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Pierre Campion

La Fondation Beyeler.

Mis en ligne le 1er juin 2002. Mis à jour le 14 janvier 2006.

© : Pierre Campion.


LA FONDATION BEYELER

À Riehen, près de Bâle, le musée de la Fondation Beyeler inscrit heureusement ses dimensions dans un parc qui existait déjà. En contrebas de la villa Berower et d'un kiosque léger, il déploie, en 115 mètres sur 35, sa structure de porphyre rouge, en partie enterrée, rythmée et abondamment éclairée par de grandes vitres ; et ce toit plat de verre, qui la dépasse presque de toutes parts. Du côté long, sur la très passante Baselstrasse, il se ferme et plutôt deux fois qu'une, mais, des trois autres côtés, et par en haut, il s'ouvre sur ce qui l'environne.

L'œuvre de Renzo Piano regarde la campagne par toute sa façade ouest. De la longue et haute coursive qui forme jardin d'hiver, assis dans les mêmes canapés blancs qui permettaient à l'instant, dans les espaces à eux dimensionnés, de regarder les Rothko, les Cézanne, ou les Picasso, on voit : à droite, en arrière-plan, quels que soient l'angle et la place choisis, une colline ; au centre, soit un bouquet d'arbres, soit une maison ; à gauche une autre maison, ou bien un marronnier ; sur un chemin lui-même invisible, juste au-dessus du plan des yeux, un tracteur Deutz, un vélo, quelques piétons… Des maisons des plus banales, quand il en est de si pittoresques dans les villages du Sundgau, tout près d'ici ; des passants à leurs affaires rurales ; une colline médiocre mais qui, comme en un tableau italien, propose dans ses vignes une route sinueuse et les mouvements d'une circulation peu intense ; et un grand champ de forme barlongue, propre aux cultures ou à l'herbe, qui vient jusqu'au mur de la Fondation. Ici, comme à Beaubourg, l'extérieur et l'intérieur ne se portent pas tort : les choses et les œuvres se défendent toutes seules, elles ne demandent qu'à s'équilibrer, les unes fortes de leur simple existence, les autres de leur classicisme. La pensée de la collection et celle de l'édifice se sont donc accordées, pour que l'architecture soit le médiateur raisonné et transparent de la peinture et de la sculpture à l'égard du paysage.

Alors qu'au Havre, l'architecte et les responsables du musée André-Malraux ne tirent pas dans le même sens, l'un ouvrant les galeries sur l'entrée du port, les autres empêchant par divers obstacles le regard des visiteurs qui tend à s'échapper vers le chenal et vers le large. Un peu de faiblesse dans les Boudin ou les Braque, trop d'évidence dans le déplacement transversal des porte-conteneurs aux abords de l'écluse François Ier, et voilà que les œuvres ne tiennent plus devant les autres créations de l'industrie humaine, telles que celles-ci s'inscrivent dans la nécessité des choses.

 

À Riehen encore, sur les petits côtés nord et sud — ce dernier par où l'on entre —, les œuvres se confrontent directement avec les choses, mais autrement qu'à l'ouest : avec des choses ouvertement paysagées. Au nord, les salles des expositions temporaires donnent, presque sans opposition, sur quelques brefs mouvements de terrain et sur une mare aménagée où, notre visite terminée, les grenouilles, au soleil, menaient leur raffut. Au sud, trois salles d'exposition se prolongent de plain-pied et séparément en un plan d'eau planté de nénuphars, d'iris et de roseaux, lequel conduit à de larges degrés de pelouse marqués horizontalement de la même pierre que les murs. Ainsi s'avancent vers le dehors : une forêt vierge de Rousseau ; des nymphéas de Monet se reflétant dans ce bassin réel qui les commente allusivement ; et des personnages de Giacometti qui paraissent marcher vers lui, n'était que l'un d'eux, une grande femme arrêtée, tournant le dos à la haute vitre, leur barre la route.

Comment, des trois côtés ouverts ainsi à l'horizon de l'art, signifier mieux ce que c'est que le classicisme selon Beyeler et Piano ? — La simple inscription mutuelle des ouvrages humains, évidemment réalisée. Vignerons et éleveurs, agriculteurs et sculpteurs, peintres et architectes, collectionneurs et marchands de tableaux et d'autres choses, tous travaillent dans le temps de notre usage et de notre plaisir.

 

Mais il y a le ciel, dont les saisons et les humeurs, dont l'immensité ne se maîtrisent pas. Sinon par les dispositifs en partie aériens qui coiffent l'édifice. Supportés par des poutrelles d'acier peintes en blanc, des vitrages surmontés d'épaisses lames de verre inclinées. Entre ce dispositif fixe et les salles, un nouveau vitrage fixe, puis un vide d'air, puis un dispositif de lamelles mobiles achèvent de mettre les salles dans le bain fictionnel d'un mélange de lumière du jour et de lumière artificielle, et d'une température et d'une humidité adéquates. Bien sûr le visiteur n'a pas à connaître cette rhétorique d'ingénieur, nécessaire et cachée, ou en tout cas pas autrement que par les descriptions techniques qu'il pourra étudier à loisir, plus tard. Il lui suffit de regarder les œuvres dans les conditions qui leur conviennent puis, faisant le tour du bâtiment, de considérer d'en bas les avancées des bords du toit, et de suivre à la trace, courant sur les graviers rouges du sol puis sur l'entablement d'un petit mur, presque à l'aplomb du toit, le liséré arc-en-ciel que le soleil projetait côté ouest ce matin-là.

 

Reste la face cachée de l'édifice, son sixième côté, imaginaire, celui qui paraît flotter sur la nappe phréatique et sur la physique inhumaine de la terre.

 

Monument, mais seulement au sens étymologique de ce mot, la Fondation Beyeler nous avertit que l'homme ne cesse d'entrecroiser ses créations à seule fin de vivre humainement en présence des choses.

Pierre Campion

 


À LIRE

- Journal Le Monde du 3 avril 2002 : « Ernst Beyeler, l'œil absolu », interview et article de Josyane Savigneau.

- Journal Le Monde des 9 et 10 juin 2002 : « Bâle, pont des arts jeté sur l'Europe », article de Harry Bellet.

- Journal La Croix des 14 et 15 janvier 2006 : « Ernst Beyeler, les secrets d'un chasseur d'art », article de Sabine Gignoux.

- Connaissance des Arts, numéro hors série, 1998 : Fondation Beyeler. Préface par Ernst Beyeler ; « Mise en lumière », entretien avec Renzo Piano ; Visite guidée ; « Le Dialogue des époques », par Markus Brüderlin ; Plan et guide pratique.

- Ernst Beyeler, la passion de l'art. Entretiens avec Christophe Mory, Gallimard, 2003.

- Renzo Piano - Fondation Beyeler. Une maison de l'art, Basel, Birkhäuser, Éditions d'Architecture, 2001, versions également en langues allemande, anglaise et italienne. E. Beyeler, « Préface » ; W. Blaser, « Mur et toit. Les fils conducteurs du projet » ; L. Windhöfel, « La Conception est silence. Un entretien avec Renzo Piano » ; A. Compagno, « Simplicité et complexité. Concept et technique du bâtiment » ; R. Hollenstein, « Temple et pavillon. L'architecture de la fondation Beyeler » ; J. Wiede, « Un musée dans le parc. L'aménagement paysager » ; M. Brüderlin, « Art et architecture. Les espaces de la collection et des expositions temporaires ».


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