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Pierre Campion : Étude du poème d'Éluard La Parole.

Référence : Paul Éluard, Capitale de la douleur suivi de L'Amour la poésie, coll. Poésie/Gallimard, page 21.

Mis en ligne le 27 avril 2016.


LA PAROLE

 

J'ai la beauté facile et c'est heureux.

Je glisse sur le toit des vents

Je glisse sur le toit des mers

Je suis devenue sentimentale

Je ne connais plus le conducteur

Je ne bouge plus soie sur les glaces

Je suis malade fleurs et cailloux

J'aime le plus chinois aux nues

J'aime la plus nue aux écarts d'oiseau

Je suis vieille mais ici je suis belle

Et l'ombre qui descend des fenêtres profondes

Epargne chaque soir le cœur noir de mes yeux.

Paul Éluard, dans Répétitions (1922), repris dans Capitale de la douleur (1926)

 


Tautologie de la parole

De la parole comme notion de la pensée, on peut parler, sérieusement et profondément. C'est la tâche de la philosophie et des sciences de l'homme.

La Parole, on peut aussi la peindre ou la chanter ou raconter ses faits et gestes. On peut la louer ou la mépriser. On peut la croire ou la discréditer…

Ici on donne la parole à la Parole elle-même. La Parole, il faut la laisser parler, car il faut la laisser advenir dans les seuls actes de sa production, ici d'elle-même : réduite à l'essence de son être et de sa nature, elle est la puissance qui, de son propre mouvement, effectue quelque chose : des commandements, des promesses, des injures ou des louanges… Mais ce qu'elle effectue ici, c'est elle-même, en l'avènement moins de ses qualités que de son être, lequel ne consiste en rien d'autre en somme qu'en ses avènements.

Fascinante et très particulière tautologie : non pas seulement, par exemple, « l'herbe par l'herbe[1] », ce qui est déjà bouleversant de suggestion poétique ; mais « la parole parle », ce qui fait que le logos s'engendre à nos yeux, sous les espèces de la fécondité d'une femme, par une espèce de parthénogénèse.

La Parole parlera donc, pour tracer un portrait en actes d'elle-même, c'est-à-dire pour proférer par elle-même et sur elle-même ses être et qualités, son être par ses qualités. Double portrait, en fait : de ses qualités une par une s'énonçant, et, ce faisant, de sa puissance même à se faire être. Ces actes seront des images, entendons des phrases, des formations verbales entièrement neuves, qui seront chacune, presque indifféremment, avant même d'être l'énonciation de certaine qualité, la preuve d'une force à susciter des formations visuelles aux yeux du lecteur.

Comme telles, ces certaines phrases-là se succèdent et se remplacent selon une suite qui pourrait — qui devrait — n'avoir ni commencement ni fin. Et de fait cette espèce de murmure, scandé à son seul gré et selon les variations d'un rythme connu de lui seul, ne tient son origine, sa continuation et son terme que de lui-même. N'étaient, ici, au début, une provocation de femme facile et, à la fin, un distique d'alexandrins : on verra que cet ordre ne va pas sans signification.

Quelqu'un donc (le poète, « le conducteur » ?), un certain travail (de poétique), une entité (la poésie) ; tout cela s'efface devant l'indétermination et la créativité de la Parole.

Selon son ordre arbitraire, elle dit donc son âge (ancien mais toujours actuel), son histoire (qui est celle d'une libération de son être, en trois vers), ses goûts (les chinoiseries et la nudité), son genre de santé (un vers), le geste de son mouvement (deux vers), et surtout son lien consubstantiel avec la Beauté.

Nom féminin dans la grammaire française, la parole est donc une femme, libre : elle en a les caractères d'initiative, d'obscurité et de séduction. Ainsi déjà, classiquement, la Parole parle-t-elle dans la Langue. Car d'autres phrases implicites se laissent entendre au long de cette brève allocution, soit positivement envisagées soit rejetées : « donner la parole » ou « à moi la parole », « un flot, un torrent de paroles » ; « sois belle et tais-toi » (justement, on ne la fera pas taire), « il ne lui manque que la parole » (ce n'est pas d'elle qu'on dira ça)…

Même, il se pourrait bien qu'il se glisse ici, anonymement, des souvenirs de la Poésie, par exemple de « La Beauté » de Baudelaire, laquelle aussi avait la parole[2] (« Je suis belle, ô mortels, comme un rêve de pierre ») pour affirmer elle aussi le lien entre la beauté et la parole, et pour achever son sonnet-discours sur le concetto de « mes yeux, mes larges yeux, aux clartés éternelles ». Mais cela évidemment pour proclamer, elle, sa froideur minérale.

Achevant chacune la diction de son intervention, l'une anéantit dans son regard ses « dociles amants », l'autre attire l'œil sur « le cœur noir de ses yeux », sur la pérennité vivante et sur le mystère irréductible de son regard, qui, noir sur noir, ne se perd pas dans celui la nuit — disons qui évoque ce que Breton appellera bientôt un « infracassable noyau de nuit[3] ».

Un silence donc, à la fin de chaque poème, mais celui d'Éluard est encore actif. Il reste ouvert, sur les développements d'un murmure que ne saurait clore nul distique, — on dit bien le silence de Paul Éluard. En effet, si ce poème est contemporain des premières écritures automatiques, et s'il en imite la facture, il ne leur appartient pas[4] : autrement dit, c'est bien un poème, institué par les deux décisions obligées et assumées, de commencer et de finir. Ce sont deux décisions de poète.

La belle ambiguïté

Quelqu'un donc donne la parole à la Parole. C'est une deuxième voix, inscrite dans celle de la Parole, c'est celle du poète, quelle que soit son abnégation. Cela se produit évidemment dès le titre, qui joue deux rôles, celui d'une didascalie et celui d'un cartel. Le cartel, posé au dessus, nomme le personnage de cet autoportrait, la didascalie annonce un monologue de théâtre.

Bien plus, à travers les accidents de la parole (« fleurs et cailloux »), les phrases s'acheminent au distique d'alexandrins. À celui-ci, il ne manque que la rime plate. Baudelairiens au possible, sinon absolument de signification du moins de facture, ces vers signifient que ce qui peut apparaître d'abord comme des énonciations automatiques s'en va retourner au grand vers lyrique français, cela en se rattachant à lui par une puissante coordination, légèrement décalée dans le dispositif typographique du premier de ces deux vers, par un mouvement qui ne rompt pas avec les images ni ne les contredit :

Et l'ombre qui descend des fenêtres profondes

Epargne chaque soir le cœur noir de mes yeux.

Peut-on mieux dire la logique poétique de ce baisser de rideau, le réalisme de cette vision qui note que la nuit se signale d'abord au dehors comme l'obscurité envahissant l'intérieur des maisons, la complicité enfin, quotidienne, entre les deux noirs de la nuit et de la pupille, la distinction de celui-ci sous la protection de celui-là, et le goût hugolien pour un mystère sans résolution ?

Développement et retournement, développement par retournement : péripétie. La profusion des images visuelles retourne à la vue unique de leurs origines, au lieu de la production de ces images, à la source noire : physiquement indifférenciée et moralement ambivalente, conceptuellement négative. La Parole se voit voir, dit-elle. Mais cela, ce théâtre, cette fable, ce muthos, c'est le poète qui les crée. D'une invite de femme légère (la seule phrase avec la dernière qui se ferme par un point), il nous conduit au début d'une nuit amoureuse cosmique. Nous nous levons pour applaudir en silence.

En 1933, dans Le Message automatique, André Breton déplorait que l'histoire de l'écriture automatique ait été « celle d'une infortune continue[5] », et il entendait par là que certains de ses promoteurs et acteurs ne surent pas éviter les tentations du talent artistique, « avec l'incroyable vanité qui s'y attache[6] ». Mais ici, au contraire, on n'a qu'à se louer : pressé pourtant de renoncer à sa singularité, Éluard n'a jamais quitté la sphère de son génie lyrique.

Pierre Campion



[1] Laurent Albarracin, Herbe pour herbe, éd. Dernier télégramme, 2014. Voir sur ce site mon compte rendu de ce recueil, intitulé « Le circuit court de la tautologie ».

[2] Autre tautologie : la Beauté dit « Je suis belle ».

[3] André Breton : « De nos jours, le monde sexuel, en dépit des sondages entre tous mémorables que, dans l'époque moderne, y auront opérés Sade et Freud, n'a pas, que je sache, cessé d'opposer à notre volonté de pénétration de l'univers son infracassable noyau de nuit », dans son Introduction aux « Contes bizarres d'Achim von Arnim », 1933. Repris dans Point du jour, 1934 : André Breton, Œuvres complètes, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, vol. II, 1992, p. 359.

[4] L'Immaculée conception de Breton et Soupault est de 1920. Avec Breton et Char, Éluard participera à la voix unique de Ralentir travaux (1930).

[5] André Breton, ibid., p. 380.

[6] Ibid., p. 388.

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