologique ne saurait être validée[2] »
(p. 29). Ainsi l'anthropologie classique privilégie-t-elle ce qui est objectivable
à un moment donné dans une société et ce qui est transposable ou comparable
entre des sociétés, au détriment de ce qui caractérise telle ou telle culture,
c'est-à-dire « le déroulement discontinu de durées que les actions et les
paroles scandent et dissolvent à la fois » (p. 11). Au contraire, il faudrait
considérer « le problème sémantique de l'action et des actes de paroles par
lesquels autrui se manifeste et se donne à voir et à entendre » (p. 20) et
donc élaborer « des modèles épistémologiquement fondés, [à] concevoir à tout
le moins comme des mondes, c'est-à-dire comme tout ce qui a lieu,
qui peut avoir lieu ou qui pourrait avoir lieu » (p. 50). En effet, « nous
[n'avons] pas affaire à un univers de production de propositions vraies ou
fausses, mais à un monde où les hommes s'obligent, se convainquent, s'utilisent,
se doivent de, s'engagent, qu'ils appartiennent à la société étudiée ou qu'ils
fassent partie de la communauté des anthropologues, pour peu qu'on admette
qu'aucune observation ne s'élabore sans réciprocité » (p. 22). Ainsi
les valeurs d'une culture ne sont-elles pas des faits, ni même des visions
du monde immanentes aux conduites collectives, aux rituels et aux mythes,
ou des schèmes que l'on construirait et formulerait à loisir de l'extérieur :
ce sont des exigences que forment dans leurs actes, et pour qu'elles se réalisent,
les acteurs de ces actions. De même l'identité de telle culture se forme
justement en ce point où se conjoignent les pratiques de ces acteurs et leurs
discours de ces pratiques. Cette conception de l'ethnologie comme anthropologie
et de l'anthropologie comme herméneutique suppose à la fois que le chercheur
se place au point de vue spécifique de la culture qu'il étudie et des agents
qui la forment (avec leurs espoirs et leurs prières, leurs rites, leurs valeurs…)
et qu'il n'oublie pas cependant la tension qui le sépare de cette culture
pendant que son acte d'interprétation à lui participe à constituer ce monde :
l'identité de chacun se formule au sein d'un cercle herméneutique constitué
par les deux sujets[3]. Il est clair qu'Affergan invoque donc une « expérience phénoménologique »
(p. 20) : « L'événement permet de repérer comment et pourquoi les agents
d'une culture construisent, défont, se souviennent, pratiquent le langage,
entretiennent des relations émotionnelles et posent les différents mondes
dans lesquels ils évoluent. Les événements d'une culture autorisent une lecture
en réseaux qui donnent naissance, à chaque nœud, à différentes routes dont
la tâche consiste à conduire les multiples significations que ses agents
et ses interprétants construisent. » (P. 12.) Résumons : - les « mondes » culturels sont pluriels ; - par la diffusion universelle des modes de vie occidentaux, ils interagissent tous désormais ; - ils entretiennent entre eux des relations conflictuelles et/ou amicales ; -
ils se définissent par des pratiques, endogènes et exogènes, et l'une des
ces pratiques consiste dans les relations nécessaires et réciproques d'interprétation
« ethnologique » qu'ils exercent entre eux. Fiction contre modèle, la fiction comme modèle nouveau Qu'est-ce
que la fiction selon Affergan ? C'est une notion heuristique comme celle,
classique, de modèle, et donc « une construction artificielle, une élaboration
schématisante, une fabrique expérimentale » (p. 11), mais justement elle
est d'abord construite contre la notion de modèle telle qu'elle prévaut encore
en ethnologie. Celle-ci, en effet, fut empruntée aux mathématiques, aux sciences
naturelles et à la sociologie, et elle trouve une bonne application, pour
ainsi dire increvable, dans le modèle de la parenté. Or le modèle, ainsi
entendu et explicité, est une structure exclusivement logique qui ne rend
compte que des activités logiques et pour elles-mêmes ; elle privilégie la
relation univoque de la causalité ; elle élimine le langage naturel, les
pratiques individuelles qui s'y forment, et « les saillances et les virages,
les scansions et les césures que seule la notion d'événement serait apte à accomplir » (p. 11). Au
contraire, la fiction est l'opération pour ainsi dire naturelle d'une ethnologie
qui traiterait les autres cultures comme des « mondes possibles », entendons
comme des mondes culturels régis chacun par sa propre logique exprimée dans
les propres récits de ses propres actions, et relevant par là d'un autre
récit, celui de l'ethnographe, et des propres nécessités pour ainsi dire
poétiques de ce récit : « Si l'on admet l'hypothèse d'un mode narratif des
discours ethno-anthropologiques, alors force est d'admettre que les descriptions
d'états et d'événements d'un monde autre peuvent être assimilées à la description
d'un monde alternatif possible. Lorsque l'ethnologue raconte un autre monde,
les figures stylistiques, les métaphores, les temps verbaux construisent
la fiction d'un monde possible, même si le lecteur n'est pas sans savoir
qu'il existe réellement. La pluralité des mondes culturels implique ipso facto la prise en considération des mondes possibles dans le registre de la logique. » (P. 56.)
Qu'est-ce
donc que ces « mondes possibles » ? C'est, par rapport à nous, tous les mondes
réels, mais tels qu'ils seraient vus, décrits, narrés, compris comme les autres mondes
de notre monde : « Grâce aux mécanismes du schème fictionnel, nous voyons
le monde - il s'exhibe à nous - comme s'il pouvait être un autre. L'altérité
s'explique ainsi comme la figure contrastive de nos mondes proches[4]. » (P. 46.) C'est cet acte de schématisation qu'Affergan appelle « anthropoïeacute;sis » et qu'il met sous le patronage de la Poétique
d'Aristote. En effet, à l'instar du poète et à la différence de l'historien,
l'ethnologue qu'Affergan appelle de ses vœux « élabore, informe, configure,
arrange, agence, dispose, combine » (p. 244). Car l'événement ne se déduit
pas, ne s'analyse pas, ne se démontre pas ; il se porte sur la scène ou il
se raconte, et c'est par là seulement qu'il se connaît. L'anthropologue fait
voir les mondes possibles par une sorte d'hypotypose généralisée, ou plutôt
par une sorte de théâtralisation[5]. L'un des chapitres de ce livre s'appelle « Construire et montrer », et nous comprenons qu'il s'agit de construire pour montrer. Les figures caractéristiques de cette poétique sont donc le comme ou le comme si en tant que ces expressions dévoilent les relations différentielles entre les cultures[6],
les déictiques en tant qu'ils sont les instruments grammaticaux élémentaires
de la désignation de telle culture à telle autre, mais aussi la métaphore,
en ce qu'elle fait voir les équivalences pour ainsi naturelles qui gouvernent
les cultures telles qu'elles s'énoncent elles-mêmes, telles qu'elles se différencient
entre elles, toujours de manière énonciative, telles que l'ethnologue les
énonce à son tour comme des systèmes autres que les siens[7]. (Ricœur parlerait de « métaphore vive ».) C'est
pour cela qu'Affergan invoque Bakhtine : « Le texte ethnologique s'appuie
plus sur des énonciations que sur des énoncés. C'est l'hypothèse adoptée
par Bakhtine non seulement pour le roman, mais aussi pour les discours que
tiennent les sciences humaines : l'autre infiltre l'un en le transperçant,
fondant ainsi la notion épistémologique de frontière mobile par laquelle le sujet se trouve toujours pris dans les jeux de langage des autres, et celle d'exotopie par laquelle la compréhension ne se valide que par un hors-sujet-parlant. » (P. 92.) Et c'est pour cela aussi que je rappellerais à ce propos le modèle dialogique des cultures mis en honneur par Lahontan dans ses Dialogues et brillamment repris par le Diderot du Supplément au Voyage de Bougainville.
La dramatisation propre au dialogue entre le sauvage et le civilisé, dramatisation
certes un peu fruste en l'occurrence mais qui oppose des énonciations et
donc des personnages, des identités et des valeurs, permet la mise en scène
ironique des valeurs du civilisé : deux sujets parlent, mis à distance et
en évidence par un tiers sujet implicite et double, qui les fait et qui les
écoute parler. Le monde du sauvage apparaît alors comme le possible et le
vraisemblable du monde civilisé, suivant deux sens : la possibilité du premier
dévalorise le deuxième et, en même temps, il lui oppose et propose l'image
préférable et activement idéale d'une utopie. Il est
donc clair que l'ethnologie doit assumer la nature critique que révèle une
telle conception. Car un monde possible n'est pas celui que construiraient
in abstracto un anthropologue positiviste ou un dieu géomètre, mais
celui, entre autres schèmes, que l'ethnologue élabore comme contretype du
sien, du sien qu'il doit avouer, et dans la critique qu'il en produit. La « poétique » de la fiction dans l'anthropologie selon Affergan Bien
sûr, le « littéraire » ne reconnaît pas immédiatement dans cette notion de
la fiction l'opération de poétique qu'il rencontre au théâtre ou dans le
roman comme constitution de personnages, d'un point de vue, d'une intrigue,
d'une certaine vraisemblance, etc. C'est que, d'abord,
Affergan propose une question et un programme épistémologiques pour ce qui
serait « une autre anthropologie » et que ses propres travaux (et certains
autres) ne feraient que préfigurer. Ici, l'ethnologue ne produit pas de ses
fictions ; il s'interroge et interroge sa discipline sur la possibilité et
sur les conditions d'une épistémologie qui mettrait au principe de son discours
la notion d'événement et la méthode critique de l'interprétation. Ensuite, selon ce qu'il exposait dès 1987 dans Exotisme et altérité, Affergan insiste sur le caractère performatif du discours anthropologique[8].
écrire, c'est dire, et dire, c'est énoncer : c'est s'étonner (de ce qu'on
voit), attester et convaincre (qu'on a vu) et faire voir (ce qu'on a vu) ;
mettre à distance, critiquer, juger deux points de vue, celui qu'on observe
et le sien propre… Cette fonction pragmatique du langage doit venir au
premier plan de l'écriture par le ton, la capacité d'évocation, la suggestion
des affects de la rencontre problématique avec l'altérité, autrement dit
par le style. Sous ce point de vue, le style de Francis Affergan offre en
effet l'union paradoxale, et parfois difficile, de l'abstraction philosophique,
de la technicité ethnologique et d'une passion, polémique et sympathique
à la fois, toujours présente et toujours visible, toujours prête à s'en prendre
« à une anthropologie […] abreuvée longtemps aux fontaines froides de structures
stables ou nécrosées » (p. 12). Cependant le style, dans la réflexion théorique
ou dans la monographie de terrain, n'est pas seulement la marque nécessaire
du sujet de la connaissance : il est le lieu de tropes aussi remarquables
que le style indirect libre, qui permet justement l'inscription de la parole
de l'Autre dans celle de l'ethnologue (Affergan, 1999, p. 20-22). Encore
faut-il entendre au sens large cette grammaire du style indirect, c'est-à-dire
comme la forme et l'esprit d'un discours qui, refusant de rapporter purement
et simplement l'expérience de l'Autre comme transparente et directement accessible,
l'énonce en conservant les marques des deux énonciations, l'une dans l'autre,
celle de l'Autre et celle de l'ethnologue[9]. Mais
surtout, sous le nom de fiction, ramené à son étymologie qui mêle les deux
idées de construction et d'invention et étendu à son sens le plus large (toute
élaboration narrative susceptible de manifester comme vrais et de faire comprendre
des faits réels autrement inaccessibles[10]),
il est demandé à l'anthropologue de construire des figures cognitives qui
mettent en jeu son imaginaire, sa capacité critique à l'égard de son propre
monde, et principalement son sens de l'événement, c'est-à-dire, selon une
expression qu'Affergan emprunte à Vico, « une logique poétique, à savoir
une logique contingente ou plutôt de la contingence » (p. 260). Fondamentalement,
la fiction est donc le mode de constitution des faits réels de l'ailleurs en possibles
de l'ici. Pour cela, l'ethnologue devrait pratiquer, par exemple, des découpages
dans la durée d'une société, qui mettent en évidence un certain événement
significatif tel qu'il survient dans telle culture, son caractère d'imprévisibilité
et son opacité, ses acteurs considérés comme les auteurs de cet événement
et de discours de cet événement, les formes d'un dialogue implicite entre
ces auteurs et l'auteur du discours ethnologique. Comment,
sans faire le retour, d'ailleurs impossible et inopérant, aux voyages philosophiques
et aux temps où l'anthropologie n'était pas encore séparée des Lettres, comment
user pratiquement de la fiction ? En fait, de manière plus ou moins consciente,
les ethnologues « classiques » en usaient déjà, et Mondher Kilani comme Affergan,
le premier de manière plus concrète, le second suivant une pente plus théorique,
réfèrent à des travaux qui préfigurent cette écriture anthropologique qu'ils
appellent de leurs vœux, ceux de Leiris, Mead, Métraux, Malinowski, Griaule,
Clastres… C'est ainsi que Mondher Kilani (« Du terrain au texte. Sur l'écriture
de l'anthropologie »,Communications, 1994, p. 50) peut montrer, sur
des exemples nombreux de monographies d'auteurs et de thèmes très divers,
comment « la construction [rhétorique] du texte anthropologique commence
sur le terrain ». Comme métaphore, même inconsciente, rien que l'expression
et l'idée de « terrain » supportent déjà des déclarations de propriété et
d'identité, des effets d'identification (de l'ethnographe à son objet, du
lecteur à l'ethnographe), des effets fictionnels de totalisation et de vérité,
témoin la phrase emblématique que l'auteur relève ironiquement sous la forme :
« Mon terrain c'est les Dogons. » Pour reprendre et
résumer de manière concrète, voici les six grandes caractéristiques « poétiques »
du texte ethnologique, telles qu'Affergan les recense lui-même (Communications, 1984, p. 31-32 et Affergan, 1991, p. 134-142) : - le modèle grammatical du discours indirect ; - une forme narrative ; - la production de « la croyance qui accompagne toute lecture et qui s'appuie sur un triple dispositif : le mélange grammatical des temps verbaux (passé, présent…), le jeu entre embrayeurs pronominaux (je, ils, eux, tu…), et l'instillation de tropes d'insistance ("je vous assure", "j'y reviens pour la énième fois", "j'ai revu Untel", "croyez-moi", "je demande qu'on m'accorde"… » ; -
« l'autorité affective conférée par le terrain et rendue possible par l'utilisation
de deux types de modalités : auto-implicative ("j'y étais", "je l'ai vu"…)
et comparative/analogique ("ils réagissent comme les…", "cela ressemble
à…") » ; - « une propriété axiologique/pragmatique, par laquelle la valeur d'une action ou d'un rite fait toujours sens » ; - « du crédit à l'idée que le terrain appartient à l'ordre du possible,
incitant ainsi le lecteur à se convaincre et à se persuader que tous ces
mondes existent tels quels et qu'il pourrait même s'y rendre pour le vérifier
(ce qui constitue un mode du possible différent de celui que confectionne
le roman) ». La littérature dans le paysage renouvelé des sciences de l'homme Le
travail de Francis Affergan prendrait donc tout son sens si l'on évoquait
ici, même brièvement, quelques noms et quelques œuvres, plus ou moins récentes,
qui marquent actuellement dans les sciences de l'homme. Dans
le domaine de l'histoire, et toutes choses étant différentes par ailleurs,
je me permets de renvoyer à l'esprit des analyses que Ricœur pratique à
propos des historiens des mentalités, et notamment de Duby. De manière significative,
le philosophe n'évoque pas l'un de ses récits ouvertement narratifs et « littéraires »
comme Le Dimanche de Bouvines ou Guillaume le Maréchal mais une étude apparemment classique dans l'historiographie : Les Trois Ordres ou l'Imaginaire du féodalisme. Il montre alors « comment l'auteur dramatise une structure idéologique par la construction d'une quasi-intrigue »
(les vicissitudes de l'image trifonctionnelle, depuis ses formulations initiales
jusqu'à sa disparition avec la bataille de Bouvines, en passant par certaines
péripéties), pour ordonner des « quasi-événements » (ceux qui affectent cette
structure à trois termes), où interviennent des « quasi-personnages » (la
structure elle-même comme « personnage principal » en proie à l'histoire,
les trois ordres qui la composent…)[11]. Autre
exemple et dans une autre discipline, avec un livre qui vient opportunément
d'être réédité : le sociologue Pierre Sansot (Sansot, 1971-1996, et aussi
« Le Goût de l'écriture : une dérive épistémologique ? », Communications,
1994) entend traiter la ville comme une œuvre dont l'étude relèverait d'une
poétique et, dans une certaine mesure, toute la vie sociale, comme « encore
inconnue avant d'être réécrite ». Mais, pour évoquer spécialement le domaine de l'ethnologie, dès 1955, les Tristes tropiques de Lévi-Strauss étaient d'un écrivain, ouvertement, et même de manière provocante[12].
Et tout récemment, dans ses « exercices d'ethno-fiction » (Augé, 1997), Marc
Augé proposait de rapprocher les trois pôles et régimes de l'imaginaire individuel
(où règne le récit du rêve), de l'imaginaire collectif (le domaine des récits
collectifs, des mythes), de l'œuvre de fiction (le récit d'un poète). Pour
faire fonctionner ces récits, aux trois niveaux où ils se forment, Augé distingue
une instance active et organisatrice, identifiable comme étant à l'œuvre
dans la psyché du rêveur, dans les évocations du chaman et, évidemment,
dans l'organisation du récit de fiction : l'instance de « l'auteur », c'est-à-dire
la figure qui, s'adressant à des tiers, ménage les événements de l'histoire
racontée et atteste, par là, la vérité de ces événements, choses ou personnages
que le rêveur ou le chaman ont vécus et rencontrés à l'occasion de leur voyage
dans l'ailleurs, et que le poète a imaginés en vue de représenter la réalité
des actions humaines. Enfin il pose une relation historique entre ces trois
types de récit, qui les conditionne mutuellement : à un moment donné, quand
l'Église a eu besoin de récupérer et de réhabiliter les rêves et les visions
au profit de l'évangélisation, elle a dû reconnaĆ®tre la valeur de ces conduites
imaginaires qui relient le monde des vivants à celui des morts et, par là,
fonder la littérature autobiographique, celle dont les œuvres relatent la
relation personnelle que le rêveur et le visionnaire entretiennent avec cet
autre monde. Pour l'anthropologue américain Clifford
Geertz (Geertz, 1988-1996), tenant connu et d'ailleurs discuté de l'ethnographie
textualiste, le déplacement de l'ethnologue constitue un voyage dans l'ailleurs,
dont ce voyageur rapporte des informations et qu'il doit attester, comme
« auteur », dans l'ici où il est revenu. Non sans malice, Geertz entreprend
ainsi d'analyser l'écriture de quatre auteurs significatifs de voyages philosophiques :
Lévi-Strauss, dans Tristes Tropiques, qui poserait de manière éclatante
et subversive la question même de l'ouvrage anthropologique comme texte (« rares
sont ceux qui en terminent la lecture sans être un peu déconstruits », écrit
Geertz) ; Evans-Pritchard qui inventerait un style et même toute une poétique
narrative rendant absolument évident ce qui est, en réalité, rien moins qu'évident ;
Malinowski qui fonderait de manière convaincante le point de vue narratif
du « non seulement j'étais présent, mais j'étais l'un d'entre eux, je parle
avec leur voix ». Quant à Ruth Benedict, dont Geertz accroche le portrait
de famille entre Swift (et Montesquieu), Margaret Mead (son amie quelque
peu abusive) et la riche descendance qu'elle a engendrée dans l'ethnologie
contemporaine, elle proposerait une critique ironique de « Nous » (us et US) à travers les « Non-Nous » (Non Américains). Bref, en quatre études croisées de styles et de personnalités (works and lives),
Clifford Geertz développe les quatre principes d'une épistémologie poétique :
que l'autorité de l'ethnographe comme auteur tient à certains traits spécifiques
et cohérents de son écriture ; que ces traits définissent un style, c'est-à-dire
sa signature, témoignage et sceau d'une certaine « parole », à prendre ou
à laisser ; que cette signature atteste une expérience, celle d'un passage
« là-bas » tel qu'il a marqué la personne de l'ethnographe jusque dans cette
parole ; que ce « là-bas », en tant qu'il constitue un objet de science absolument
particulier, relève moins d'une méthode et d'une théorie, d'une épistémologie,
réglées par des protocoles stricts ou même d'une description objective et
scrupuleuse que d'un style qui note et qui rapporte « ici » le fait même
et les marques, les événements et l'avènement, de cette extériorité. En
somme, on pourrait dire, dans ce colloque qui réunit des « littéraires »,
qu'il se passe beaucoup d'événements du côté des sciences de l'homme, et
des événements qui nous intéressent au premier chef. Non pas, cette fois,
que nous demandions à ces sciences des modèles de compréhension à notre propre
usage : car il semble bien que ce soit le contraire. Si c'était cela, eh
bien, sans prétendre évidemment à rien leur imposer, nous ne pourrions que
nous en réjouir, et en tirer profit pour notre propre gouverne.
Pierre Campion
Bibliographie succincte
NOTES
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