Pierre Campion Compte rendu du recueil de Laurent Albarracin, Le Déluge ambigu. Dans la pluie d'étéLaurent Albarracin et le sens du discernementLes chevaux vont boire dans la main des rivières avec des grâces révolues et des peines délicates qui leur font la tempe sérieuse et rendent ardente leur application Qui dirait mieux le long moment de confiance et de concentration pendant lequel la soif s'apaise dans ces grands corps ? Il y avait cent autres vues : sur les lèvres épaisses et les longs traits de leurs aspirations, dans l'ébrouement qui suit, ou selon la pensée du maître charretier attentive à les abreuver d'abord, pour que le flot de l'eau ne chasse pas la ration de l'avoine et du foin… Comme toujours dans Albarracin, éclatent ici le goût des choses et des êtres, la précision et la discrétion des images, la sympathie raisonnée à l'égard de la vie. Cependant, quelque chose de nouveau est peut-être en train de s'installer dans cette poésie : une inclination qui vient de l'enfance, de ses bonheurs et de ses blessures (du sang qui s'écoule dans l'évier aux rinçages, étonnement), et la présence des époques révolues : C'est ainsi qu'un temps très ancien remonte par des canules dans les eaux de l'été. Sans doute parce qu'elles tombent à contre-saison — à contre-notion de la saison —, les grandes pluies d'été réveillent en nous le sens du passé et les souvenirs incorporés d'après et d'avant le déluge. Le temps revient avec ses loups et sangliers passant aux arrière-plans de nos corps, comme sans nous voir. Il nous rappelle que « le meilleur est un détail du terrible » : La fleur du mirabellier tranche sur les sabres qui sont son fond croûleux elle tangue sur les haches chevauche ce qui la fauche comme la coquille de noix enserre fermement ce peu qu'elle est dans l'immensité. Nous n'avons rien en nous de plus conforme à la durée que notre corps, de plus ancien que lui et de plus inquiet de l'avenir, de plus immortel et de mieux accordé au tragique de la vie, quand rarement notre chair, quand la chair du monde, se révèlent à nous en de fracassantes occasions météorologiques mais aussi sous le coup de plus intimes sollicitations. Encore faut-il que ce corps ne se soit pas laissé passer au bleu des formules de l'époque, repasser aux platitudes du moment, recycler aux lessivages d'un discours obsédant et trompeur. Par cette espèce d'accident d'un déluge en plein été, le passé surgit dans le présent, distinctement. Ou plutôt à distinguer, comme l'exigeait Nerval, par l'effort patient et lucide des images. Car elles seules en poésie, comme en philosophie le concept, forment des élaborations fidèles de la pensée ; elles seules discernent leurs éléments tout en constituant leurs liaisons ; elle seules engagent la réflexion dans les obligations rigoureuses de la langue et dans la garantie irréfutable de la réalité. Et cela sans laisser derrière elles rien de machiné, d'intéressé, de suspect, — de stupide ou d'égaré : La magie efface toute trace de son efficace c'est ainsi qu'elle agit par l'enchantement de l'évanoui. Chevaux de trait, chevaux de selle, chevaux de guerre… Noter non pas même la paupière abaissée sur l'œil du cheval à l'abreuvoir mais le frémissement imperceptible qui, parcourant la peau là où il y si peu de chair, dénonce au profil de cette tête la pensée de l'espèce, la pensée qui habitait l'espèce bien avant le compagnonnage qu'elle entretient depuis si longtemps avec nous. Pierre Campion |