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Pierre Campion : Deux livres sur la banalité du mal. Eichmann à Jérusalem et Les Bienveillantes
Mis en ligne le 31 août 2010.

© : Pierre Campion.

Se reporter, sur ce site, au compte rendu des Bienveillantes de Jonathan Littell.


Deux livres sur la banalité du mal

Eichmann à Jérusalem et Les Bienveillantes

Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal (Hannah Arendt, reportage, 1963) et Les Bienveillantes (Jonathan Littell, roman, 2006) : deux livres sur le massacre des Juifs d'Europe, c'est-à-dire sur l'événement historique où l'on a pu voir l'avènement du mal absolu. Je les choisis entre des centaines parce que l'un et l'autre, à plus de quarante ans de distance et sous deux formes parfaitement dissemblables, se présentent, chacun à sa manière, comme des réflexions sur « la banalité du mal » — c'est même le sous-titre d'Eichmann à Jérusalem.

À première vue, ces deux livres n'ont rien à voir entre eux. D'un côté, un reportage sur un procès criminel, de l'autre une fiction. Face à face, et apparemment sans commune mesure entre eux : Adolf Eichmann, l'un des protagonistes principaux de la « solution finale du problème juif » (Endlösung der Judenfrage) devant ses juges, et Max Aue, un personnage de fiction construit aux fins de raconter de l'intérieur cette « solution finale » ; un être réel et historique qui se révèle médiocre et un caractère imaginaire séduisant, cultivé ; un criminel d'État devant ses juges et le roman d'un criminel échappé aux tribunaux mais non pas aux déesses de la vengeance, les Euménides, les Bienveillantes. Et, bien sûr, deux auteurs on ne peut plus différents : d'un côté, Hannah Arendt, une personnalité du monde philosophique et intellectuel, contemporaine du jugement et des faits jugés, disparue en 1975 ; de l'autre, Jonathan Littell, un jeune Américain qui écrit en français, un inconnu qui obtient d'emblée un succès énorme et d'ailleurs contesté. Mais des deux parts, une curiosité, un intérêt passionné pour ce que l'on a appelé l'Holocauste ou la Shoah[1] ou encore « la destruction des Juifs d'Europe[2] ».

Deux personnages

Qui était Adolf Eichmann ? Officier de la SS laborieusement et petitement monté en grade, rapporteur de la conférence de Wannsee (janvier 1942) où fut décidée en deux heures « la solution finale », il était devenu peu à peu l'organisateur en chef de l'expulsion des Juifs d'Europe vers l'Est puis de leur déportation vers les lieux de leur liquidation. Passé au travers du filet en 1945, il est capturé le 11 mai 1960 à Buenos Aires par les services israéliens. Ramené en Israël par ceux-ci, il est jugé à Jérusalem, à partir du 11 avril 1961. Le 15 décembre, il est condamné à mort. Après un second procès en appel, la peine est confirmée le 29 mai 1962 et, le 31 mai, sa grâce refusée, Eichmann est exécuté par pendaison.

Qui est Maximilien Aue ? Le personnage central d'un roman écrit à la première personne, Les Bienveillantes. Né en Alsace en 1913 et réfugié à Kiel avec sa famille en 1919, ancien élève de l'École libre des Sciences politiques à Paris, docteur en droit en Allemagne, membre du parti national-socialiste, officier supérieur du service de sécurité SS (SD, Sicherheitdienst. Présentement, ayant échappé au désastre de 1945 et devenu sous une fausse identité directeur d'une usine de dentelle en France, il écrit ses souvenirs : comment, officier non combattant et en sa qualité de juriste, il fut mêlé aux opérations de tueries menées en arrière des lignes allemandes au cours de l'invasion à l'Est à partir de juin 1941 ; comment, là puis à Stalingrad, il assista à des épisodes d'une violence inouïe ; comment, devenu un rouage important de l'administration de la mort, il en vint à inspecter le camp d'Auschwitz ; comment, traversant l'effondrement du Reich, il revint dans Berlin en ruines. Peu à peu, son récit d'abord impassible se perd dans les méandres de son roman familial et dans les images obsessionnelles de ses troubles personnels, au point que le lecteur en vient à se demander si ce personnage et ses aventures ne sont pas la production fantasmatique d'un petit industriel obscur — mais documenté aux nombreuses sources disponibles — qui se donnerait pour un imaginaire SS-ObersturmfŸhrer Dr. Aue, lequel aurait fréquenté les plus hautes shères du Reich jusqu'à, tableau final de cet opéra sanglant, recevoir des mains du Führer lui-même dans son bunker, la Croix allemande en or, au cours d'un épisode d'apocalypse (ou de comédie). Le roman suscita des critiques, les unes lui reprochant des erreurs sur le plan historique, les autres une complaisance à l'égard des crimes évoqués et notamment le point de vue qu'il entend prendre, celui du criminel.

Deux tons, deux styles

En regard de cette épopée sanglante et sans aucun doute équivoque — mais, par nature, la littérature se plaît à l'équivoque —, le livre de Hannah Arendt se recommande, au moins en apparence, par une sobriété et une objectivité de principe[3]. Échappée d'Allemagne en 1933 puis de France en 1941, depuis cette date elle vivait, enseignait et publiait aux États-Unis où elle occupait, vers 1960, une position importante dans les milieux juifs et dans la philosophie politique. À sa demande à elle, le New Yorker l'envoie à Jérusalem comme correspondante de presse au procès d'Eichmann. Du 11 avril au 7 mai 1961, elle assistera aux premières audiences et ensuite, pour rédiger ses chroniques puis son livre, elle se documentera dans les dossiers volumineux que la Justice israélienne avait remis à tous les journalistes présents au procès et dans l'abondante bibliographie consacrée à ces événements. D'abord en livraisons dans le New Yorker puis en volume, son livre paraît aux États-Unis entre février et mai 1963. Mais aussitôt une vive polémique l'oppose à la plupart des institutions juives et à certains de ses meilleurs amis. On lui reproche ses critiques à l'égard de l'État d'Israël, son manque de compassion à l'égard des victimes et des survivants et le ton ironique de sa relation, mais surtout sa thèse centrale sur la banalité du mal[4].

En effet, abandonnant les analyses sur le mal radical qui faisaient le fond de l'un de ses livres précédents (Les Origines du totalitarisme, 1951), Hannah Arendt prend le cas d'Eichmann comme l'exemple de ce qu'elle appelle « la banalité du mal ». De ce criminel de guerre tel qu'il apparaît dans sa cage de verre, à travers sa personne, ses propos d'audience et le dossier de l'instruction, elle fait le portrait d'un être médiocre et même falot, attaché au détail, fier d'avoir fréquenté Heydrich et autres personnages de premier plan dans les cercles nazis, complaisant à lui-même et aux formules dans lesquelles il se décrit. Se présentant comme le seul nazi vraiment connaisseur du monde juif et même comme une sorte de sympathisant des Juifs, il prétend avoir borné toute son ambition à monter en grade, à se conformer à sa réputation de spécialiste des questions juives, et à obéir scrupuleusement aux ordres dans un poste d'ailleurs de pure logistique. Dans le luxe de ses explications paradoxales et dérisoires, il va même, écrit Arendt, jusqu'à « ce qu'il nommait lui-même une adaptation de Kant “à l'usage domestique du petit homme” » :

Dans un tel usage domestique, tout ce qui reste de l'esprit kantien est l'exigence qu'un homme doit faire plus qu'obéir à la loi, qu'il doit aller au-delà du simple impératif d'obéissance et identifier sa propre volonté au principe qui sous-tend la loi — la source d'où jaillit la loi. Dans la philosophie de Kant, cette source était la raison pratique ; dans l'usage domestique qu'en faisait Eichmann, c'était la volonté du Führer.

Organiser « la solution finale » non pas en vertu d'une quelconque inclination au mal mais selon une philosophie de et pour « petit homme » ! Ainsi Eichmann n'aurait-il fait que pousser à la limite, à sa manière spécieuse, ergoteuse, et complaisante, « cette étrange notion, en réalité fort répandue en Allemagne, selon laquelle obéir à la loi signifie non seulement obéir aux lois, mais aussi agir comme si l'on était le législateur des lois auxquelles on obéit[5] ». « Petite feuille prise dans le tourbillon du temps[6] », l'Eichmann de Hannah Arendt, tel qu'il se définit lui-même comme « petit homme », fait l'objet de son ironie, mais aussi bien les Allemands de l'époque et de l'après-guerre conformistes et pas vraiment repentis, les complicités des conseils juifs avec leurs bourreaux, le procureur Gideon Hausner et le Premier ministre d'Israël David Ben Gourion acharnés à justifier l'existence d'Israël à travers ce procès[7], les témoins eux-mêmes, répétitifs, confus, bavards, et jusqu'à la règle de traduire tous les débats en hébreu alors que la cour, le procureur, les avocats et presque tout le public connaissent très bien l'allemand… Cette ironie trop allègre, c'est précisément ce que lui reprocha, entre autres critiques, son ami Gershom Scholem, et c'est ce qui fait de ce reportage un texte écrit, lui aussi, avec style et passion, dans lequel l'ironiste se prend elle-même à l'ambiguïté d'une position qui entend comprendre le crime, le criminel et le procès avec une sorte de condescendance et même de désinvolture[8].

Dans le roman de Littell, le ton est tout autre mais le criminel est encore représenté à travers son propre discours. Or, d'emblée, Max Aue, probablement lecteur d'Eichmann à Jérusalem, invoque lui aussi le devoir : « Ce que j'ai fait, je l'ai fait en pleine connaissance de cause, pensant qu'il y allait de mon devoir et qu'il était nécessaire que ce soit fait, aussi désagréable et malheureux que ce fût. » Mais, dans sa phraséologie à lui, scandaleuse et provocante, c'est plutôt Marx qu'il invoque : « Dans le cas qui nous préoccupe, [le génocide moderne] est un processus segmenté par les exigences des méthodes industrielles. Tout comme, selon Marx, l'ouvrier est aliéné par rapport au produit de son travail, dans le génocide ou la guerre totale sous sa forme moderne l'exécutant est aliéné par rapport au produit de son action. » Et, logiquement, il se présente comme un homme ordinaire, non sans provoquer le lecteur et, à travers lui, tous ceux qu'il appelle ses « frères humains[9] » :

Vous ne pouvez jamais dire : Je ne tuerai point, c'est impossible, tout au plus pouvez-vous dire : J'espère ne point tuer. Moi aussi je l'espérais, moi aussi je voulais vivre une vie bonne et utile, être un homme parmi les hommes, égal aux autres, moi aussi je voulais apporter ma pierre à l'œuvre commune. Mais mon espérance a été déçue, et l'on s'est servi de ma sincérité pour accomplir une œuvre qui s'est révélée mauvaise et malsaine, et j'ai passé les sombres bords, et tout ce mal est entré dans ma propre vie, et rien de tout cela ne pourra être réparé, jamais. […] Je vis, je fais ce qui est possible, il en est ainsi de tout le monde, je suis un homme comme les autres, je suis un homme comme vous. Allons, puisque je vous dis que je suis comme vous ![10]

Homme ordinaire, il l'est d'ailleurs effectivement dans la complaisance qu'il met lui aussi à se peindre, à son avantage. On s'est servi de sa sincérité. On a détourné sa bonne volonté. On lui a confié des tâches qui ne convenaient pas à son inclination naturelle. Sa sœur trop aimée a trahi leurs engagements d'adolescents. Si sa mère lui avait reproché sa lâcheté et sa paresse d'enfant, il serait devenu un grand pianiste… Et, s'il ne s'est pas fait muter ailleurs, comme d'autres l'ont obtenu, ou s'il ne s'est pas suicidé, c'est parce que, dans sa passion de la vérité et sa fidélité à son destin, il voulait connaître, écrit-il, la fin de toute cette histoire. Ainsi, sans les événements, serait-il devenu écrivain, philosophe, un Maurice Blanchot (qu'il cite), un saint peut-être… Même l'esprit de la catastrophe, les citations de Sophocle, et cette histoire de « sombres bords » et d'Euménides bienveillamment attachées à sa perte, cette rêverie (peut-être) d'avoir été l'Oreste assassin de sa mère, tout cela qui fait de lui une espèce de héros trop humain est encore une manière facile et commune de tomber dans les pièges fallacieux et gratifiants de la tragédie. Ainsi, contrairement à ce que l'on a pu dire, Littell ne se laisse nullement prendre à son personnage, et il y a constamment du second degré, sinon de l'ironie, dans ce discours torrentiel et sans style, ou de trop de styles.

Qu'est-ce que le Mal ?

En revanche, ce que l'on discerne dans les deux livres, c'est ce que j'appellerais une curiosité philosophique : un mouvement qui porte la pensée à essayer de comprendre une énigme pour l'intelligence et à scruter, même par des moyens détournés, un secret obscur et dangereux. Qu'est-ce que le Mal, même et surtout quand il est banal, c'est-à-dire vécu et accompli dans des humains ordinaires ?

Dans ses lettres de l'automne 1960, Hannah Arendt dit dans quel esprit elle a « cédé à la tentation de venir en Israël pour le procès Eichmann[11] ». Elle voulait voir de ses yeux l'auteur de ces crimes et l'un des acteurs principaux de ces événements auxquels elle n'avait pas participé[12]. Dans la même lettre, à son maître et ami Karl Jaspers, qui lui avait fait part de ses réserves sur son projet, elle écrit : « On ne sait pas combien de temps durera ce procès ; je compte en tout cas ne pas consacrer plus d'un mois à cette “plaisanterie”. » Mais elle ajoute aussitôt : « Et pourtant, très cher ami, je ne me pardonnerais jamais de ne pas y aller pour voir ce désastre en direct et dans toute son étrange inanité — sans la médiation de mots imprimés. N'oubliez pas que j'ai quitté l'Allemagne très tôt et combien peu j'ai vécu cela directement[13]. » Étrangement, à la fois elle exprime un désir impérieux et elle pressent une déception. Car, cherchant les profondeurs mystérieuses d'une radicalité du Mal, elle entrevoit déjà que les audiences ne découvriront rien de tel. Que trouve-t-elle en effet, avant même que le procès ne soit terminé, les procédures d'appel épuisées et la sentence prévisible accomplie ? Une incapacité dans Eichmann, une incapacité répandue et trop humaine à prendre la distance de la raison et du jugement — une incapacité à l'attitude kantienne qui définit l'humanité. Est-ce l'effet de ses fonctions ou bien d'une disposition, d'ailleurs commune, qui lui permit de si bien les remplir ?

Le langage administratif était devenu son langage parce qu'il était réellement incapable de prononcer une seule phrase qui ne fût pas un cliché. […] Plus on l'écoutait, plus on se rendait à l'évidence que son incapacité à parler était étroitement liée à son incapacité à penser — à penser notamment du point de vue de quelqu'un d'autre[14].

Il n'y a pas dans Eichmann la moindre capacité de réflexion que ce soit, ni par confrontation avec autrui ni par retour véritable sur soi-même. Hannah Arendt découvre donc simplement — mais est-elle vraiment surprise ? — quelqu'un qui ne peut ni penser ni juger, et que cet être n'est pas un monstre dans l'humanité. Comme beaucoup parmi les humains, il est resté dans l'état de minorité dont Kant précisément demandait que chacun s'affranchisse : « Sapere aude ! [Ose savoir !] Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Telle est la devise des Lumières[15]. »

De son côté, Littell montre à l'œuvre, dans le personnage de Max Aue, un apitoiement grandiloquent sur soi-même, lequel va jusqu'à la rêverie complaisante, et plus commune qu'on ne le croit, de se représenter en un homme élu pour être le parangon du malheur. « Si je me suis résolu à écrire, après toutes ces années, prétend-il au début de son récit, c'est pour mettre les choses au point avec moi-même, pas pour vous. » Eh bien, ce récit tournera au délire et il ne trouvera pas, lui non plus, la distance nécessaire à la connaissance et au jugement, ni avec autrui ni en lui-même.

 

L'idée de la profondeur du Mal, telle que l'exprime la métaphore de la radicalité, ne serait donc qu'un mythe. Reste la disproportion, dirait cette fois Pascal, entre les effets et la cause, entre l'horreur des crimes et « la banalité du mal ». Cette incommensurabilité demeure et elle mérite bien les interrogations, ironiques ou faussement épiques, que portent ces deux livres. Reste aussi que, comme dans l'ironie, le point de vue du second degré entre nécessairement dans celui du premier degré. Fût-ce à travers la distance critique ainsi créée, l'ironie reprend la pensée de ce qui est ironisé, elle la porte — elle la « rapporte ». Elle fraie avec la banalité du mal, elle s'y compromet : elle ouvre donc la voie à la polémique. Mais le moyen d'exposer autrement ce qui se dérobe obstinément non pas dans la profondeur où vivent les racines mais dans la vie immédiate, irréfléchie et trop humaine du criminel, dans sa « bêtise », dirait Flaubert ?

Pierre Campion



[1] Shoah, le film célèbre de Claude Lanzmann, 1985. Le titre de Lanzmann (le mot hébreu pour « la catastrophe ») est devenu le mot le plus reconnu pour désigner l'événement. Le terme le plus employé auparavant, l'Holocauste, suggérait un sacrifice.

[2] Raul Hilberg, La Destruction des Juifs d'Europe, première édition en 1961, édition complète en 1985 à New York, édition définitive en français, complétée et mise à jour, Gallimard, coll. Folio Histoire, trois volumes, 2006. Arendt et Littell se réfèrent explicitement aux travaux de R. Hilberg. Dans sa biographie d'Arendt, Dans les pas de Hannah Arendt, Gallimard, 2005, pp. 458-4464, Laure Adler raconte l'entretien qu'elle eut avec Hilberg en 2003 et note les distances que celui-ci prend avec Arendt.

[3] Je me réfère à Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme et Eichmann à Jérusalem, Gallimard, coll. Quarto, 2002. Établie sous la direction de Pierre Bouretz, cette édition comporte une introduction générale aux deux œuvres, une introduction particulière à Eichmann à Jérusalem, des traductions revues, des bibliographies et un dossier de correspondances pour chacune des deux œuvres.

[4] Sur les épisodes et la signification de cette polémique, on trouvera des documents et des analyses dans l'édition publiée dans la collection Quarto.

[5] Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem, éd. cit., pp. 1150-1151. Pour une analyse critique et approfondie de la pensée du mal chez Hannah Arendt, voir Jérôme Porée, Le Mal. Homme coupable, homme souffrant, Armand Colin, 2000, pp. 97-109. Pour une analyse détaillée de son attitude avant, pendant et après le procès Eichmann, voir Sylvie Courtine-Denamy, Hannah Arendt, Belfond, 1994, puis Hachette Littératures, 1997, pp. 102-117. Pour un récit de cet épisode dans sa vie, voir sa biographie par Laure Adler, op. cit..

[6] L'image est de Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem, ibid., p. 1050.

[7] Le titre même, d'Eichmann à Jérusalem, laisse entendre les questions que soulevèrent l'enlèvement illégal et le procès lui-même : cet ennemi du genre humain (hostis humani generis), comme Arendt l'appelle, devait-il être jugé par l'État juif, et dans quelle mesure ce dernier pouvait-il représenter les victimes juives tuées avant qu'il n'existe et a fortiori les intérêts du genre humain ?

[8] Le reproche est exprimé dans une lettre de Gershom Scholem, son ami depuis toujours : « Je n'éprouve guère de sympathie pour ce ton qu'exprime bien le mot anglais flippancy (désinvolture), que vous employez si souvent tout au long de votre livre. La manière dont vous parlez est incroyablement inappropriée » lettre du 23 juin 1963, éd. cit., p. 1344). Avec le consentement d'Arendt, l'échange de lettres entre elle et Scholem fut publié par celui-ci.

[9] Voici la première phrase du roman, qui cite Villon : « Frères humains, laissez-moi vous raconter comment ça s'est passé. On n'est pas votre frère, rétorquerez-vous et non ne veut pas le savoir. Et c'est bien vrai qu'il s'agit d'une sombre histoire, mais édifiante aussi, un véritable conte moral, je vous l'assure. »

[10] Jonathan Littell, Les Bienveillantes, fin de l'introduction (« Toccata »), Gallimard, 2006, p. 30.

[11] Lettre à Kurt Blumenfeld, citée par Pierre Bouretz, éd. cit., p. 979.

[12] La pensée de Hannah Arendt est partagée entre les deux préoccupations de ce qu'elle appelle, selon une opposition pratiquée dès l'Antiquité, la vita contemplativa et la vita activa. Entre la réflexion retirée dans le sein de la philosophie et l'attrait de l'événement, de son imprévisibilité et de son irréductibilité, sa pensée se laisse alternativement porter. Dans l'affaire d'Eichmann à Jérusalem, Gershom Scholem lui reprocha de prendre parti sur ce que les Juifs et notamment les Conseils juifs auraient dû faire, dans des circonstances où ni elle ni lui ne s'étaient trouvés : « Je ne sais s'ils ont eu raison ou tort. Et je n'ai pas la présomption de juger. Je n'y étais pas » (lettre du 23 juin 1963, éd. cit., p. 1345). Le sachant ou non, Scholem ne faisait pas là une critique facile ou superficielle : il relevait un problème philosophique crucial pour Arendt, celui de la pensée de l'événement. En tout cas, d'une manière qu'elle n'avait pas prévue, consacré à un événement son livre fit lui-même événement et elle dut en porter les conséquences. Sur cet aspect de la pensée d'Arendt, voir Anne Amiel, Hannah Arendt. Politique et événement, PUF, coll. Philosophies, 1996.

[13] Hannah Arendt, lettre à Karl Jaspers de décembre 1960, éd. cit., pp. 1315-1316.

[14] Éd. cit., p. 1065. Un peu plus loin, Arendt constate : « [Eichmann] conserva jusqu'à l'heure de sa mort cet horrible don de se consoler avec des clichés » (p. 1071).

[15] Emmanuel Kant, Qu'est-ce que les Lumières ?, 1784, trad. J.-M. Muglioni, Hatier,1999, p. 4.

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