Pierre Campion : Note sur le recueil d'Estelle Fenzy,
La Minute bleue de l'aube.
© : Pierre Campion. Estelle Fenzy, La Minute bleue de l'aube, La Part commune, 2019. Le moment gnomique de la vieEstelle Fenzy a eu la très bonne idée d'un journal de poèmes, écrit de novembre 2016 à novembre 2017, mais sans le quantième du jour. Seule exception, celle-ci : Poème du 13 décembre Aujourd'hui j'ai daté mon poème celui-là aura un anniversaire Le moment critique de la journée, quelle qu'elle soit, c'est bien celui de l'aube. L'aube. La brièveté du phénomène et sa labilité insaisissables appelaient celles de courts poèmes et leur réitération, mais jamais à l'identique. Qu'est-ce que l'aube ? Le déploiement en acte d'une puissance cosmique, le drame d'une délivrance qu'on attend chaque jour : Où sont les clés de l'horizon J'attends que l'aube s'échappe On ne retient pas la lumière Était-ce une question ou une affirmation ? Un blanc en décide. La région où elle doit apparaître, on la connaît. La voici, nouvelle question-affirmation : Où est l'aube Je ne vois qu'un espace sans nom dans le ciel qui hésite Non seulement l'espace où elle se déploie est indéterminable, mais aussi le mouvement, la qualité de la lumière et l'indécision entre la nuit et le jour : l'aube est l'index universel et vide du particulier du jour et de la saison, d'un lieu géographique, d'une heure mobile de la journée, heure scandée indépendamment des horloges ou clepsydres et scandant de fait toutes les heures de chaque journée. Réglée par les lois strictes de l'horizon du lieu et par celles non moins nécessaires de sa spécificité météorologique (« Les arbres nagent sous la pluie/ Les maisons cherchent leur chemin »), l'aube rigoureusement ne se produit jamais pourtant telle qu'en elle-même. Comme notion et comme réalité, elle appelle d'avance une polyphonie de poèmes et la défie. Non pas un poème de la nature des choses, des êtres ou des événements mais de ce qui s'impose, selon la nature, aux événements (à nos histoires), aux êtres (à nos humeurs) et aux choses (à leur objectivité même). Non pas donc un poème didactique de l'Homme, mais un dit du moi, particulier, en cet instant et en ce lieu non répétables, selon une poétique : Aube Viens dans ma réalité C'est là que tu existes Non dans cet intervalle cette mesure pâle entre la nuit et le jour Cette mesure-là est abstraite et vide même, tant qu'elle n'est pas mesurée dans la vie d'un moi particulier et cela par les déterminations réelles d'un poème : « Le jour avance/ armé de vide […] ». Abstraite, comme l'est une Justice : distribuant quotidiennement, parcimonieusement, en un peu plus ou un peu moins, son quantum de lumière, au jour dit et à point nommé, là où je suis, là où j'écris. (Les poèmes sur l'écriture viennent plutôt vers la fin du recueil, avec la deuxième saison d'automne.) Écrire sur rien sur le vide sa couleur Et comme elle te remplit le cœur Car ce passage accessible à tous et tous les jours ne regarde ici que le poète. C'est le moment de la poésie gnomique : brève, de valeur certes inégale, énonçant les vérités et les moralités d'un phénomène passager qui s'impose à tous mais pris ici dans un sujet. La nuit s'en va mystère Elle emporte avec elle tout ce qu'elle sait de moi En revanche, cette poésie admet les lois de la prosodie, car celles-ci sont de son monde, patiemment forgées par des générations. Ainsi arrive-t-il que le vers traditionnel retrouve ici de ses effets, tels le six-syllabes dans le quatrain précédent et, dans celui-ci, l'octosyllabe : La rue est pleine de regards qui se cherchent touchent et quittent Nous sommes tous des séparés Comme quoi l'aube est aussi le moment de la rencontre lyrique entre les humains, en leur séparation. Ici par la grâce inattendue de trois vers dont le premier fait constatation et le troisième maxime distincte, cela suivant une loi classique de la diction qui, dans le deuxième, fait jouer, mais durement, deux finales prononcées de la troisième personne du pluriel, au présent, et une autre, elle non prononcée. Encore l'octosyllabe, plus le six-syllabes et le sept-syllabes, mêlés dans une ritournelle : Je me souviens de la photo pas du moment ni des mots J'étais heureuse il me semble un printemps sans manteau Je me souviens de la photo pas du moment ni des mots Tout alors peut devenir vers, y compris le monosyllabe et la formule prosaïque de l'interrogation portée sur un sujet au neutre (ce, voyelle prononcée : cela) : Et qu'est-ce qui en toi franchit L'interrogation ne porte pas son signe de ponctuation. Son mouvement suffit à poser la question du quoi dans l'aube et du quoi dans l'être. D'une manière inattendue, avec elle l'aube porte d'autres franchissements, ceux des morts, qu'Estelle Fenzy appelle les disparus : Nos morts nos absents ne sont pas morts juste portés disparus Il faut leur parler souvent Ne pas les perdre de vue Du temps qu'ils paraissaient, chaque jour ils voyaient les aubes. Disparaissant ils passèrent en nous, dans nos pensées, dans nos songes et dans nos paroles. Ils reparaissent avec la fin de la nuit, laquelle en effet savait tout de nous. Tel est notre devoir de justice, en tant que nous apparaissons et que nous disparaîtrons, une morale qu'une petite fable porte avec elle, de les garder en nous la nuit, dans l'attente de chaque jour. Pierre Campion |