RETOUR : Coups de cœur

Pierre Campion : Compte rendu du livre de Pierre Bergounioux et Jean-Pierre Bréchet, Trait fragile.
© : Pierre Campion.

Mis en ligne le 5 octobre 2013.

Voir sur ce site : L'écrivain à la table de peine, compte rendu des trois livres de Pierre Bergounioux, Carnets de notes (2006, 2007, 2012).


Trait fragile 
Pierre Bergounioux et Jean-Pierre Bréchet, Trait fragile, Le Cadran ligné, 2013.


Du nouveau dans l'univers de Pierre Bergounioux ?

Dans le mythe personnel de Pierre Bergounioux, il faut désormais compter un personnage de plus, celui de Jean-Pierre Bréchet, et une figure nouvelle : les traits fragiles que cet artiste inscrit dans un cadre en combinant des lignes horizontales et verticales.

Dans ce mythe, il y avait déjà deux paysages géologiques et géographiques, ceux de la Haute-Corrèze et du Lot, l'un sombre, l'autre lumineux, l'un pauvre et contraint, l'autre riche et ouvert. Il y avait une histoire de salut : la rencontre adolescent d'une princesse mandchoue et la fuite hors de Brive, sous la menace de la mort, vers Paris, dans les lectures puis dans l'écriture. Il y avait deux écrivains, et deux seulement : Homère qui inaugura la scission entre l'agir et l'écrire, et Faulkner qui sut la combler. Tous les autres sont à leur fenêtre, en manchettes de dentelle ; ils se contentent de chanter ou de commenter les actions. Et puis il y avait un penseur et un seulement : les philosophes se sont bornés à interpréter le monde de diverses manières, et Marx a décidé de le changer.

Il y avait l'Histoire. Et, dans l'Histoire, l'événement qui aurait pu mettre fin pour toujours à la division du travail entre le faire et le penser, entre la cuisinière et l'homme d'État, et dépasser la lutte des classes : la Révolution de 1917. L'écrivain cherche l'accident qui a fait capoter l'Événement, et il le trouve, de son invention : fin avril 1945, dans l'un des chars Staline qui, prenant Berlin, abolissent la contre-Révolution par excellence, un officier de dix-huit ans s'apprête à raconter l'anéantissement du négatif, à achever ainsi la Révolution, en totalisant en sa personne l'action et l'écriture de l'action. Deux des vaincus encore en vie ajustent le char avec leur Panzerfaust, la charge creuse le touche de son baiser de sorcière, Ivan brûle à l'intérieur : faute d'avoir trouvé son récit vrai, et par le dernier trait que le Négatif lui réservait, la Révolution a échoué. Malheureux hasard, ou malfaçon dans la dialectique ?

On ne réfute pas le mythe. Il nous prend ou il nous laisse. Celui de Bergounioux nous saisit par la force de sa protestation, par la vérité problématique de ses figurations, par la beauté réservée de sa parole — mais nous savons bien que c'est un mythe, comme nous savons bien, dans le rêve, que nous rêvons et, au théâtre, que nous sommes au théâtre.

De même que Rousseau un jour, et convaincu comme lui que ce qui a eu un commencement peut et doit avoir une fin, Bergounioux est parti à la recherche du moment où s'est inauguré le malheur des hommes. Pour, l'ayant trouvé, en imaginer la réformation. Jamais désespéré, il se le représente ici ou là, dans tel récit de sa supposition, et jusque dans les mouvements tectoniques qui enfermèrent le bassin de Brive dans une poche d'arriération Ń « quelque volcan », dit l'autre.

Aujourd'hui, dans le beau volume que nous procure Le Cadran ligné, il raconte — récit réduit à l'essentiel — comment un professeur d'économie contemporaine, transgressant lui aussi les distinctions de spécialités, s'adonne à combiner des lignes verticales et horizontales qui nous ramènent juste à l'instant où le développement de l'économie entre le Tigre et l'Euphrate va engendrer les premières écritures, c'est-à-dire créer une petite caste de scribes vouée strictement à aligner sur des tablettes d'argile cuite les comptes d'exploitation d'une société esclavagiste. Devant « l'avenir suprêmement incertain qui ratifiera ou non ses actes », « Jean-Pierre Bréchet revient en arrière pour aller de l'avant, à l'origine pour parvenir à ses fins. »

Quelles fins ? Traits fermes et fragiles, fermes et volontairement fragilisés, les lignes de Bréchet suggèrent peut-être les ébranlements que la vitesse des changements actuels inflige aux figures baudelairiennes de la Beauté. Ou bien plutôt, d'emblée et d'avance, l'usure par le sable, les intempéries et le Temps ?

On se demande si cette figure-là n'introduit pas dans le mythe de Bergounioux une incertitude sur le moment que nous vivons. Troublé par la précipitation que l'Histoire imprime ˆ son cours, l'écrivain hŽsite. Maintenant, peut-être attend-il moins de la science prédictive, fût-elle marxiste ; peut-être ne sait-il plus vraiment que l'Histoire va à ses fins dernières, et quelles, et comment et pourquoi. Faisons cette hypothèse : il regarde les gestes d'un homme qui réinvente une certaine posture d'acquiescement à l'entropie et à un avenir réellement imprévisible. S'ordonnant lui aussi à la puissance du temps, Pierre Bergounioux s'associerait à cette perspective en signant ce livre avec Jean-Pierre Bréchet.

Pierre Campion

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