RETOUR : Coups de cœur

 

Pierre Campion : Compte rendu du roman d'Adrien Bosc, Constellation.
Mis en ligne le 6 mai 2016.

constellation  Adrien Bosc, Constellation, Stock, 2014.


Une constellation d'écriture

C'est un premier roman, couronné en 2014 par l'Académie française. Un premier roman prometteur, d'un écrivain qui place très haut la barre des exigences et qui, peut-être, ne la passe pas[1].

Adrien Bosc évoque un événement réellement survenu et qui frappa l'opinion dans le monde : l'accident d'avion qui, le 27 octobre 1949, coûta la vie au boxeur Marcel Cerdan, à la violoniste Ginette Neveu, à tous les passagers et à tout l'équipage d'un avion Constellation en vol vers les États-Unis. Soixante-cinq ans après, le crash est suffisamment proche et lointain pour retentir à nouveau, dans le récit d'un écrivain et dans les pensées de lecteurs dont la plupart ne l'auront pas connu autrement que par la légende.

 

Raconter — donner à lire — comment les destins essentiellement divers de quarante-huit personnes les réunirent dans cet avion autour de deux célébrités pour mourir dans une île perdue des Açores, tel jour à telle heure — à la minute près. Construire les concours de circonstances qui les menèrent chacune à sa fin propre, dans l'événement mondialement partagé de leur mort. Tel est le sujet qui a retenu Adrien Bosc : en son genre, l'espèce de modèle réduit dont parle Julien Gracq, « à la fois simple et éminemment expressif, capable de tenir dans le creux de la main, et pourtant prometteur d'une infinie capacité d'expansion, pareil au cristal ténu qui, par son simple contact, fait  cristalliser à son image parente toute une solution sursaturée[2] ». Dans ce sujet se concentrent et vont se déployer l'indéterminé et l'inconnu, l'inconnu spécial de l'indéterminé, le croisement de tellement de causes que l'événement ne saurait avoir de raison : « Un concours infini de causes détermine le plus improbable résultat » (p. 37).

Car ce qui s'écrit ici, c'est moins la cause dernière de l'accident — probablement une erreur de navigation — que la convergence en un temps et en un lieu de ces quarante-huit destinées[3].

Ainsi peut se manifester une poésie métaphysique, si on appelle poésie une expression littéraire qui mette en mouvement l'imagination et métaphysique l'ordre de la réalité immanent au réel et tel qu'il nous échappe : sa raison dernière obscure et aveuglante, ramassée dans les fins dernières de chacun de ces personnages, à l'instant où celles-ci se fondent en un éclair autour de deux stars. Nul doute que cet événement-là avait tout pour susciter un écrivain qui s'est laissé frapper par lui, et des lecteurs prêts à se laisser toucher.

Mais, il me semble, cette poésie-là va plus loin encore ou plus profond, en ce qu'elle évoque la prégnance de tout événement qui mette en jeu toute vie, entendons le fait de toute mort tel qu'il reflue sur chaque vie et s'impose désormais à tous vivants. La chute du vol F-BAZN a eu son lieu et son moment, certes en plus éclatant que bien des événements fatals mais, au fond, comme l'a toute mort même ignorée dans quelque recoin du monde, une fois pour toutes et pour toujours : de cette contingence radicale naît une puissante poésie. Cet événement aurait pu ne pas se passer. Il a eu lieu plutôt que rien, mais toute existence, si petite fût-elle, aura eu lieu plutôt que rien[4]. Toutes ces vies — qui d'avance n'avaient rien à voir entre elles — furent comme égalisées en un instant. Par l'arbitraire de la mort qu'il met ainsi en lumière, ce livre évoque donc aussi, de fait, une expérience universelle, propre à mettre en cause et en action l'imagination d'un écrivain et, par elle, celles de tous lecteurs.

Voilà donc un roman qui va jouer sur toutes les possibilités d'une fiction de ce qui fut, sur les garanties en vérité qu'il va en retirer, sur les riches harmoniques qu'il va tisser dans chaque vie et entre les vies : portraits, scènes, histoires, et jusqu'à des résonances dans la langue, par exemple entre tenir la note en musique (la violoniste…) et les termes de la navigation aérienne. Tout cela organisé dans un mouvement qui va d'abord très vite au fait (à l'accident lui-même) puis se déploie en toutes sortes de narrations, bref en une nébuleuse d'événements et de sentiments parcourue en toutes directions et selon une dérive savante qui nous conduit du 27 octobre 1949, et même bien avant, jusqu'à nos jours[5].

Tout le livre repose sur une certaine décision, prise à un moment qui nous est plutôt dérobé mais qui a dû avoir lui aussi son jour, son heure et son lieu. Cette décision fut de faire entrer le fait du hasard dans un certain ordre de nécessité, cela selon les deux sens : dans la sphère propre où s'ordonnent entre elles les œuvres littéraires et dans l'organisation voulue que cet ordre demande pour chacune de ses œuvres. Passons, pourrait penser Adrien Bosc, de la déraison du hasard aux raisons de la littérature, menons une entreprise qui pourrait bien être l'une des voies pour conférer au désordre — ou lui opposer — des raisons. Certes ces raisons-là appartiennent à l'imaginaire, mais elles reconstruisent, dans l'un des ordres caractéristiques de la vie humaine, les êtres et événements de la réalité : l'accident, les passagers et le commandant de bord, l'histoire de l'aviation et celle du cinéma, une émission de Jacques Chancel en 1982, et mille autres faits.

À quel domaine appartient cette décision ? À celui d'une vocation littéraire, c'est-à-dire d'une conviction, selon laquelle il existe un certain ordre de pensée qui relève des moyens et décisions humains — un ordre qu'on puisse opposer à la contingence des destins. Cette décision-là ne va pas sans une implication morale, celle d'un devoir à rendre aux victimes de la contingence, à leur mort et à leurs vies, globalement et singulièrement. Ce devoir consiste à dresser un monument de la pitié humaine — la pitié qui humanise ensemble celui qui l'éprouve et ceux à l'égard desquels elle s'éprouve.

Comment remplir ce projet ? Par un travail d'écriture.

 

Poser, dans une image, la rencontre du nom de l'avion, de la formation cosmologique, du mot de star, et la poétique de ce roman, cela dans le titre du livre et dans l'idée de sa construction.

Construire tout un système de citations en exergues, inscrites chacune au début de chaque chapitre. Clore par un post-scriptum qui renvoie à l'œuvre de Blaise Cendrars — avant d'évoquer l'incertitude, un temps, de l'auteur, sur la date exacte de sa naissance, entre deux constellations de son ciel…

Dresser une stèle. Consacrée dès le début, c'est la liste des passagers, selon l'ordre alphabétique et arbitraire de leurs noms : comme sur les monuments aux morts de nos guerres, en son dépouillement[6].

Il y aura surtout une forêt de récits, les uns tenant directement à tel personnage d'entre les morts, d'autres s'attachant aux aventures de certains objets comme les violons de Ginette Neveu, d'autres greffant, sur l'histoire de cette catastrophe, des personnages et péripéties de l'histoire du cinéma, certains même tenant au récit d'ensemble par le fil métaphorique du seul mot « âme » (la pièce des violons et le principe de la vie) ou du mot « note » (comme appartenant au monde de la musique et à celui des contrôleurs du ciel), et l'un (le ch. 24 « Prosopopée ») reflétant en miroir le voyage de l'avion F-BAZN en un second vol (F-BAZO), destiné à refaire le trajet à l'identique pour percer le mystère de la catastrophe. À ce moment, le livre aussi se regarde lui-même et l'auteur dévoile brièvement sa poétique, non sans quelque inquiétude :

Ce livre [n'est pas une prosopopée]. La fiction d'un je omniscient enfilant les vêtements des victimes comme l'on se glisse dans les costumes d'un petit théâtre d'époque n'existe pas. La description du vol, l'agencement des personnages en parties de ce tout que fut l'avion, est le seul point de vue, le seul effet de manches, espérons qu'il n'en cache aucun autre.

Cette forêt de sentiers qui se croisent et bifurquent, touffue et jardinée, instituée au sein de l'imaginaire par un livre, est là pour répondre à l'obscurité irréductible des hasards de la vie, ou, qui sait, pour en répondre, disons pour les assumer comme le propre de l'humanité, au lieu de seulement les déplorer. Seuls les humains sont soumis aux incertitudes de la vie, seuls ils le savent et le reconnaissent.

Remplir les vides de la documentation et les manques de la raison que sont les hasards par des récits, par des hypothèses et par l'Histoire elle-même : le Cuba d'avant Fidel Castro, la deuxième Guerre mondiale et même certains faits de la première… La littérature est plénitude.

La question du style

Comment donc écrire en présence de la tragédie ? Quelle posture adopter ? Autrement dit, la question du style. Cette poésie-là exige une distance, celle qui tient à une neutralité voulue voire à une ironie. Regarder le hasard aussi fixement que possible, maintenir à la bonne distance la constellation des histoires, éviter les effets de manches, ne pas s'impliquer : ne pas s'abîmer dans la narration…

Or l'auteur, vers la fin, quand il raconte son voyage sur les lieux de la catastrophe, se prend quelque peu à l'entraînement d'un lyrisme moins discret. Et déjà, entre les chapitres 1 et 2, on lisait une différence de ton : dans le premier, l'évidence des gestes et la force de la situation, l'atmosphère d'aéroport telle que la presse la rapporta, tout cela, strictement regardé, porte le sceau de la réalité ; dans le deuxième, la sorte de familiarité que revêt, pour nommer le commandant de bord, l'usage de son prénom et aussi le genre d'introspection prêtée à celui-ci concernant son passé d'aviateur, tout cela engendre une rupture dans le point de vue et dans le style. Pourquoi ne pas laisser ce passé à l'état de questions et suggérer par là que la guerre de Jean de la Noüe était aussi incongrue et obscure, devant ce qui allait arriver, que le couple bizarre et rieur de Ginette Neveu et Marcel Cerdan ?  

Et puis… Le sujet ne recélait-il pas un piège ? Parce que l'événement les réunit et les traite justement à égalité, ne fallait-il pas égaliser tous les personnages devant et dans l'événement ? C'était peut-être la difficulté de l'entreprise : découronner le sujet de son prestige immédiat. Or un groupe des passagers attire la narration et l'entraîne irrésistiblement, celui évidemment que forme la figure improbable de Marcel Cerdan et Ginette Neveu. Tout un monde de la musique accompagne la violoniste et Édith Piaf agglomère au boxeur l'aura de l'amour et de ses fatalités — lesquelles ne seront pas pour rien dans ce voyage improvisé par le champion et contesté dans son entourage. La photo de presse prise à Orly impose à tout le roman la rencontre visuelle entre « la puissante pogne » de Cerdan et « la petite main » de Neveu, quand celle-ci laisse passer à celui-là l'un des ses violons.

Or, chance inouïe dans le sujet, il y avait cinq bergers basques sur le vol, qui partaient rejoindre leurs employeurs en Amérique, ceux-ci tellement pressés de les faire travailler qu'ils leur payaient le voyage dans le Constellation des stars au lieu d'attendre leur arrivée par bateau. Ces cinq-là dont on ne sait vraiment que les noms méritaient eux aussi la vedette de cette mort, car ils portaient en eux un autre monde des humains : la prégnance de leurs aïeuls, la vie pastorale, la fréquentation des animaux et les transhumances, l'envie des grandes plaines et d'un bon salaire, et même probablement une autre langue que le français et l'anglais international[7].

Le sujet, c'était la contingence des vies humaines. C'est essentiellement par là qu'il touche les lecteurs, ou qu'il devrait les toucher. Ne fallait-il pas remonter dans ces vies obscures pour dégager d'autres contingences, aller contre le caractère spectaculaire de l'événement, en éteindre un peu les étoiles trop brillantes, éloigner cette constellation pour mieux la faire voir, en retraiter les couleurs comme font les astrophysiciens ? Cela sans en nier l'éclat d'ensemble, au contraire : c'était un accident connu et en quelque sorte prestigieux, qui égalisait de manière éclatante tous les accidents et tous les hasards de toutes les vies humaines.

 

Lire un roman : lui accorder d'avance et constamment le préjugé d'une croyance et lui réserver la reconnaissance de son ambition et de ses beautés ; en même temps s'efforcer de mesurer comment et jusqu'à quel point il réalise son projet.

Pierre Campion



[1] Adrien Bosc, Constellation, Stock, 2014.

[2] Julien Gracq, En lisant en écrivant, José Corti, 1980.

[3] Le récit évoque aussi ceux qui ne furent pas de ce destin : les trois voyageurs déboutés de leurs places par la faveur faite in extremis au clan de Cerdan, celui qui manqua la correspondance par retard de son premier avion, le luthier Étienne Vatelot, décommandé par la violoniste qu'il devait d'abord accompagner, lequel ne paraîtra, de manière théâtrale, que le 30 juin 1982, à la télévision dans Le Grand Échiquier de Jacques Chancel. Toute grâce, négative ou positive, a les exclus de ses élus.

[4] Vladimir Jankélévitch, dans L'Irréversible et la nostalgie (1974), signe une vision métaphysique de la mort de l'immortalité, une poésie de philosophe et non de romancier : « On demande : pourquoi cette absurde succession d'événements sans finalité transcendante qu'on appelle une vie humaine et dont le seul aboutissement paraît être le néant ? Paradoxalement c'est la mort elle-même, décidant pour l'éternité, qui à jamais nous sauve de l'inexistence. Entre le non-être et n'être plus il y a toute la distance infinie de l'avoir-été ; et rien au monde ne peut désormais nihiliser une telle distance. Celui qui a été ne peut plus désormais ne pas avoir été : désormais ce fait mystérieux et profondément obscur d'avoir vécu est son viatique pour l'éternité. »

[5] Parmi les connotations évoquées ici de l'accident des Açores, la perte du vol AF447 au large du Brésil le 1er juin 2009.

[6] Notons que cette liste (p. 14) énumère « les trente-deux autres passagers », hors donc le groupe des deux Neveu et de celui que forment Cerdan et ses deux amis. La deuxième liste (p. 132) retient seulement les quatorze « commerçants du Nouveau Monde spécialisés dans l'import-export ». Ces listes évitent les noms de Marcel Cerdan et Ginette Neveu, et de leurs compagnons à eux.

[7] Certes, par la grâce d'une marraine d'Amérique, Amélie Ringler, bobineuse dans le textile à Mulhouse, représente dans l'avion un autre monde que celui des stars et des riches passagers. Et la méprise qui identifie un moment sa dépouille à celle de Ginette Neveu donne à son personnage une force d'évidence dans le roman.


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