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Pierre Campion : Sur Le Système poétique des éléments.
© : Pierre Campion.

Mis en ligne les 22 et 23 décembre 2019.

 Le Système poétique des éléments, Éditions Invenit, 2019


Le poème des éléments

À Claude Moreau.

Au milieu des années 1950, entre autres cartes murales accrochées en salle de classe, le système périodique des éléments selon Mendeleïev.

Sur la carte de l'Afrique, il n'y avait plus de zone blanche. Presque tout s'affichait sous la gouverne de la France et du Royaume Uni et sous le règne des produits coloniaux. Aucune carte politique ou économique ne soupçonnait que très bientôt il n'y aurait plus d'AOF, ni d'Algérie à départements, ni de Rhodésie, ni là-bas de Tonkin ou de Cochinchine. Même : notre manuel de cosmographie (« la cosmo ») raillait Wegener : dans les formes de l'Afrique et de l'Amérique, il avait cru voir une dérive des continents… La géomorphologie lui aura donné raison.

Aux enfants amoureux de cartes, Mendeleïev offrait une image de l'univers, unique, simple et radicale, sur laquelle, au delà et en deçà de l'uranium explosif, il y avait encore des blancs à remplir, à nommer et à décrire… C'était la dernière carte à rêver, la chimie lui donna raison.

 

Or voilà que le nombre des éléments aura été porté définitivement à 118, et qu'un livre magnifique et inspiré prend leur ordonnancement par les deux côtés de la poésie et de la science.

Le Système poétique des éléments, publié à l'occasion du cent-cinquantième anniversaire de la classification périodique des éléments par Dmitri Mendeleïev.

Ici, ils sont rangés non pas suivant leur numéro atomique mais selon leurs familles. Car, comme les humains, chacun a sa personnalité : sa nationalité et ses apparentements, la date de sa venue au monde de la raison, son nom dûment répertorié dans l'état-civil de la science mondiale, ses parrain ou marraine, et telle image sous laquelle on peut se le représenter. Chacun aussi son caractère paisible, neutre ou explosif ; sa durée de vie, fugace ou éternelle ; sa sociabilité à notre égard, indispensable, indifférente ou hostile.

 

Ainsi, page 52, Oxygène O n°8 : découvert par Carl Wilhelm Scheele et Joseph Prietsley (1772), nommé par Antoine Lavoisier (1774). Binational, ses patries, c'est la Suède et la Grande-Bretagne ; sa présence dans l'univers, c'est à l'état de nature ; absolument nécessaire à nos poumons ; sa description se fait en quatre lignes ; et sa figure c'est, dans le tableau de David, le portrait de Lavoisier et de sa femme (1788, il était temps, la République allait lui couper le cou au motif qu'elle haïssait les fermiers généraux et qu'elle n'avait pas besoin de savants).

En regard, page 53, un poème de Cécile Guivarch, dans lequel Oxygène est chanté pour son numéro 8, et à travers les lettres de son corps, par exemple cet O initial « pour le chic de son allure aérienne »…

 

Car chacun des 118 a droit à une double page : à gauche, son nom dans sa famille, son blason aristocratique à noyau et corpuscules, une brève description, une image ; à droite, son poème.

Ainsi Hassium Hs n°102, famille des Actinides, inventé (au sens juridique appliqué aux trésors) en 1984 à Darmstadt et Doubna, obtenu par création synthétique, illustré par une photo de nébuleuse et orné d'un poème d'Anne Perrin, qui prête sa parole à cette « matière évaporée » : « Dans les futurs ignorés/ Vous saurez me reconnaître/ À la lueur instantanée/ Celle de ma planète absente/ de vos glossaires savants/ Celle où je suis née/ Bien avant de vous rencontrer. »

Ainsi Sélénium Se n°34, famille des Non-Métaux, à propos duquel Anne Ansquer conseille aux humains, suivant l'étymologie du nom de son héros et sous son astre protecteur : « Alunissez ainsi,/ (faites-vous photo-conduire avant) ».

Ainsi Fluor F n°9, famille des Halogènes, que Françoise Guichard évoque en ces termes : « Fluor — jaune et vert —/ Dans les dents et dans les os/ De nos blancs squelettes. »

Ainsi Uranium n°92, le premier des Actinides, trouvé par un Polonais en 1789, développé bien plus tard par une Polonaise (à cet endroit non nommée, mais elle l'est ainsi que la Pologne à Polonium Po n°84, famille des Métaux Pauvres — poison bien plus violent que la ciguë des Anciens), et honoré par Hans Limon : « De la voûte à la croûte,/ De la bestiole à l'apiole,/ De l'ombre aux décombres,/ De la fange à l'archange,/ Rien ne se perd./ Rien ne se crée./ tout s'uraniume. »

Ainsi, dernier nommé dans le livre, Lawrencium LR n°103, un Actinide, d'une famille prolifique qui disperse ses semences dans les explosions nucléaires ou les collisions organisées dans nos machines ; inventeur : l'équipe d'Albert Ghiorso, qui a beaucoup trouvé ; date 1961, États-Unis ; parrain Ernest Orlando Lawrence, l'inventeur du cyclotron ; image, la photo de Lawrence et de son collègue Stanley Livingston (vous avez bien lu…). François Koltès l'évoque en ces termes :

« spectre illusion

n'existe pas

ou peu ou plus

que dans la raison

la connaissance

le génie la foi

l'humeur de l'homme ».

(La foi de Dmitri Mendeleïev : classer ce qui viendra d'après les raisons de ce qui est. La foi d'Alfred Wegener : en ce qui a été, d'après ce qui est. Celle d'Arthur Rimbaud : « À une raison », au nom de ce qui doit être.)

Ainsi Germanium Ge n°32, famille des Métalloïdes ; inventeur, Clemens Winkler en Allemagne ; date, 1886 ; présence naturelle ; description en quatre lignes ; figure, une sphalérite trouvée aux États-Unis. Et Florence Trocmé de l'interpeller, en une libre Annonciation (32 vers, selon son numéro atomique) :

[…]

7.         Deux papas : Clemens Winkler et Dmitri Mendeleïev

8.         Dmitri, il fait l'ange G.,

9.         Il t'annonce dès 1871 ;

10.       Clemens il te découvre,

11.       Dans une argyrodite, en 1886.

[…]

30.       Tu es une des

31.       118 briques du monde

32.       Moi, 1 des 118 du projet Novalis !

 

Ils sont tous là : Praséodyme, Erbium, Thorium, Curium, Arsenic, Flérovium, etc. Tous, anciens ou nouveaux, désormais remplissant toutes les cases.

Alors quelque mélancolie peut nous saisir, faite d'un trop de plein, qui nous pousserait bien à lancer un appel à un élément encore inconnu :

Au prix d'un bref déséquilibre,

Dans ce tableau trop bien bordé,

Élément cent quatre-vingt-neuf,

Un jour fais-nous lever un libre

Mille sept cent quatre-vingt-neuf !

 

À l'instar du projet Manhattan mais dans un esprit de partage et de paix, le projet Novalis réunit les 118 chercheurs qui ont écrit les poèmes, chacun selon les lois de sa fantaisie.

La forme compète du livre, c'est les 118 doubles pages, une belle préface due à Laurent Margantin, qui met l'entreprise sous l'autorité poétique et philosophique de Georg Philipp Friedrich von Hardenberg, autrement appelé Novalis (1772-1801), un extrait des Disciples à Saïs du même Novalis, une histoire des systèmes d'éléments (de Leucippe et de Lucrèce au rêve de Mendeleïev (1834-1907), des notes savantes sur l'atome, une visite du musée de minéralogie de l'École des Mines de Paris…

Et, en prime, allez écouter, entre autres, « le chant » de Germanium (avec 98 autres), tel qu'imaginé et réalisé par le Duo Kairos.

Le partenaire, des plus adéquats, c'est donc le Musée de minéralogie Mines Paris Tech et le soutien, c'est la Fondation Mines Paris Tech.

La figure tutélaire, c'est l'Invention, maîtresse de fantaisie et de vérité. La fantaisie veut se vérifier, la vérité a besoin de l'imagination.

L'éditeur, c'est Invenit, le bien nommé.

Pierre Campion

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