RETOUR : Coups de cœur

 

Pierre Campion

Compte rendu du roman de Maryline Desbiolles, La Scène.
Mis en ligne le 20 janvier 2010.

© : Pierre Campion.

Maryline Desbiolles a déjà publié une œuvre importante. Avec Anchise, elle a obtenu le prix Femina 1999. Dernier livre paru : Les Draps du peintre, Seuil, coll. Fiction & Cie, 2008.
Entre 1990 et 1993, elle a dirigé la revue La Mètis, dont plusieurs articles ont été repris sur ce site, avec son accord.

Voir par ailleurs sur ce site le compte rendu de Dans la route (2012).

Note au 20 juin 2014. Sur le site de la revue Fixxions, dans le n° 8 (2014) « Fictions et savoirs de l'art », lire l'entretien entre Dominique Vaugeois et Maryline Desbiolles.

desbiolles Maryline Desbiolles, La Scène, Seuil, coll. Fiction & Cie, 2010.


Les formes de la table

Maryline Desbiolles et les ensembles humains

Commencer son roman sur le nom de Georg Cantor et sur la théorie des ensembles, il faut y penser, il faut l'oser. Comme à l'opéra l'ouverture, quand la musique, de manière paradoxale, parvient à réunir une puissance méditative et une vertu d'entraînement dramatique, les cinq premières pages donnent le ton, l'ampleur, le thème et l'élan — et en elles-mêmes provoquent le lecteur à une rêverie.

Parfois, rarement, dans le monde des classes, il y a des moments de grâce, et c'est ce qui arriva à cette enfant de onze ans quand, entrant au collège, elle s'y trouva juste l'année où les mathématiques modernes (non : « la Mathématique »), d'ailleurs pour assez peu d'années vraiment, firent leur entrée dans l'enseignement, et qu'elle y rencontra pour initiateur un professeur aux yeux brillants. Moment d'exaltation, unique, où des enfants eurent le sentiment d'un événement historique vécu personnellement : ils avaient déjà fait assez de mathématiques pour saisir le charme entêtant de cette révolution, et celle-ci n'avait pas encore usé ses pouvoirs en des rhétoriques trop bien récitées.

Les souvenirs d'école font peu de place aux sciences et encore moins à l'apprentissage des mathématiques. Or justement, autour des nombres bien souvent, les enfants déploient d'étranges imaginations, ignorées des maîtres : comment se faisait-il (je parle d'une époque encore plus ancienne) que, toujours, 6 plus 6 plus 6 faisaient comme 3 fois six et 6 fois 3 ? Comment par tant de chemins possibles (il y en a bien plus de trois) obtenait-on le même résultat de dix-huit ? Et, de toutes les tables apprises en chantant, pourquoi la table des multiplications était-elle la plus mystérieuse et la plus belle ? Et pourquoi la plus difficile était-elle celle par 9, la plus inutile en apparence mais toute première, celle par 1, la plus prévisible celle par 10 ? Et, plus tard, en cinquième, pourquoi fallait-il démontrer tel cas d'égalité des triangles alors que visiblement ils étaient égaux, montrer que ces deux-là étaient superposables, alors qu'ils l'étaient à l'évidence ! Et, encore plus tard, quelles pensées vagabondes autour des nombres premiers, des nombres irrationnels, des lieux géométriques, la seule question que j'aimais alors dans la géométrie ! Puis, beaucoup, beaucoup plus tard, quand Dom Juan dit à Sganarelle : « Je crois, Sganarelle, que deux et deux sont quatre et que quatre et quatre sont huit », pourquoi va-t-il à deux propositions et pourquoi s'arrête-t-il à ces deux-là ? Mais oui, sa religion, c'est bien l'arithmétique : par un acte de foi reliant de certaine manière certains nombres entre eux, il les relie tous, il relie le monde en un tout profane et se relie à tous les hommes, dans « l'amour, dit-il, de l'humanité ».

Autre rêverie à l'ouverture. Soit nous, lecteur inconnu de ce roman, lecteur quelconque, désigné dans ces cinq pages comme appartenant à l'ensemble A des lecteurs de ce livre, ensemble ainsi noté {x, y, z…}, nous ressentons le grand espoir de l'auteur que cet ensemble comporte un très grand nombre d'éléments (pourquoi pas l'hypothèse d'un nombre infini, puisque nous sommes dans l'ordre spéculatif de la mathématique ?), mais aussi le grand effort d'abstraction qu'il y a dans le fait même d'écrire pour tous les inconnus auxquels elle pense, comme tels. L'écriture romanesque serait-elle donc l'opération de raisonner sur des réalités obscures, pour des inconnus, ceux-ci en quantité indéterminée ? C'est un effort que toute personne écrivant, même pour des personnes connues d'elle-même mais qui ne sont pas présentes devant elle, ne sait pas forcément faire, témoin ceux qui n'ont pas pu, se relisant, se rendre compte que tel pronom ou tel adjectif possessif ou démonstratif est ambigu, et qu'il ne l'aurait pas été s'ils s'étaient avisés de distinguer, dans la syntaxe de leur phrase, un nom féminin et un nom masculin, un singulier et un pluriel, un ceci et un cela, en somme s'ils s'étaient avisés que le lecteur, au repas, n'est pas assis à la même table que l'auteur… Ainsi la rédaction du moindre e mail, même adressé à un familier, met-elle à l'épreuve la capacité d'abstraction de l'envoyeur, laquelle consiste à se déporter de sa place et circonstance à toutes les places et occurrences possibles où on le lira.

« La table est périlleuse »

D'où les phrases de Maryline Desbiolles : souvent longues, sinueuses, piégées, à reprendre parfois depuis le début, elles sont faites pour nous arrêter, pour solliciter en nous le sens de la surprise, de la recherche, de l'invention par nous-même, et du danger. Elle nous fait peur, pour elle et donc, bizarrement, pour nous, cette serveuse agile et provocante qui passe entre les tables disposer les convives, déposer ses plats et retirer les couverts sales, cette mathématicienne au tableau noir, vert ou blanc, cette danseuse qui n'hésite pas à sauter sur la table, cette gymnaste à la poutre, cette musicienne lyrique à sa tablature. On craint et forcément on guette, non sans en être honteux, le faux pas, la note manquée, la démonstration qui tomberait à plat, la chute… Cela fait partie du jeu.

L'espace ordonné des aveux

L'idée de Maryline Desbiolles, idée qui en effet peut engendrer un grand nombre de situations romanesques, est celle-ci : de formes, de matières et d'arrangements entre elles quasiment infinis, et dressées en des lieux des plus variés, les tables sont les meubles où se retrouvent les humains, en toutes sortes d'occasions dans lesquelles, bien ou mal, ils se composent, s'expriment et se vivent entre eux. À table, sur les tables, entre et sous les tables, dans certains tableaux, qui ne sont que des tables du monde redressées par l'art des peintres, dans certaines photos qui sont des tableaux imprimés par la brûlure de la lumière sur une émulsion chimique — tel tableau pris par tel ou tel qui, pour ce faire, s'est distrait un instant de la tablée —, au théâtre où, sous le nom de la scène, une grande table, surélevée ou non, se donne à regarder à plein de personnes à la fois, il se forme des ensembles d'humanité, heureuse ou malheureuse, précaires, constitués par telles affinités naturelles ou par telle circonstance ou payant telle somme ou par le hasard, sous telle ou telle lumière. « Il est temps de se mettre à table », de passer aux aveux, d'amour et autres, d'avouer son humanité comme la seule chose que l'on ait à soi avec tous, et dont on puisse être fier ou pas fier, ou les deux.

Lancés par la dynamique de cette idée, trois mouvements, trois parties : « Intersections », « La Chute », « Unions et inclusions ». Celle de la chute intrigue car, si on voit bien qu'elle fait entrer dans le récit les malheurs et les désastres de la table ainsi que notre finitude, on ne comprend pas tout de suite comment cet événement, des plus humains en effet depuis Adam et Ève, s'insère dans la considération des ensembles, lesquels bien sûr ne connaissent pas l'Histoire du monde depuis sa création. Mais ils peuvent en représenter les avatars, et, paraît-il, sous la plume de Cantor, leur théorie propose même l'idée d'une infinité des infinis, laquelle pourrait bien nous donner le soupçon et la ressource de rattrapages. Mais, ici, et si je comprends bien, il n'est pas question des probabilités : serait-il impie, comme paraît le faire Pascal, de tenter le diable du hasard, fût-ce pour le salut des libertins ?

Le théâtre des vertus et les odeurs de la sainteté

Dans l'univers de Maryline Desbiolles, pétri de religion romaine et de culture italienne, pénétré d'odeurs à réveiller les morts, les mystères chrétiens de l'Incarnation et de la Rédemption et celui de l'Eucharistie, ceux encore de la Communion des Saints et du Sacrifice (depuis Abraham en passant par la croix et par l'autel de la messe), réinvestis dans un univers de non-croyance, suggèrent eux aussi l'obscurité qui règne en nous, chrétiens ou pas, entre nous et dans notre existence de mangeurs de viandes, de dévoreurs de corps et d'âmes. La mort bien sûr ne manque pas ici, rendue présente par le décès de deux jeunes garçons péris d'accident sur la voie publique, et dans l'espèce de cortège profane qui s'en suit au hasard sur le chemin, cherchant le point géométrique où déposer les bouquets préparés pour la conjurer, un chien marchant au premier rang des endeuillés. La Foi, je ne sais pas, mais l'Espérance est là, nous représentant l'infinité des possibles (mais non leur calcul), et la Charité certainement, laquelle est partout à ces tables et notamment sous les traits de la Madeleine et sous sa forme du désir amoureux : plusieurs de ces tables conduiront à un lit. La compassion est une passion, et sa matrice historiquement en nos lieux d'Occident, certes reprise et transformée par la philosophie et par nos amours, est quand même bien l'amour en Dieu.

Le fil rouge de cette histoire ce sera donc le récit d'un repas pris vers midi au mois de mai dans le restaurant ombreux d'une petite ville de la côte ligure, repas qui réunit en une espèce de cène onze hommes puis une jeune femme venue les rejoindre au dessert, mais nous ne dirons pas sur quel événement il s'achève, aux liqueurs. Entretemps, on aura développé la photo de famille qui figure en première de couverture, mais barrée obliquement d'une trace de peinture bleue, du bleu même dans lequel est imprimé le nom de l'auteur (ce bleu couvrant sa personne à elle), et on aura raconté de nombreuses scènes de table, certaines développées à plusieurs reprises et d'autres tout juste esquissées, l'une se portant à un poème d'amour.

Fût-il désespéré par le délitement des choses et la déchéance des êtres — Maryline Desbiolles n'en est pas du tout là —, nul n'écrit sans la confiance en l'avenir que suppose et que donne l'invention. C'est par là que l'écriture participe à l'œuvre humaine d'un salut pour tous.

Pierre Campion

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