Article publié dans la revue Littératures, Université du Mirail à Toulouse, numéro 36, printemps 1997.
Mis en ligne le 3 septembre 2002.
© : Pierre Campion.
Sur la personne et la vie de Bossuet, on peut lire le beau livre de Jean-Michel Delacomptée, Langue morte. Bossuet, Gallimard, coll. L'un et l'autre, 2009 (note du 13 octobre 2009).
L'éloquence sacrée
dans les sermons de Bossuet
Toute parole qui s'exerce au nom et au sein d'une institution
suppose une légitimité et, si nul ne peut parler en public sans y avoir
autorité, encore moins l'orateur sacré.
Bossuet a évoqué explicitement cette question, à plusieurs
reprises et notamment dans ces grands sermons qui faisaient programme, pour lui
comme pour les prédicateurs de son temps, et qu'il reprenait volontiers en
certaines occasions. Ainsi dans le Sermon sur la Parole de Dieu du Carême des Carmélites de 1661 ou dans celui de la
Prédication évangélique, l'année suivante
au Louvre. Mais la théorie de la prédication, chez Bossuet, n'est pas théorique
en elle-même, elle revêt toujours les deux dimensions d'une théologie et d'une
pastorale.
La théologie de la prédication
Elle se développe explicitement dans le sermon des Carmélites,
dont elle fait le thème. À 34 ans, l'abbé Bossuet est déjà en pleine possession
de son sujet et de sa manière. Le texte du sermon est tiré de l'Évangile du
jour, deuxième dimanche de Carême, l'Évangile de la Transfiguration (Matth.,
17, 5). Suivant l'ordre habituel du sermon, Bossuet retient du texte et de
l'épisode sacrés la brève citation et les éléments narratifs qui conviennent à
son propos. Ce texte sera celui de la parole du Père adressée aux disciples à
propos de Jésus, pendant que celui-ci est transfiguré entre les deux figures de
Moïse et d'Élie : Hic est filius meus
dilectus, in quo mihi bene complacui : ipsum audite (« Celui-ci est mon fils bien-aimé dans lequel je me
suis plu : écoutez-le »). Quant à l'épisode, il en fait ainsi le
récit et l'exégèse, en suivant saint Paul :
J'ai remarqué, Chrétiens, qu'en même temps que fut entendue cette
voix du Père céleste qui nous commande d'écouter son Fils, Moïse et Élie
disparurent, et que Jésus se trouva tout seul. […] D'où vient que Moïse et Élie se retirent à cette
parole ? Chrétiens, voici le secret développé par l'Apôtre :
« Autrefois, dit-il, Dieu ayant parlé en différentes manières par la bouche
de ses prophètes […] ; maintenant, en ces derniers temps, il nous a parlé
par son propre Fils. » C'est pourquoi dans le même temps que Jésus-Christ
paraît comme maître, Moïse et Élie se retirent. […] Chrétiens, c'est cette
parole du Fils qui résonne de tous côtés dans les chaires évangéliques ;
ce n'est plus sur la chaire de Moïse que nous sommes assis, mais sur la chaire
de Jésus-Christ, d'où nous faisons retentir sa voix et son Évangile. Venez
apprendre dans quel esprit on doit écouter notre parole, ou plutôt la parole du
Fils de Dieu même […][1].
Ainsi le thème décisif, qui résonnera dans tout ce sermon, est-il posé : la parole
du prédicateur chrétien est celle de Jésus-Christ en personne (ipse). Mais notons déjà la liberté avec laquelle le
prédicateur en use avec le texte sacré : dans la lettre de ce texte, rien
n'autorise vraiment l'assimilation que formule Bossuet, sinon une autre vérité
chrétienne ici supposée, celle qui fait des prêtres les ministres de
Jésus-Christ, c'est-à-dire les hommes consacrés qui agissent « par Lui,
avec Lui et en Lui ». C'est pourquoi ce mouvement déjà engagé porte à un
autre développement, qui va assimiler désormais la parole de la chaire à celle
de l'autel et, par là, le ministère de la Parole à celui de l'Eucharistie.
Le temple de Dieu, mes Sœurs, a deux places augustes et
vénérables, je veux dire l'autel et la chaire. […] Là, les ministres des choses
sacrées parlent à Dieu de la part du peuple ; ici, ils parlent au peuple
de la part de Dieu ; là Jésus-Christ se fait adorer dans la vérité de son
corps ; il se fait reconnaître ici dans la vérité de sa doctrine. Il y a
une très étroite alliance entre ces deux places sacrées, et les œuvres qui s'y
accomplissent ont un rapport admirable. Le mystère de l'autel ouvre le cœur
pour la chaire, le ministère de la chaire apprend à s'approcher de l'autel. De
l'un et de l'autre de ces deux endroits est distribuée aux enfants de Dieu une
nourriture céleste ; Jésus-Christ prêche dans l'un et dans l'autre ;
là […] il nous prêche d'une manière muette ; ici, il nous donne des
instructions animées par la vive voix ; et si vous voulez encore un plus
grand rapport, là, par l'efficace du Saint-Esprit et par des paroles mystiques,
auxquelles on ne doit point penser sans tremblement, se transforment les dons
proposés au corps de Notre Seigneur Jésus-Christ ; ici, par le même Esprit
et encore par la puissance de la parole divine, doivent être secrètement
transformés les fidèles de Jésus-Christ pour être faits son corps et ses
membres.
Nous n'insisterons pas sur la rigueur et sur la richesse de
cette théologie qui n'appartient pas en propre à Bossuet et nous soulignerons
seulement le jeu serré des croisements de termes et la logique de l'image, qui
reposent sur le lien matériel de toute parole au corps dont elle est à la fois
l'expression, la manifestation et le fait constituant. En particulier,
remarquons l'articulation concrète et signifiante des différents corps ainsi
évoqués : celui de l'Église signifié par le dispositif matériel lui-même
du « temple » dans lequel le prédicateur s'adresse en ce jour aux
religieuses, celui du Christ présent sous les espèces matérielles et celui des
fidèles constitués comme son corps mystique, celui du célébrant et celui du
prédicateur, enfin le lien propre du corps du prédicateur lui-même à sa parole
physique constituante de toute cette figure symbolique. Telle est la première
légitimation, en théologie et en acte, en actes de théologie et d'exégèse, que
propose ce passage[2].
La rhétorique et la prédication
Comme le montre Jacques Truchet, le problème de la rhétorique
est classique chez les sermonnaires du XVIIe siècle[3]. Toujours dans le sermon des Carmélites,
Bossuet l'aborde et le traite de front :
[…] quelle part peut donc avoir l'éloquence dans les discours
chrétiens ? […] L'éloquence, pour être digne d'avoir quelque place dans
les discours chrétiens, ne doit pas être recherchée avec trop d'étude. Il faut
qu'elle semble venir comme d'elle-même, attirée par la grandeur des choses et
pour servir d'interprète à la sagesse qui parle. Mais quelle est cette sagesse,
Messieurs, qui doit parler dans les chaires, sinon Notre Seigneur Jésus-Christ
qui est la Sagesse du Père, qu'il nous ordonne aujourd'hui d'entendre ?
Ainsi le prédicateur évangélique, c'est celui qui fait parler Jésus-Christ.
Mais il ne lui fait pas tenir un langage d'homme, il craint de donner un corps
étranger à la vérité éternelle : c'est pourquoi il puise tout dans les
Écritures, il en emprunte même les termes sacrés, non seulement pour fortifier,
mais pour embellir son discours[4].
À juste titre, Jacques Truchet souligne combien cette
interprétation du Fils comme « la Sagesse du Père » fait se répondre
la spiritualité chrétienne et la doctrine classique qui s'élabore justement à
ce moment : « [Bossuet est] en plein classicisme, parce que cet idéal
tend à la parfaite adéquation de la forme et du fond ; au rejet de tout
agrément purement gratuit. En pleine spiritualité, parce que la beauté du
discours oratoire n'existe qu'en fonction de l'édifice chrétien[5]. »
Mais l'écueil profond de la prédication, celui que le problème
de la rhétorique ne fait que signaler, c'est le danger de l'anthropomorphisme,
de « tenir un langage d'homme », de « donner un corps étranger à
la vérité éternelle ». La garantie ici réside dans un certain rapport aux
Écritures que nous allons développer.
Mais d'abord il nous faut nous attacher à la pensée de Bossuet
sur les Écritures. Très jeune il a eu, semble-t-il, une relation profondément
spirituelle et admirative aux textes sacrés, et Jacques Truchet cite encore une
dissertation en latin qu'il écrivit alors sur le livre des Psaumes :
« Mieux que personne [Bossuet] avait per¨u dans l'Écriture « ce
singulier et merveilleux pouvoir par lequel elle rapporte à Dieu tous les
sentiments des hommes », Ń pouvoir tel que, « quand l'âme fléchit et
s'affaisse écrasée par le poids du corps, elle est remise debout par la vertu
de cette très savante et très harmonieuse poésie[6]. » Ce texte surprend parce qu'il
paraît justement succomber en plein à l'anthropomorphisme. En fait ce que tente
le jeune Bossuet, avec une certaine audace intellectuelle et spirituelle, c'est
d'instituer une dialectique qui prévienne et répare d'avance tout
anthropomorphisme, par une doctrine de l'incarnation et de la rédemption :
l'Écriture est la Parole de Dieu en tant que cette Parole elle-même se donne
aux hommes, par un tout premier sacrement et avant même que Dieu n'envoie son
Fils, dans le seul dispositif et sous les seules espèces sous lesquels elle
peut se donner à eux, leur parole faillible et menteuse, illusionnée aussi.
C'est la Parole qui prend la forme de la parole, et c'est Elle qui a
l'initiative. Par là, elle peut relever les humains de leurs mensonges, de leur
lourdeur et de leur chute, par la grâce de ses rythmes savants. Autrement dit,
Dieu entre nécessairement et divinement dans le jeu de la pensée et du corps des
hommes, pour les sauver : comme Auteur des Écritures, il donne le modèle
d'une rhétorique sacrée, ce qui n'excuse nullement les prédicateurs
complaisants à la rhétorique profane, à eux-mêmes et à leurs auditeurs,
ces prédicateurs infidèles qui ravilissent
leur dignité jusqu'à faire servir au désir de plaire le ministère
d'instruire ; qui ne rougissent pas d'acheter des acclamations par des
instructions, des paroles de flatterie par la parole de vérité, des louanges,
vains aliments d'un esprit léger, par la nourriture solide et substantielle que
Dieu a préparée à ses enfants! Quel désordre! Quelle indignité! Est-ce ainsi
qu'on fait parler Jésus-Christ![7]
Dans ses plus grands sermons, Bossuet met en action cet
anthropomorphisme revisité et d'avance racheté. Témoin l'exorde du Sermon
sur la Providence, dans lequel il
représente le plaisir du démiurge divin contemplant son ouvrage. Apparemment il
ne fait que reprendre le récit de la Genèse et le commentaire qu'en fait saint
Grégoire de Nazianze. Mais, pour servir le projet qu'il a lui-même de traiter
le thème de la Providence, il va repousser ce qu'on pourrait appeler
l'anthropomorphisme vulgaire pour mieux développer une vue familière et
souriante, presque ironique, de l'Ouvrier divin, dont la conscience
professionnelle et le caractère d'immortalité, certes l'une et l'autre
incommensurables aux qualités des ouvriers humains, peut aller jusqu'à assurer
la garantie de son ouvrage en tout et pour la vie entière de ceux pour qui il a
travaillé :
Où il ne faut pas s'imaginer que Dieu ressemble aux ouvriers
mortels, lesquels, comme ils peinent beaucoup dans leurs entreprises et
craignent toujours pour l'événement, sont ravis que l'exécution les décharge du
travail et les assure du succès. Mais, Moïse regardant les choses dans une
pensée plus sublime et prévoyant en esprit qu'un jour les hommes ingrats
nieraient la Providence qui régit le monde, il nous montre dès l'origine
combien Dieu est satisfait de ce chef d'œuvre de ses mains, afin que, le
plaisir de le former nous étant un gage certain du soin qu'il devait prendre à
la conduire, il ne fût jamais permis de douter qu'il n'aimât à gouverner ce
qu'il avait tant aimé à faire et ce qu'il avait jugé lui-même si digne de sa
sagesse[8].
Ainsi, dans cet étagement qui conduit de la faible garantie que
les ouvriers apportent à la solidité des objets de leurs mains à celle que Dieu
apporte à sa création, à travers la prévoyance qui a guidé à son tour
l'écriture de Moïse, la figure de Dieu ne fait-elle que porter à l'absolu, par
une métaphore, un bonheur qui serait celui de l'homme si son vœu était
parfaitement rempli : le plaisir sans mélange de l'artisan et la
tranquillité de l'utilisateur assurée par la présence constante et attentionnée
de l'ouvrier à l'objet achevé et livré.
Cependant cette fine dialectique, qui consiste à retourner
l'anthropomorphisme, en suppose une autre, qui va réunir deux paroles et non
pas une dans le moment et dans l'acte de la prédication. Car, pendant que le
prédicateur parle aux fidèles, une voix intérieure toute divine épouse en
chacun cette parole, la redit et la fait agir. C'est la théologie du
prédicateur intérieur.
Outre le son qui frappe l'oreille, il y a une voix secrète qui
parle intérieurement, et ce discours spirituel et intérieur, c'est la véritable
prédication, sans laquelle tout ce que disent les hommes ne sera qu'un bruit
inutile. […] C'est ce qui a fait dire à saint Augustin : « Voici mes
frères un grand secret, magnum sacramentum, fratres. Le son de la parole frappe les oreilles, le Maître
est au dedans » ; on parle dans la chaire, la prédication se fait
dans le cœur. […] Donc, mes frères, pour être attentif à la parole de
l'Évangile, il ne faut pas ramasser son attention au lieu où se mesurent les
périodes, mais au lieu où se règlent les mœurs. Il ne faut pas se recueillir au
lieu où l'on goûte les belles pensées, mais au lieu où se produisent les bons
désirs. Ce n'est pas même assez de se retirer au lieu où se forment les
jugements ; il faut aller à celui où se prennent les résolutions. Enfin
s'il y a quelque endroit encore plus profond et plus retiré où se tienne le
conseil du cœur, où se déterminent tous ses desseins, où se donne le branle à
ses mouvements, c'est là qu'il faut se rendre attentif pour écouter
Jésus-Christ. Si vous lui prêtez cette attention, c'est-à-dire si vous pensez à
vous-même, au milieu du son qui vient à l'oreille et des pensées qui naissent
dans l'esprit, vous verrez partir
quelquefois comme un trait de flamme qui viendra tout à coup vous percer le
cœur et ira droit au principe de vos maladies[9].
Suivant une topologie en quelque sorte pré-freudienne, qui tend
à construire l'être moral de l'homme (l'âme, la psyché) comme une superposition de lieux jusqu'à vouloir
descendre à un certain « endroit encore plus profond et plus retiré où se
tienne le conseil du cœur, où se déterminent tous ses desseins, où se donne le
branle à ses mouvements », Bossuet décrit l'attention et l'effort de
l'auditeur à écouter en lui-même l'action conjuguée des deux voix, action dont
la preuve et la mesure seront les seuls effets dans sa conduite. Le jeu de
Bossuet est périlleux, puisqu'il consiste à déjouer l'amour propre qui enferme
le fidèle en soi-même par l'effet de la contemplation des « doctes
conceptions » et autres périodes et « belles pensées », cela en
tentant de recentrer son attention sur le lieu intérieur où la Parole de Dieu
puisse retentir par l'effet de la parole de son ministre[10]. Ce qui n'est autre chose que demander
justement la conversion de l'instance dernière et fermée du moi en un principe
dynamique ouvert qui intériorise le mouvement de l'une des deux paroles à
l'autre.
Le lien à l'Écriture
Mais précisément, comment se lient ces deux paroles, comment
l'une fonde-t-elle dans l'autre son efficace et sa légitimité ? C'est ici
qu'il nous faut revenir à l'Écriture comme médiation et à ce lien de
connaissance familière et d'admiration respectueuse que Bossuet entretenait avec
elle dès la jeunesse.
Bien sûr, ce qui les lie d'abord, c'est la tradition de
l'Église, telle qu'elle conserve le Testament de Dieu sous ses deux espèces,
ancienne et nouvelle. Cette image, tirée directement du titre des Écritures,
Bossuet l'orchestre explicitement dans le Sermon sur la Passion du Carême du Louvre, pour l'usage de son propos et
suivant une technique que nous reverrons[11]. Pour lui, la continuité qui se prolonge
de Moïse, comme auteur de la Genèse, jusqu'à nous, par les prophètes, par les
Évangélistes, par Paul (« le divin Apôtre »), par les Pères et par
leurs commentateurs, cette continuité garantit la fidélité du prédicateur à la
Parole. C'est pourquoi il cite constamment ces textes et ces noms, suivant le
besoin de son propos pastoral. Consacré prêtre puis évêque, Bossuet enseigne en
chaire une Parole qui est celle de l'institution ecclésiale, un corps de
doctrine qui ne fait qu'un avec le corps de l'Église, avec le corpus vivant de ses textes, avec le corps mystique de ses
fidèles et avec le corps eucharistique du Christ. Telle est évidemment la
métaphore fondamentale que nous avons déjà vue fonctionner et qui institue en
esprit et en vérité la parole du prédicateur.
Mais tous ces corps ont leur épaisseur charnelle et donc leur
obscurité, comme l'image récurrente du corps le suppose et le suggère
d'elle-même, et si le corps des Écritures est ici le médiateur privilégié,
c'est qu'il s'offre à l'interprétation,
en tant qu'ensemble de textes, ensemble vaste mais fini, disponible,
matériel et consacré, et qu'il offre ainsi tous les autres corps à la
compréhension. Liaison de texte à Texte (par la lecture et par la citation), de
parole à Parole (par l'action oratoire) et de symbole à Symbole (par
l'interprétation), le discours du prédicateur s'inscrit dans les opérations et
dans la tradition de l'exégèse, mais d'une exégèse très particulière. Et c'est
ici qu'il nous faut entrer dans une réflexion sur l'herméneutique sacrée de et
selon Bossuet.
D'abord, il n'est pas de lien de sens à l'Écriture sans ce
mouvement d'admiration que nous avons déjà lu dans la dissertation latine et
qui exprime tout simplement la foi de l'exégète. Ainsi se constitue la figure
que Paul Ricœur appelle « le cercle herméneutique du croire et du
comprendre » et dont il explicite ainsi la maxime : « Croire
pour comprendre, comprendre pour croire[12]. » Ainsi, lorsque Bossuet demande
explicitement, pour comprendre le monde en « sa confusion apparente et sa
justesse cachée », de « le regarder par un certain point que la foi
en Jésus-Christ nous découvre[13] », il applique encore le principe de
ce cercle. Car c'est le seul point de vue de la foi, de sa perspective et de sa
fidélité, qui fait comprendre et le monde, et le dessein de Dieu, et l'Écriture
comme expression du dessein de Dieu sur le monde ; et inversement ce
travail de déchiffrement des signes cachés du sens ne peut que conforter la foi
de ses auditeurs. Mais ne nous méprenons pas : si ce principe de
l'herméneutique se trouve tout à fait à sa place dans une théorie de la
prédication, il vaut pour tous les domaines du sens où la signification se
donne dans le mouvement d'un discours (même au sens figuré de ce terme) à un
autre discours. La loi de cette logique ne manifeste pas une pétition de
principe mais la dialectique qui gouverne aussi bien l'application judiciaire
du droit et l'énoncé de compréhension des textes littéraires.
Il s'ensuit, pour ce qui concerne le prédicateur, le principe
d'une certaine liberté à l'égard de la lettre[14]. Quand on lit Bossuet, on reste souvent
surpris par l'usage très libre qu'il fait du texte sacré. Traduisant ou
paraphrasant, allant de la citation à son développement ou à l'inverse du
développement à la citation, orchestrant les références et les styles, y mêlant
même à l'occasion tel nom d'un poète, il paraît subordonner le sens des
Écritures à son dessein du moment[15]. Ainsi, reprenant le mythe d'Ezéchiel qui
assimile le royaume d'Assur à un grand arbre, il le détourne de son objet et
même de sa perspective pour l'interpréter, terme à terme, comme une image de la
fortune des grands et de sa caducité, ce qui n'est pas dans la lettre du texte[16].
D'une autre fa¨on, comme nous l'avons vu, il utilise très librement l'Évangile
de la Transfiguration comme texte et leitmotiv du Sermon sur la Parole de
Dieu pour faire signifier au mot ipsum l'idée que le prédicateur fait parler Jésus-Christ en
personne. De même pour le texte du Sermon
sur le Mauvais riche, « Mortuus
est autem et dives » : la phrase
de la parabole signifiait seulement que, après le pauvre, le riche mourut[17].
Mais, dans l'exergue de Bossuet, par le découpage qu'il pratique et par la
valeur contextuelle que prend dans le sermon l'expression ainsi obtenue, le et vient connoter une menace : contrairement à ce
qu'ils croient au fond d'eux-mêmes, les riches meurent aussi. Cette vérité, que les Lazares ne sauraient oublier
en cette fin d'hiver particulièrement rude, ils l'ont, eux les riches, perdue
de vue, littéralement[18].
La liberté du prédicateur, dont nous verrons le sens complet
plus bas, consiste donc dans le renouvellement des formules et des formes, des
images et des récits scripturaires. Mais cela répond exactement et pertinemment
à la nature de ces formes et images qui proposent au travail de son discours
leur polysémie et leur capacité indéfinie de transformations.
L'exégèse selon Bossuet
À la fin de l'exorde du sermon de 1662 sur la Passion, le
prédicateur commente ainsi les trois points annoncés de son discours :
« Le premier nous expliquera le fond du mystère de la Passion, et les deux
autres en feront voir l'application et l'utilité : c'est ce que j'espère
de vous faire entendre avec le secours de la grâce[19]. » Ici se dessine un nouveau cercle
herméneutique, celui qui dialectise les trois opérations traditionnelles de
l'exégèse biblique. Dans la perspective de son propre projet de fondation d'une
herméneutique autonome des textes littéraires, Hans Robert Jauss les a
rappelées : il s'agissait de comprendre le sens littéral (intelligere), d'expliquer le sens caché (explicare), d'appliquer (applicare) le texte sacré[20]. Comme nous venons de le voir, Bossuet ne
semble pas beaucoup se soucier du sens littéral des textes ni se préoccuper des
passages litigieux des Écritures. En revanche, le souci premier du prédicateur
est bien celui de leur application, de leur sensus moralis, et c'est ce qui donne à l'exégèse de Bossuet, comme
à celle de tous les prédicateurs, son statut particulier. L'application, par
nature, est toujours précaire et jamais garantie : elle dépend de la bonne
volonté des auditeurs, du talent du sermonnaire, de l'efficacité de la grâce.
Elle dépend aussi de sa capacité explicative à l'égard du texte qu'il choisit.
Or la puissance de l'explication tient dans le seul mouvement de son
développement, elle n'est nulle part que dans la relation dynamique qu'elle
institue et justement dans les effets d'édification que cette dynamique
produit. Dans ces conditions, si on veut continuer à parler des trois
opérations de l'exégèse, il faut remanier la notion de la compréhension en lui
ôtant son objet qui était le sens littéral des Écritures : le mystère de
la mort du Christ et de la rédemption étant ce que Bossuet « espère de […]
faire entendre avec le secours de la grâce », la compréhension ne
saurait être le déchiffrement d'un texte dont toute la difficulté tient au fait
du mystère et non aux aspérités du sensus litteralis. Mais elle n'est pas non plus la possession assurée
du sens de ce mystère, une pure et simple transmission d'un côté ni une pure et
simple appropriation de l'autre. La compréhension est plutôt une opération
synthétique, elle se produit par et dans les deux autres opérations
d'explication et d'application, par des relations circulaires, mutuellement
asservies et conditionnées.
Retenons donc que l'exégèse relève pleinement ici de la
pastorale, que moins que jamais elle ne se développe in abstracto, que la préoccupation d'évangélisation, au
contraire, confère au travail sur l'Écriture sa garantie et sa légitimité, mais
aussi sa pleine liberté et responsabilité. Dans la même perspective, l'appel à
la grâce divine situe parfaitement la tâche de compréhension et donc celle de
l'explication dans une volonté d'efficacité, dont le résultat reste suspendu à
toutes les conditions qu'on vient de dire.
Retenons surtout qu'il n'est pas de compréhension ni
d'application du mystère sans le développement qui fait et vaut explication.
Les deux premières tâches, et les deux talents de l'orateur sacré qui leur
correspondent (ce que les théoriciens de l'exégèse appelaient les subtilitates), ne s'accomplissent que dans le déploiement réglé
du sens dont les Écritures font l'objet, en vertu de leur nature et notamment
de leur surdétermination. Que l'on considère l'intention divine qui préside à
la rédaction humaine des Écritures ou le travail inspiré de leur exégèse, on
est toujours dans une stratégie du Salut.
L'art oratoire de la prédication, comme tout autre art de la
parole, ne vit donc que de mouvement et ici le verbe expliquer prend tout son
sens étymologique. C'est pourquoi il faut convenir d'abord que, par exemple, le
style périodique, chez Bossuet, signifie le déploiement explicatif et
applicatif de la compréhension. Il faut admettre ensuite que, entre autres
procédures de la rhétorique, le filage des images contribue de manière
privilégiée à former le sens et que la rigueur rhétorique de ce filage assure
notamment la continuité avec les Écritures et la fidélité de l'orateur à leur
Parole, par la continuation du discours lui-même.
Prenons le cas du Sermon sur la Passion. Son mouvement repose tout entier sur la prégnance
propre de l'image du Testament et sur la capacité de la rhétorique de Bossuet à
déployer cette prégnance que son talent propre (sa subtilitas) a devinée et mise en œuvre. Le texte du sermon est
l'une des phrases de l'Eucharistie[21] : Hic est… sanguis meus Novi
Testamenti. Aussitôt l'exorde pose et
développe avec insistance l'image juridique que contient le titre même des
Écritures : métaphore du corps du Christ comme texte écrit (« autant
de plaies, autant de lettres ; autant de gouttes de sang[…], autant de
traits qui portent empreintes les dernières volontés de ce divin
testateur »), déclaration instituante du caractère testamentaire de ce
texte (sur le modèle de la formule juridique « Ceci est mon
testament »), désignation des bénéficiaires (ceux qui sont capables de
l'entendre et de le reconnaître comme l'œuvre d'un esprit sain, ce qui exclut
les Juifs et les Gentils), examen des trois opérations qui s'imposent à
l'ouverture de la succession.
Il y a dans un testament trois choses considérables : on
regarde en premier lieu si le testament est bon et valide ; on regarde en
second lieu de quoi dispose le testateur en faveur de ses héritiers ; et
on regarde en troisième lieu ce qu'il leur ordonne. Appliquons ceci, Chrétiens,
à la dernière volonté de Jésus mourant : voyons la validité de ce
testament mystique, par le sang et par la mort du testateur ; voyons la
munificence de ce testament, par les biens que Jésus-Christ nous y laisse ;
voyons l'équité de ce testament par les choses qu'il nous y ordonne. Disons
encore une fois, afin que tout le monde l'entende, et proposons le sujet de
tout ce discours. J'ai dessein de vous faire lire le testament de Jésus, écrit
et enfermé dans sa Passion ; pour cela, je vous montrerai combien ce testament est inébranlable, parce que
Jésus-Christ l'a écrit de son propre sang ; combien ce testament nous est
utile, parce que Jésus nous y laisse la rémission de nos crimes ; combien
ce testament est équitable, parce que Jésus nous y ordonne la société de ses
souffrances. Voilà les trois points de ce discours. Le premier nous expliquera
le fond du mystère de la Passion, et les deux autres en feront voir
l'application et l'utilité : c'est ce que j'espère de vous faire entendre
avec le secours de la grâce.
Dans ce moment décisif de l'exorde, qui énonce la division du
discours, l'effort du filage se fait voir à dessein et l'image commence ce
déploiement continu qui la portera jusqu'au moment de l'adresse finale et
jusqu'à cette interpellation qui, si elle n'est pas dans le premier mouvement
de l'image elle-même, exprime pourtant l'esprit de tout ce Carême et l'achève
pertinemment : « Sire, c'est Jésus mourant qui vous y exhorte ;
il vous recommande vos pauvres peuples ». En ce début, reprenant les
termes du droit, et jusqu'à cette expression de « testament
mystique » qui appartient aux deux langues de la basoche et de la
théologie, variant les expressions de la même image et les concrétisant de plus
en plus, usant des mots de « appliquer » et de « entendre »
au sein de son développement explicatif, l'orateur assure la fidélité et
l'efficacité de son exégèse, en accomplissant en quelque sorte le lien qu'il y
a entre le texte des Écritures et leur titre commun, celui qui lie l'exercice
de cette éloquence au sacrement de l'Eucharistie par la formule de la
Consécration, celui qui unit les trois opérations de la science et de l'art de
l'herméneute, celui qui applique toute l'image et tout ce qu'elle porte avec
elle à la situation de son auditoire. En effet, comme Pascal à peu près au même
moment tentait de le faire pour les libertins à travers l'argument du pari,
Bossuet intéresse à son salut un auditoire, celui de la Cour, qui comprend le
langage et les enjeux des successions, l'importance de considérer les sommes en
jeu, les conditions d'admission à la succession, les conditions de validité des
écrits testamentaires. Sur ce dernier trait des conditions, la force de cette
stratégie oratoire apparaîtra complètement un peu plus loin quand on apprendra,
et à ce moment seulement, que l'image venait de saint Paul et que l'on verra
que la condition de la validité d'un testament, c'est tout simplement la mort
du testateur : « Un testament,
dit ce grand apôtre, n'a de force que par le décès de celui qui
teste : tant qu'il vit, le testament n'a pas son effet ; de sorte que
c'est la mort qui le rend fixe et invariable.
C'est la loi générale des testaments. Il fallait donc, dit l'Apôtre, que Jésus mourût, afin que
le Nouveau Testament, qu'il a fait entre notre faveur, fût confirmé par sa mort.[22]. » Mais Bossuet aura ajouté, de son
propre chef, l'idée d'une mort violente et sanglante, seul moyen de rendre ces
héritiers-là capables d'héritage en lavant du sang entièrement versé le crime
« qui nous rendait infâmes et entièrement incapables de recevoir aucun
bien : car les lois ne permettent pas de disposer de ses biens en faveur
des criminels condamnés, tels que nous étions par une juste sentence ». On
ne saurait sans doute, et dans la ligne d'une inspiration plus orthodoxe,
fonder en droit et de manière si élégante une théologie du sacrifice
substitutif et de la Rédemption.
Mais justement, qu'est-ce qui assure la parfaite justesse et
ainsi l'exacte pertinence de ce développement, c'est-à-dire son efficace ?
L'image du Testament, fondatrice des Écritures, telle qu'elle est interprétée
d'abord par Paul puis reprise par Bossuet, est bien une image, c'est-à-dire un
dispositif symbolique actif, mais qui n'est vivant qu'autant qu'il est repris
et formulé de nouveau par l'imagination et la parole d'un orateur herméneute au
sein d'une situation de pasteur. Ce dispositif ne peut être vivant que si
l'orateur le rend à sa fonction symbolique, c'est-à-dire à un rapport de
nécessité complexe, qui articule ici : la situation concrète des humains
dans leurs affaires terrestres (de ceux des humains qui ont des biens et qui en
attendent encore) et la situation spirituelle des humains (des mêmes, mais qui
ne devraient rien attendre, et préparer, que leur Salut) ; la raison
juridique qui institue les affaires humaines dans leur propre plan et la Raison
divine en tant qu'elle est dans son ordre propre et en tant qu'elle s'implique
dans l'ordre des hommes ; la nature des vérités spirituelles, qui les rend
inintelligibles immédiatement à ce public et que le développement de l'image
lui médiatise.
Dans le même esprit, toute la fin du Sermon sur la Mort consistera dans l'orchestration d'une image
architecturale[23]. Exposant le mystère qui hante Pascal dans les mêmes années,
Bossuet part de l'image du mélange et de l'idée de « ce prodige qu'on
appelle l'homme » et propose
le concept de disproportion, celui-là même que Pascal tire de la mathématique
de son temps. Aussitôt il pose une métaphore : « Ces masures mal
assorties avec ces fondements si magnifiques ne crient-elles pas assez haut que
l'ouvrage n'est pas en son entier ? ». Citant les lamentations de
Jérémie, qui n'avaient, à la lettre, ni cet objet ni ce sens (« Est-ce là
cette Jérusalem ? est-ce là cette ville, est-ce là ce temple, l'honneur,
la joie de toute la terre ? »), il passe à l'évocation des ruines
sous lesquelles nous accable la perte de « notre ancienne immortalité ».
Survient Jésus. « Il vient voir le Lazare décédé, il vient visiter la
nature humaine qui gémit sous l'empire de la mort. Ha ! Cette visite n'est
pas sans cause : c'est l'ouvrier même qui vient en personne pour
reconnaître ce qui manque à son édifice; c'est à dessein de le reformer suivant
son premier modèle : Secundum imaginem ejus qui creavit illum. » On voit à nouveau comment l'orateur file la
métaphore en traversant les textes et en révélant à un certain moment celui de
Paul (l'épître aux Colossiens) qui la lui a inspirée. Désormais, s'adressant à
l'âme, il va évoquer les termes de Jean (« Mais voici en la personne de
Jésus-Christ la résurrection et la vie […] »), reprendre l'image du
bâtiment par celle des réparations que « ce divin architecte » a
entreprises puis par celle du « vieux bâtiment irrégulier qu'on
néglige » et qu'on « réduit en poudre » pour construire à
nouveaux frais. Mais comment cette âme ne serait-elle pas inquiète pendant ces
travaux et devant ces ruines qu'on lui dit provisoires ? Le prédicateur recourt
encore à Paul, puis à l'un de ses devanciers les plus célèbres comme
prédicateur : « Ô conduite miséricordieuse de celui qui pourvoit à
nos besoins ! Il a dessein, dit excellemment saint Jean Chrysostome, de
réparer la maison qu'il nous a donnée : pendant qu'il la détruit et qu'il
la renverse pour la refaire toute neuve, il est nécessaire que nous délogions.
Et lui-même nous offre son palais ; il nous donne un appartement, pour
nous faire attendre en repos l'entière réparation de notre ancien édifice. »
Le sens de toute image, dans l'acception de la « métaphore
vive » de Ricœur, mais de celles-là particulièrement et éminemment, ne
saurait être tout donné : il fait l'objet d'une découverte et cette
découverte se produit dans le processus de sa mise en évidence par le discours
du prédicateur. Ce discours lui-même suppose donc et expose la logique qui unit
deux autres « discours », celui des réalités matérielles et celui de
leur vérité. En effet, on reste souvent étonné par le sens des réalités les
plus familières chez Bossuet. Ainsi comment ne pas voir la force explicative et
persuasive de sa comparaison qui unit dans un seul et même dynamisme les
références bibliques et patristiques, une théologie classique et assurée de
l'Incarnation et de la Rédemption, la science fine et concrète de l'homme comme
un être qui, bien plus immédiatement que la mort elle-même, craint la ruine de
sa maison et ne croit guère aux promesses de relogement ? Chez Bossuet, le fait
de l'image et sa nature anagogique signifient que le corps est impliqué et
intéressé dans le monde et dans sa création, dans le péché et dans le processus
du Salut.
Encore faut-il corriger, et souligner, après Ricœur, que
justement les choses elles-mêmes n'ont pas de discours, ni même de
langage :
Il n'y a pas de symbolique avant l'homme qui parle, même si la
puissance du symbole est enracinée plus bas, dans l'expressivité du cosmos,
dans le vouloir-dire du désir, dans la variété imaginative des sujets. Mais
c'est chaque fois dans le langage que le cosmos, que le désir, que
l'imaginaire, viennent à la parole. Certes, le Psaume dit : « Les
cieux racontent la gloire de Dieu » ; mais les cieux ne parlent
pas ; ou plutôt ils parlent par le prophète, ils parlent par l'hymne, ils
parlent par la liturgie ; il faut toujours une parole pour reprendre le
monde et faire qu'il devienne hiérophanie ; de même le rêveur, en son rêve
privé, est fermé à tous ; il ne commence à nous instruire que quand il
raconte son rêve ; c'est ce récit qui fait problème, comme l'hymne du
psalmiste. C'est alors le poète qui nous montre la naissance du verbe, tel
qu'il était enfoui dans les énigmes du cosmos et de la psyché[24].
Pour Bossuet, de manière très orthodoxe en religion et très
classique dans l'ordre de sa culture, c'est la Parole divine qui confère un
sens à la création et c'est la parole du prédicateur qui, fondée en Parole
divine, développe ce sens et continue cette création. Mais il a eu à l'établir
dans la chaire chrétienne, et lui-même il lui est arrivé de retomber dans les
anciennes errances de la prédication.
Car, comme Peter Bayley l'a bien montré, la prédication baroque
vivait sur une pensée et une esthétique anthropomorphistes[25]. Justement, autour de ce texte fameux du Coeli
enarrant gloriam Dei., il y a toute une
littérature des sermonnaires qui en témoigne. Ce n'est pas que, des baroques à
Bossuet, il y ait une rupture brutale, mais celui-ci discute très tôt leur
esthétique et notamment l'interprétation qu'ils font de cette image. Dans le Sermon
sur la Loi de Dieu (1653), que cite
P. Bayley, il commente ainsi le psaume 18 :
Fidèles, que veut-il dire ? Quelle liaison trouve ce chantre
céleste entre les ouvrages de Dieu et sa loi ? […] Consultez toutes les
créatures du monde : si elles avaient de la voix, elles publieraient
hautement qu'elles se trouvent très bien d'observer les lois de cette
Providence incompréhensible, et que c'est de là qu'elles tirent toute leur
perfection et tout leur éclat ; et, n'ayant point de langage, elles ne
laissent pas de nous le prêcher par cette constante uniformité avec laquelle
elles s'y attachent. Vous, hommes, enfants de Dieu, que votre Père céleste a
illuminés d'un rayon de son intelligence infinie, quelle sera votre
ingratitude, si, plus stupides et plus insensibles que les créatures inanimées,
vous méprisez de suivre les lois que Dieu même vous a données depuis le
commencement du monde par le ministère de ses saints prophètes, et enfin dans
la plénitude des temps par la bouche de son cher Fils. C'est ainsi, ce me
semble, que nous parle le prophète David[26].
Nous avons déjà vu que Bossuet se refuse à faire parler la mort.
Cela correspond chez lui, toujours dans cette esthétique qui cherche à se
dégager de celle de la prédication baroque, à un refus certain du pittoresque.
On cite souvent la phrase célèbre de l'exorde du Sermon sur la Mort : « Me sera-t-il permis aujourd'hui
d'ouvrir un tombeau devant la cour, et des yeux si délicats ne seront-ils point
offensés par un objet si funèbre[27] ? » Mais précisément, et contre
l'attente d'un public encore friand de vanités, l'exorde ne présente nulle
description de ce genre et rapidement il bifurque vers un développement
abstrait et d'une force tout intellectuelle. Parce que « la nature d'un
composé ne se remarque jamais plus distinctement que dans la dissolution de ses
parties » et « comme elles s'altèrent mutuellement par le
mélange », l'orateur va présenter la mort comme l'expérience décisive pour
la connaissance de « ce que c'est que l'homme » : « de
sorte que je ne crains point d'assurer que c'est du sein de la mort et de ses
ombres épaisses que sort une lumière immortelle pour éclairer nos
esprits ». Ainsi, mettant en œuvre la logique de la totalité mais
procédant cette fois à l'inverse de Pascal, Bossuet entend faire comprendre à
ses auditeurs la nature de l'homme par la réduction des effets trompeurs de
sens (et de non-sens) que la vie humaine entretient en tant que totalisation
précaire, réduction obtenue par l'analyse conceptuelle de ce que c'est que la
mort, et la vie. Certes l'image de la lumière que cette réduction arrache aux
ténèbres du trépas est forte et parfaitement orthodoxe, mais il est permis de
se demander si, cette fois, Bossuet ne demandait pas trop à des fidèles
habitués, même ou surtout ceux de la cour, à une conception moins sévère de la
prédication[28].
Au moins tout ce passage peut-il nous aider à mesurer l'exigence de l'orateur
sacré et surtout la cohérence vécue d'une spiritualité, d'une intelligence,
d'un talent exceptionnel de parole et de tout ce qui le fondait en autorité et
en légitimité[29].
Pierre Campion
NOTES