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ÉTUDE DE TEXTE DANS MOLIÈRE

Les deux rationalités

DOM ALONSE, et trois Suivants, DOM CARLOS, DOM JUAN, SGANARELLE.

DOM ALONSE. – Faites boire là mes chevaux, et qu'on les amène après nous  ; je veux un peu marcher à pied. O Ciel ! que vois-je ici ! Quoi  ? mon frère, vous voilà avec notre ennemi mortel  ?
DOM CARLOS. – Notre ennemi mortel  ?
DOM JUAN, se reculant de trois pas et mettant fièrement la main sur la garde de son épée. – Oui, je suis Dom Juan moi-même, et l'avantage du nombre ne m'obligera pas à vouloir déguiser mon nom.
DOM ALONSE. – Ah ! traître, il faut que tu périsses, et...
DOM CARLOS. – Ah ! mon frère, arrêtez. Je lui suis redevable de la vie  ; et sans le secours de son bras, j'aurais été tué par des voleurs que j'ai trouvés.
DOM ALONSE. – Et voulez-vous que cette considération empêche notre vengeance  ? Tous les services que nous rend une main ennemie ne sont d'aucun mérite pour engager notre âme  ; et s'il faut mesurer l'obligation à l'injure, votre reconnaissance, mon frère, est ici ridicule  ; et comme l'honneur est infiniment plus précieux que la vie, c'est ne devoir rien proprement que d'être redevable de la vie à qui nous a ôté l'honneur.
DOM CARLOS. – Je sais la différence, mon frère, qu'un gentilhomme doit toujours mettre entre l'un et l'autre, et la reconnaissance de l'obligation n'efface point en moi le ressentiment de l'injure  ; mais souffrez que je lui rende ici ce qu'il m'a prêté, que je m'acquitte sur-le-champ de la vie que je lui dois, par un délai de notre vengeance, et lui laisse la liberté de jouir, durant quelques jours, du fruit de son bienfait.
DOM ALONSE. – Non, non, c'est hasarder notre vengeance que de la reculer, et l'occasion de la prendre peut ne plus revenir. Le Ciel nous l'offre ici, c'est à nous d'en profiter. Lorsque l'honneur est blessé mortellement, on ne doit point songer à garder aucunes mesures  ; et si vous répugnez à prêter votre bras à cette action, vous n'avez qu'à vous retirer et laisser à ma main la gloire d'un tel sacrifice.
DOM CARLOS. – De grâce, mon frère.
DOM ALONSE. – Tous ces discours sont superflus : il faut qu'il meure.
DOM CARLOS. – Arrêtez-vous, dis-je, mon frère. Je ne souffrirai point du tout qu'on attaque ses jours, et je jure le Ciel que je le défendrai ici contre qui que ce soit, et je saurai lui faire un rempart de cette même vie qu'il a sauvée  ; et pour adresser vos coups, il faudra que vous me perciez.
DOM ALONSE. – Quoi  ? vous prenez le parti de notre ennemi contre moi  ; et loin d'être saisi à son aspect des mêmes transports que je sens, vous faites voir pour lui des sentiments pleins de douceur  ?
DOM CARLOS. – Mon frère, montrons de la modération dans une action légitime, et ne vengeons point notre honneur avec cet emportement que vous témoignez. Ayons du cœur dont nous soyons les maîtres, une valeur qui n'ait rien de farouche, et qui se porte aux choses par une pure délibération de notre raison, et non point par le mouvement d'une aveugle colère. Je ne veux point, mon frère, demeurer redevable à mon ennemi, et je lui ai une obligation dont il faut que je m'acquitte avant toute chose. Notre vengeance, pour être différée, n'en sera pas moins éclatante : au contraire, elle en tirera de l'avantage  ; et cette occasion de l'avoir pu prendre la fera paraître plus juste aux yeux de tout le monde.
DOM ALONSE. – O l'étrange faiblesse, et l'aveuglement effroyable d'hasarder ainsi les intérêts de son honneur pour la ridicule pensée d'une obligation chimérique !
DOM CARLOS. – Non, mon frère, ne vous mettez pas en peine. Si je fais une faute, je saurai bien la réparer, et je me charge de tout le soin de notre honneur  ; je sais à quoi il nous oblige, et cette suspension d'un jour, que ma reconnaissance lui demande, ne fera qu'augmenter l'ardeur que j'ai de le satisfaire. Dom Juan, vous voyez que j'ai soin de vous rendre le bien que j'ai reçu de vous, et vous devez par là juger du reste, croire que je m'acquitte avec même chaleur de ce que je dois, et que je ne serai pas moins exact à vous payer l'injure que le bienfait. Je ne veux point vous obliger ici à expliquer vos sentiments, et je vous donne la liberté de penser à loisir aux résolutions que vous avez à prendre. Vous connaissez assez la grandeur de l'offense que vous nous avez faite, et je vous fais juge vous-même des réparations qu'elle demande. Il est des moyens doux pour nous satisfaire  ; il en est de violents et de sanglants  ; mais enfin, quelque choix que vous fassiez, vous m'avez donné parole de me faire faire raison par Dom Juan : songez à me la faire, je vous prie, et vous ressouvenez que, hors d'ici, je ne dois plus qu'à mon honneur.
DOM JUAN. – Je n'ai rien exigé de vous, et vous tiendrai ce que j'ai promis.
DOM CARLOS. – Allons, mon frère : un moment de douceur ne fait aucune injure à la sévérité de notre devoir.

   Molière, Dom Juan, III, IV.


  Cette scène est celle même de l'honneur féodal. Elle retentit des mots essentiels qui formulent cet ordre et cette mesure des êtres et des choses. Et elle met aux prises trois hommes qui relèvent de l'honneur : de son ordre et des mesures qui y ont cours.
  Il y a ces deux garçons qui recherchent celui qui a ravi leur honneur en abandonnant leur sœur, c'est-à-dire leur « ennemi mortel ». Et justement cet ennemi : Dom Juan.
  Ils sont entre eux, ils parlent tous trois la même langue. Dès qu'il a été reconnu, Dom Juan s'assume par son geste de noble et par l'affirmation de son nom (« Oui, je suis Dom Juan moi-même »), laquelle néanmoins ne rappelle pas son nom de famille*.

  Déjà à la fin de la scène précédente, à Dom Carlos qui ne le connaît pas encore et non sans ironie, il a promis de se battre au nom de Dom Juan : « Je suis si attaché à Dom Juan, qu'il ne saurait se battre que je ne me batte aussi ; mais enfin j'en réponds comme de moi-même, et vous n'aurez qu'à dire quand vous voulez qu'il paraisse et vous donne satisfaction. »
  Désormais, le débat est entre les deux frères. Ce sont les mêmes mots de service, obligation, mérite, reconnaissance, devoir ; exactitude, payer, s'acquitter de, réparer, satisfaire – les mots d'une comptabilité morale qui procède par équivalences strictes et selon laquelle « faire raison » à quelqu'un signifie se battre en duel avec lui**. Mais ce sont deux applications, l'une qui se veut immédiate et radicale, l'autre qui demande à différer. Pour celle-ci, Dom Carlos, et suivant deux raisons, l'une conforme au code de l'honneur, l'autre plus inattendue.
  Dom Juan vient de lui sauver la vie. Il entend donc en retour lui laisser un délai de vie : « Souffrez que je lui rende ici ce qu'il m'a prêté, que je m'acquitte sur-le-champ de la vie que je lui dois, par un délai de notre vengeance, et lui laisse la liberté de jouir, durant quelques jours, du fruit de son bienfait » et, plus loin, « Je ne veux point, mon frère, demeurer redevable à mon ennemi, et je lui ai une obligation dont il faut que je m'acquitte avant toute chose. » Dom Carlos se situe dans la catégorie du règlement à terme. D'autre part, il invoque une exigence de mesure, de maîtrise, et de raison dans l'application du principe : « Mon frère, montrons de la modération dans une action légitime, et ne vengeons point notre honneur avec cet emportement que vous témoignez. Ayons du cœur dont nous soyons les maîtres, une valeur qui n'ait rien de farouche, et qui se porte aux choses par une pure délibération de notre raison et non point par le mouvement d'une aveugle colère. » L'argument n'est étrange que parce qu'il veut porter, dans les mesures absolues de l'honneur, les nuances et délais de la raison. Mais, à vrai dire, ce sont deux rationalités qui s'affrontent, celle du tout ou rien et celle des médiations, celle des discontinuités et celle de la continuité, celle des démesures et celle des mesures. Et l'on voit combien, avec Dom Carlos, les valeurs et le monde de la féodalité sont pénétrés déjà de ceux des Lumières – ce que le personnage et le rôle de Dom Juan montrent encore plus clairement.

  Dom Juan promet. On sait qu'il ne tiendra pas et que, le moment venu (acte V, sc. III), il s'en tirera en invoquant le Ciel – ce qui est la raison d'un aristocrate dévoyé. (Dans le long compte qu'il entretient avec le Ciel, cette insolence ne pèsera pas peu au réglement final.) Mais sait-il dès maintenant qu'il ne remplira pas son engagement ? S'agissant de cet être d'impulsion qui vit dans le présent, rien ne dit qu'il a déjà trouvé le refuge de l'hypocrisie. Lui aussi il vit encore et pense, et se pense, dans l'univers sans compromis de l'honneur.

Pierre Campion
6 septembre 2003


* À la scène précédente (acte III, sc. III), parlant sans le savoir à Dom Juan, Dom Carlos nomme l'auteur de l'offense en ces termes  : « un Dom Juan Tenorio, fils de Dom Luis Tenorio ».
** On ne saurait dire ici si ce vocabulaire et ce raisonnement manifestent la dégradation récente des valeurs aristocratiques de l'être en avoir ou bien si les valeurs féodales étaient, d'origine et indistinctement, celles de l'avoir dans une société qui assignait chacun à un ordre spécifique et relatif parmi les corps et les choses.

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