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Pierre Campion : Compte rendu du livre de Pierre Bergounioux, Le Récit absent. Le Baiser de sorcière.
© : Pierre Campion.

Mis en ligne le 23 novembre 2010.

Voir sur ce site : L'écrivain à la table de peine, compte rendu des trois livres de Pierre Bergounioux, Carnets de notes (2006, 2007, 2012).


Le Récit absent Le Récit absent
Pierre Bergounioux, Le Récit absent et Le Baiser de sorcière, un seul volume, Argol, 2010.


L'odyssée du « Karl Liebknecht »

Le pouvoir des fables

Tête-bêche, deux titres, deux livres dans le même volume : sous le même ISBN et pour le prix de 19 €, imprimés sur chaque face ; chacun avec sa page de couverture, sa photo en vignette sur cette couverture, ses marques de propriété éditoriale au début et à la fin (© Argol éditions, etc.), sa propre pagination… Pas de quatrième de couverture, pas le moindre mode d'emploi, pas de pile pas de face : par quel côté prendre cet objet insolite ? Un détail toutefois : la longue liste « Du même auteur » commence avec Le Récit absent et se poursuit — « Du même auteur (suite) » — avec Le Baiser de sorcière… Celui-ci fait soixante pages ; celui-là quatre-vingt quatre[1]. Faisant jouer l'arbitraire du lecteur, je commence par Le Récit absent.

Là on lit à nouveau l'une de ces vastes synthèses que Pierre Bergounioux affectionne et qu'il a déjà pratiquées avec La Cécité d'Homère (1995), Jusqu'à Faulkner (2002) et Agir, écrire (2008) : l'un de ces parcours au galop — mais non pas éperdus — dans l'histoire du monde et de la littérature, une traversée à toute vapeur de l'histoire de la littérature dans l'histoire du monde. Serrons encore ces pages toutes en raccourcis affolants : entre l'Antiquité, qui ne les pense pas, et Marx qui les pense, l'organisation sociale et les processus de la production et des échanges peu à peu tendent à un achèvement, qui est le perfectionnement de l'humanité enfin rendue à elle-même par elle-même. Dès lors que ce processus a été formulé, il s'accélère : Lénine rassemble en un moment de pensée la pratique et la théorie de ce mouvement, et il le fait triompher illico. Il meurt épuisé de cet effort sans précédent dans l'histoire des humains. Staline survient : tout est perdu. À l'Ouest, le capitalisme accomplit son concentré aux États-Unis, et l'éditeur de Faulkner est acculé à la faillite ; à l'Est, le socialisme se liquide en URSS, car tout jeune écrivain qui aurait voulu raconter cette histoire et ainsi l'accomplir serait allé en prison — fin du livre. D'où cette constatation, qui faisait l'incipit :

À l'encontre de la loi non écrite qui veut que toute expérience, depuis le début des Temps modernes, reçoive, dans l'instant même une expression homogène à son ampleur, l'événement majeur du xxe siècle, qui fut la naissance, la vie et la disparition de l'URSS, n'a pas trouvé d'écho digne de ce nom dans l'ordre de la littérature, et c'est peut-être de cette carence qu'elle est morte.

La provocation marche aussitôt, le lecteur se récrie : Et Thucydide qui, avec une conscience admirable de l'Histoire, écrivit sur-le-champ la guerre du Péloponnèse dans laquelle il avait commandé ? Et Tacite, qui raconta aussitôt les Annales des princes, et Virgile qui récitait la légende de la Rome impériale dans le temps même que celle-ci s'édifiait, et Joinville, l'historien de son saint Louis, le combattant de l'une des dernières croisades ? Reste cette question, prégnante et qui touche à la nature de la littérature :

À partir de quel moment l'accélération de l'Histoire, qui est le trait majeur de l'époque contemporaine, annule-t-elle le décalage entre l'existence et la conscience au point de les rendre à peu près concomitantes, comme l'éclair et le tonnerre, lorsque l'orage est sur nos têtes ?

La pensée dernière d'une action, c'est bien le récit de cette action : en tant qu'il la représente, il la rend réfléchie, pleine et entière, effective et effectuante. Bergounioux cherche donc dans l'histoire de la littérature le flash fulgurant et définitif qui ferait se conjoindre, dans un livre — dans un Livre ? —, l'histoire et la conscience de l'Histoire. Il pense pouvoir décrire ce clash dans Sanctuaire, tel que ce récit fut écrit dans un comté perdu des États-Unis et rejeté par l'Amérique ; il ne le voit pas dans l'événement majeur qui frappa l'Occident en Europe : ce récit-là est manquant. Cependant, à partir des jours où nous sommes, il remonte le temps sur la courte distance qui nous sépare de la vie et la mort de l'URSS — vingt ans tout de même —, et il pense avoir trouvé le point : mais, là où Rousseau cherchait l'événement plein qui fonda nos sociétés — il ne le trouva pas —, Bergounioux postulera et racontera un moment vide, celui où en effet le Récit fut possible, et n'eut pas lieu.

*

La péripétie de notre lecture consiste à retourner le volume. Le récit positif de l'absence du Récit, c'est Le Baiser de sorcière. Le 29 avril 1945, en formations par quatre, une colonne de chars entre dans Berlin déjà presque traversée. Ce sont des JS 2 : des tanks Joseph Staline de la deuxième génération, dotés de leurs munitions pour le combat de rues (les JS 3 sont là mais ils ne seront pas engagés). Dans le char nº 103, baptisé « Karl Liebknecht », du nom d'un martyr allemand de la Révolution, venus de plusieurs nations de l'URSS et de toutes sortes de métiers, Oleg, Stepan, Ilya et Alexeï, sous le commandement d'Ivan[2]. Aux abords du Tiergarten, du Reichstag et de la porte de Brandebourg[3], en liaison avec l'infanterie sibérienne, violemment secoués à chaque départ de feu, les chars écrasent de leurs obus spéciaux immeubles et barricades. Dans un confinement de graisse, de gaz chauds, de sueur et de vomi, l'équipage crève de fatigue. Un jour et une nuit. Au matin, le combat a cessé, on ne bouge plus, on reprend souffle. Seul des quatre chars engagés ensemble, « Karl Liebknecht » revient de l'enfer. Toute la journée, il attend les ordres.

À ce moment du récit, une idée vient concrétiser toute l'action, une pensée naît à Ivan, une dialectique surgit à son esprit comme une visitation :

Pour la première fois dans l'Histoire, la force de combat, qui n'est jamais que la force de travail appliquée à une besogne négative, à une désutilité calculée, massive, possède l'aptitude à formuler le réel comme expérience du présent, sur site. La généralisation de l'instruction primaire, l'ouverture de l'enseignement secondaire dans les pays développés, restituent aux acteurs le contrôle de la narration qu'ils avaient abandonné, dès l'origine, à la caste lointaine, fermée, orgueilleuse des lettrés.

Aussi loin qu'on remonte dans l'histoire de la narration (jusqu'aux écrivains en manchettes du XVIIIe siècle français, et jusqu'à Homère), rien justement n'était arrivé comme cela. Parvenu au repaire de l'ennemi absolu, un Ivan se retrouve à la fine pointe où concourent dans la carapace de son blindé, dans son propre corps et à travers celui de son équipage, dans son expérience et dans sa pensée : toute la force industrielle de l'Union (et ses camions américains) et tout son système d'enseignement, toute son organisation soviétique, toute sa résolution politique, morale, philosophique, tout l'efficace de la pensée de Marx, actualisée en 1848, puis en 1871 à Paris, puis de manière décisive par le génie pragmatique de Lénine en 1917, et représentée en ce jour dans l'icône de Staline.

Sur l'instant, Ivan décide qu'il va écrire lui-même le récit de cette action, le soustraire aux fonctionnaires appointés de la narration, réaliser ainsi et ensemble la pensée de ce moment — l'action et son expression —, achever de fait et de droit la Révolution de 17, la dialectique de Marx et l'Histoire tout entière :

Il pense qu'il pourrait le fixer [le sens de ce moment], lui, parce qu'il sait ce qui s'est passé. Il y était. Il s'y trouve encore, même si le fracas et la poussière retombent, qu'on entre dans l'après. Et pour le cas où les bonzes du Commissariat à la Culture trouveraient à redire à ce que lui, Ivan, dix-huit ans, commandant de char, a personnellement rapporté de sa descente dans l'antre de la bête, il compte en dédier le récit au Camarade maréchal Giorgi Joukov.

« Karl Liebknecht » reçoit l'ordre de faire mouvement. D'un immeuble dévasté, un peu au dessus du char, les deux servants d'un Panzerfaust (« deux gamins terrifiés du Volksturm ou deux SS épuisés, farouches, sans espoir ») l'ajustent, la charge creuse pose sur le blindage le petit orifice noir de son baiser de sorcière, tout est calciné à l'intérieur. Morts ou vivants, les tireurs n'auront jamais su ce qu'ils ont tué.

Il n'y aura pas de récit de la chute de Berlin, sauf, innombrables, mensongers et vains, par les académiciens à casquettes de Staline.

Est-ce un accident, une coïncidence bête, un malheureux hasard ? Est-ce le fait, version noire de la Légende dorée, que le Méchant se substitua au Bon ? Non, c'est un événement comme bien d'autres, de ceux qui viennent contredire ironiquement les bulldozers conceptuels et les prévisions de toutes les pensées uniques, notamment de celle-ci, soi-disant la dernière, la mieux armée pour mettre fin justement à la puissance inhumaine de l'événement. L'événement se moque bien de la dialectique, de l'ingéniosité de Lénine à saisir le kaïros qui devait mettre fin d'un seul coup à l'Histoire : procurer pour toujours à l'humanité par elle-même rassemblée la maîtrise de son destin. Lénine déjà n'était pas un ange. Et, n'en déplaise à Khrouchtchev, l'écrivain au rapport, l'avènement de Staline n'est pas plus assignable à une raison a priori — dialectique ou pas — que la mort d'Ivan ; c'est peut-être cela que l'auteur souhaite nous faire entendre. Ivan meurt sur place parce que, de toutes les façons, lui et son livre auraient sombré à l'archipel du Goulag. Dans les mêmes temps, un autre officier de l'Armée rouge, un artilleur retour de guerre, va se faire condamner à des années de camp. Cependant, bien qu'Une journée d'Ivan Denissovitch n'ait pas été pour rien dans l'implosion de l'URSS, Soljenitsyne n'entre pas dans le plan de Bergounioux : c'est que, sans doute, il ne fit que défaire ce qui déjà se défaisait.

Dans la vignette du Récit absent, Staline fait un pied de nez. À qui, à quoi, sinon à la pensée de l'Histoire ? Dans la vignette du Baiser de la sorcière, une photo du char 103, mais qui n'est pas prise sur un fond de ruines. Comme beaucoup de célèbres images guerrières, elle fut posée à loisir et peut-être même rectifiée. Aux dépens des combattants, les chars de la propagande et les cyniques rigolards s'en vont à la ruine, tout comme les pensées trop bien armées.

Il y a autre chose. Un récit, en lui-même, est bien un événement de pensée. Mais justement, entre l'idée de l'écrivain, qui se saisit de lui un jour dit, et la réalisation de son texte, il y a place pour l'aventure et la mésaventure, pour l'échec. Des plus avertis qu'Ivan le savent d'expérience, parmi lesquels, on s'en doute, Pierre Bergounioux. Une durée sépare l'idée de son effectuation, durée pendant laquelle l'imprévu joue de ses tours, heureux ou malheureux, à la plus forte intention de pensée. L'écriture d'un récit est elle-même une action, soumise donc à la circonstance, à la fatigue et à la mort, à la fortune, à l'adversité ou à la chance. Tirée du fond de la barbarie, une flèche anéantit en un instant la pensée qui allait réaliser, sous la forme pure et simple d'un récit, le vœu ancestral d'humanisation de l'humanité. Mais déjà, quand l'événement rattrapa Ivan, la poussière du combat était retombée, on était « dans l'après » : comme l'oiseau de Minerve, le récit vient toujours plus tard, ou ne vient pas.

*

Protestant à nouveau, on voudrait objecter que, moins de quatre mois plus tard, l'équipage du B-29-45 Enola Gay déposa en un point du Japon la fleur mortelle de toute la puissance américaine en tant que puissance du monde et que, sans doute, cette affaire-là fut encore plus décisive et de plus lointaine portée que l'odyssée du « Karl Liebknecht ». Que, le matin du 10 août 1945, après la deuxième bombe, le photographe Yamahata, envoyé en mission pour rendre compte de l'événement, à la vue de l'impensable pensa peut-être qu'il allait faire à Nagasaki les dernières photos de guerre de toute l'histoire des guerres depuis qu'on en a tiré des images[4].

Objections plutôt vaines, car elles s'adresseraient en l'occurrence à une fable et non à un récit historique ou à une histoire de la littérature : on ne réfute pas les fables. Il y a ici deux fictions et non pas une seule. L'une raconte la féerie funèbre du tank « Karl Liebknecht » et de ses occupants prisonniers d'une carapace appelée Joseph Staline et offerts tout vivants au baiser brûlant d'une sorcière ; l'autre reprend le mythe familier de l'auteur, lequel enjambe ironiquement toute l'histoire de la littérature, d'Homère à Faulkner et désormais à Ivan. Dans la légende personnelle de Pierre Bergounioux, il y avait Sanctuaire, le livre surgi dans la bibliothèque de Brive au scandale de l'adolescent (La Mort de Brune, 1996) ; il y aura maintenant un récit absent.

*

En vertu du « pouvoir des fables », l'écrivain fait à bon droit ce que son invention lui suggère, y compris, inadvertance ou plaisanterie, situer Berlin quasiment sur la rive de l'Oder. Tel est l'arbitraire dont il use, comme un autre faisait parler les animaux et même les buissons, pour faire entendre des vérités qui ne relèvent pas des armes de la dialectique, ni de la dialectique des colonnes blindées. Comme il y a deux fables du Bûcheron et la mort, il y a, dans Bergounioux, tête-bêche, deux fables de l'action humaine, ou bien encore une fable et sa morale, inséparables.

Ces fables à la beauté entêtante, Pierre Bergounioux les a écrites.

La vocation des écrivains, c'est de créer des images qui nous regardent chacun dans les yeux de l'imagination, et la leçon des images, c'est à chacun de la tirer.

Pierre Campion



[1] Au dos du livre, l'ordre est : « Le Récit absent/Le Baiser de sorcière ». Un autre indice ? Sur le site de l'éditeur, pour représenter le livre, on a choisi la couverture du Récit absent.

[2] En 2001, dans B-17 G, Pierre Bergounioux avait raconté de manière magnifique l'odyssée mortelle d'un bombardier américain au-dessus de l'Allemagne.

[3] À un moment de la bataille, l'indication des « deux églises jumelles, à colonnades », permet d'identifier la place du Gendarmenmarkt. On n'est pas loin, ajouterais-je, d'Unterdenlinden et de l'Université de Berlin où Hegel professa. Sous le nom d'Université Humboldt, elle conserve, mais en tant que monument historique, inscrite en son hall par décision du Parti communiste de la RDA (SED), la célèbre thèse 11 de Marx sur Feuerbach : « Die Philosophen haben die Welt nur verschieden interpretiert; es kömmt drauf an, sie zu verändern, Les philosophes n'ont fait qu'interpréter le monde de diverses manières, il s'agit maintenant de le transformer. »

[4] Dans son roman Sarinagara (2004), Philippe Forest raconte la journée de ce photographe.

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