Bernard Bouin. Nature morte.
Texte mis en ligne le 18 septembre 2004.
© : Pierre Campion.
Bernard Bouin est peintre de paysages, paysages urbains, natures mortes. En 1994, 1996, la Galerie Visconti de Paris a montré des ensembles de ses peintures. Dans une matière lisse, il pratique une peinture de clair-obscur, dont la source lumineuse est artificielle, ici un lampadaire pour un quai de gare ou un spot électrique pour une nature morte, ce qui le rattache, à travers les siècles, aux caravagesques du XVIIe (Bénézit, dernière édition).
Pour en savoir plus sur le peintre, voir son site.
Bernard Bouin, Nature morte. 2002
Huile sur toile, 129x37 cm
Trois toiles de 41x33 cm,
montées séparément sur un cadre plein et creux de bois
verni noir
des bords duquel elles saillissent de 5 mm
Bernard
Bouin
ou la patience à peindre
À Claude et à Danièle, en témoignage d'amitié
Composés selon l'ordonnance des triptyques anciens, ce pain, ces
raisins en grappes ou en partie dispersés, cet oiseau tué, et cette
table : tout cela pourrait bien venir aussi de chez Chardin. Oui, c'est
une sorte de Chardin, mais très allongé et qui serait explicitement divisé en
trois ; c'est un triptyque, mais celui-ci représente une seule scène, ne
s'ouvre pas en panneaux articulés, ne cache pas d'avers et ne signale aucun
autel. Ici les longues connivences de la religion et de la peinture se résolvent
dans un hommage à la réalité adorable des choses et des êtres.
La masse ombrante de ce pain ; la complexité des deux
grappes et de l'oiseau mort ; et les cinq grains à tous égards bien
détachés. Sur le fond brun et presque noir, la table s'isole nettement, et son
bord coupe, à gauche, une partie de l'ombre portée par la miche de pain ;
l'espace central, lui, s'encombre presque de ses objets, au point que les
grappes s'élèvent légèrement sur le fond et que le bec de l'oiseau déborde de
la table, confirmant au passage la forme et le plumage d'une bécasse ; le
troisième espace paraît presque vide.
Reprenons. Trois toiles séparées, mais si fortement articulées
— picturalement, conceptuellement, spirituellement — que les ombres
des objets de la toile centrale se déportent sur la première sans solution de
continuité. Ces verticales, ce sont bien des divisions fonctionnelles et des
séparations idéales, des délimitations instituées par la pensée, qui
s'inscrivent matériellement dans le dispositif du tableau sans cesser d'être
abstraites. Comme des barres de mesure sur une portée ou encore comme des
catégories syntaxiques, les unes et les autres posées en vue de déterminer un
ordre temporel d'exécution dans la musique ou dans la parole ?
Un seul tableau en trois volets : l'ordre imaginaire de la
peinture transcende le montage matériel, sans que celui-ci consente à se
laisser oublier, au contraire. Telle est la logique mystérieuse de toutes les
trinités, comme elle se laisse suggérer dans les ornements des liturgies.
Car c'est bien une espèce de phrase fortement scandée, une
musique aussi, qu'on lit l'une et l'autre de gauche à droite, en remontant le
sens — l'effet, l'effort — d'une lumière de plus en plus forte, de
moins en moins rasante (comme si la source se situait presque à l'aplomb du
deuxième tiers à peu près du troisième panneau, et un peu en avant de lui).
Dès l'abord de cet objet, ce que se dit successivement notre
parole intime : il y a un pain, un oiseau tué et des grappes de raisin,
des raisins égrenés ; puis bientôt ce discours devient : on a disposé
ce pain, puis les grappes et l'oiseau, et enfin ces quelques grains.
Il s'est passé quelque chose. Quelqu'un aura commencé à égrener
ces deux grappes : un grain de raisin noir posé d'abord (on voit encore sa
place sur la rafle de sa grappe…) ; six grains — puis cinq —,
détachés du raisin blond, et de grosseurs diverses, moins ou plus éloignés de
leur grappe ; tous soigneusement retirés de leur rafle : pas le
moindrement écrasés ni même froissés. Pour un peu, n'était que, contre la
perspective, par bonheur l'esprit rétablit l'horizontalité de la table, ils
rouleraient par terre et se perdraient ici ou là, hors du tableau et, en vertu
du trompe-l'œil, à nos pieds.
C'est la bécasse qui, honorée par la disposition des grappes,
prête à tout le tableau les tons de son plumage et de sa saison, laquelle est
confirmée par le raisin. C'est elle qui attire le regard au centre des choses,
c'est elle qui fait l'événement, et peut-être la clé de cette histoire. « Plumer les bécasses au dernier instant, mais ne pas les
vider », ainsi commence telle recette, classique : voilà au moins un
cas où la cuisine est priée de conserver subtilement les saveurs fortes de la
sauvagerie et les modes archaïques de la dévoration. (Et que dire de cette
miche aux formes de planète dont la croûte au relief tourmenté cacherait des
promesses savoureuses ?)
Voici donc apparemment les préparatifs
d'un repas : poser ce pain à notre portée, égrener des raisins pour la
farce prochaine. Le temps de terminer l'égrenage des deux rafles et l'on
pourrait enfin plumer l'oiseau, l'inciser, enlever le gésier, comme le dit une
autre recette (et seulement lui), introduire les grains de raisin comme farce
en complément des entrailles, fermer l'incision par de la mie… Alors
— mais c'est une autre histoire, qui se passerait plutôt dans la partie de
la cuisine située du côté d'où nous regardons la toile — alors embrocher
(« Pour cette préparation, il ne faut pas vider la bécasse ;
simplement, après l'avoir plumée, croiser les pattes et l'embrocher avec le bec
à hauteur des cuisses ») ; saisir au feu et laisser cuire ;
retirer ; tartiner sur les rôties de ce pain, qu'on n'avait pas
oublié : manger devant le feu, à deux (« On compte en général une
bécasse pour deux personnes »), peut-être sur l'une de ces petites tables
ressemblant à celle que le père d'Emma Bovary se faisait apporter en face du
feu, « toute servie, comme au théâtre ». Le vin n'est pas nommé,
sinon symboliquement, par le raisin : débouchée sans doute, quelque
bouteille poursuit de notre côté son acclimatation à l'atmosphère du lieu.
Cependant : qui donc cuisine en
cette maison, la femme ou l'homme, ou encore tel chasseur, homme ou femme, qui
ne laisserait à personne le soin d'accommoder son gibier ? Qui cuisine, et
pour qui ?
Reprenons. S'il n'y avait pas ces
grains détachés, il n'y aurait pas d'histoire, il n'y aurait pas ce lyrisme
contenu, il n'y aurait qu'un froid morceau de peinture. Quelque chose va se
passer, parce que quelque chose se passe en cet instant. Un moment de la
gourmandise (grappiller au passage quelque grain, pour y goûter) ? Un
moment d'hésitation, un moment d'invention, le moment d'une décision ?
Mettrons-nous vraiment des raisins ? Tous les raisins (une autre farce que
les entrailles, recette moins paradoxale et moins classique à la fois) ?
Ou bien quelques raisins (un mélange des entrailles et des raisins) ?
Noirs ou blancs ? Plutôt des blancs ? Que faire alors du reste des
raisins ? Les réserver pour le dessert ? Le temps est suspendu dans
un moment de son activité féconde et imprévisible…
Ce moment-là est celui qui permet
d'introduire dans l'ordre instantané de la peinture le temps dramatique des
humains et les occasions qu'il offre à leur (à notre) plaisir, à leur et à
notre pensée. C'est l'instant, décidé par le peintre au travail en sa propre
cuisine de toiles, de pinceaux et de couleurs : effaçant la personne de la
cuisinière ou du cuisinier, il efface aussi la sienne au profit de son seul
faire et d'une idée naissante et gardée au frais pour nous, sinon pour toujours
(qui pourrait bien dire cela, même devant un Chardin ?), pour le temps au
moins que des personnes regarderont son œuvre. Dans le geste en effet
décomposable de l'égrenage de deux grappes — un geste attentif, et qui
appelle l'attention — le peintre a saisi l'approche de ce « dernier
instant », qui sera celui de plumer la bécasse.
Dans l'espace plan de sa toile, il
laisse voir aussi l'autre espèce du temps, celle des durées, plus ou moins
longues, plus ou moins ménagées : du mûrissement des fruits, du faisandage
des viandes, des façons du pain et de ses manières de se lever et de se laisser
cuire, de s'exposer et de se conserver, de se durcir puis de tomber en
poussière — et le temps passé à parcourir la campagne, à lever la bécasse,
à épauler, suivre son vol, presser la détente… Ici toutes ces nourritures
seront consommées ensemble, chacune parvenue au point idéal de sa maturité,
telles que l'expérience accumulée dans la cuisine les a choisies et que la
peinture les a réunies dans sa lumière.
L'homme ne vit pas seulement de pain, ni même de la parole de
Dieu, mais encore des mets simples et raffinés, et paradoxaux, que lui offrent
la nature de chaque chose, les inventions culinaires de son ingéniosité,
— et les ressources des représentations de sa nourriture et de sa vie.
Pierre Campion