RETOUR : Coups de cœur

 

Pierre Campion : Compte rendu du livre de Sylvie Germain, Petites scènes capitales.
Mis en ligne le 26 avril 2017.

Ce texte reprend, avec quelques modifications, un article publié dans la revue Approches, n° 164, décembre 2015.

germain Sylvie Germain, Petites scènes capitales, Albin Michel, 2013.


Sylvie Germain ou les avènements du monde

Petites scènes capitales, voilà un titre étrange[1]. Quarante-neuf scènes de la vie de Lili alias Barbara, dans l'histoire de sa famille et dans les événements de l'Histoire. Petites de dimensions, assurément. Capitales, car elles sont chacune d'une extrême — et égale — importance : chacune expose à des enjeux de vie ou de mort. Elles pourraient donc être quarante ou cinquante, ou vingt : c'est dire leur caractère d'arbitraire, essentiel.

Un théâtre

Un événement par scène, une scène par événement : ce parti pris exalte le caractère unique, la soudaineté, la force, l'étrangeté de tout événement. Ce n'est pas vraiment le nombre des scènes qui est arbitraire, c'est le fait même de l'événement. Voilà donc une sorte de récit pur, non pas du tout à la manière schématique de l'autrefois Nouveau Roman mais en ce sens que l'auteur s'attache à ce qui fait l'essence de l'événement dans la vie : son caractère d'avènement ou, si l'on veut, d'apparition, et sa capacité à rebondir de manière inattendue dans le temps. Que demander d'autre à ce qui se veut un roman que de manifester cela qui est ou devrait être la matière de tout récit ?

Cela, qu'est-ce à dire ? Cela s'entend au neutre, car il s'agit de l'événement en tant que tel, à l'occasion de telle manifestation : le fait de la manifestation prime sur ce qui se manifeste. Faudrait-il quand même donner des noms à ce qui se manifeste, sans être dupe de ces nominations empruntées à des catégories diverses : le merveilleux (dans l'ordre de l'imagination) ou le mystère et la grâce (dans l'ordre religieux) ou la visitation (dans l'ordre de l'iconographie) ou le coup de théâtre (dans l'ordre de la scène) ?

Le théâtre… C'est la référence principale de Sylvie Germain, apportée dans cette histoire par une certaine Blandine, à l'occasion d'une tombée de la nuit sur un paysage urbain :

« À ton avis, demande-t-elle, c'est un lever ou un tomber de rideau ? Je me pose chaque soir la question. Qu'est-ce qui se passe derrière ce bleu qui vire au noir, qu'est-ce qui s'y joue ? Nos rêves ? La vraie vie ? » Ce qui s'y joue ? Rien, rien que des remous de ténèbres et de feux, des collisions et des explosions d'étoiles au loin, tout comme ici sur la terre, dans les têtes et les cœurs, mais en beaucoup plus grand, follement plus puissant, voilà ce que pense Lili. Mais elle se contente de répondre : « Je ne sais pas. » (sc. 25)

Quel théâtre ? Sans arrière-scène ! pense Lili. Ce n'est pas non plus, pense l'auteur, la tragédie selon Aristote, laquelle comporte début, fin, renversement et péripétie. Le merveilleux en ses apparitions ne saurait entrer dans la logique du drame, laquelle est justement une logique, inventée par certains humains — toute une poétique —, pour représenter l'événement selon leurs constructions subtiles et trop humaines, pour le représenter et non pour le laisser se manifester, pour atténuer son caractère d'arbitraire en l'insérant dans une logique, même si celle-ci fait sa place à la surprise — car, à la fin, le poète nous fera acquiescer à la plus grande, plus forte, plus convaincante Raison de cette surprise même.

Cela…

Cela qui survient, cet id, ignore les catégories de la félicité et de l'horreur, du bonheur et du malheur, du bien et du mal, du vrai et du faux — tant « la frontière entre réalité et imagination est plus que poreuse » (sc. 47). Ici, les expériences que procurent un arbre éclairé d'une certaine manière, l'exercice de la musique, « l'obscure intimité du corps », le fait de la filiation et celui de la gémellité, le mode de présence du passé dans l'instant présent, l'accident qui tue une jeune fille et blesse irrémédiablement sa sœur, la naissance et la courte vie d'une enfant monstrueuse, l'« outrage visuel, insoutenable » d'un inceste (sc. 22), — tout cela, et bien d'autres illuminations encore, relève de l'imprévisible et du non-déductible, de l'inconnu et de l'inconnaissable, de l'Autre tel qu'il fait effet dans les choses et dans les humains. Le récit n'est donc pas là pour dénouer des énigmes sinon en renforçant l'énigme, ni même pour les résoudre en terreur et en pitié — ce qui serait les purifier par catharsis — mais pour les offrir telles quelles (toutes vives) à la parole intime et muette des lecteurs. L'art de Sylvie Germain, c'est donc une fidélité décidée au caractère inqualifiable de l'altérité : l'auteur ne commente pas, ne juge pas. Cette dimension des grandes œuvres s'appelle la neutralité éthique, qui laisse sa force et sa chance au pire comme au meilleur.

Le merveilleux ou la grâce, de quelque nom qu'on tienne à les nommer ou à les déguiser, ne sont pas autre chose que le fait du Réel lui-même, en ce qu'il nous déborde infiniment, mais sans nous renvoyer à quelque arrière-monde[2]. Nous vivons en lui, mais nous ne le savions pas : il faut l'écriture de Sylvie Germain pour nous le faire reconnaître — sentir, penser — en ses manifestations, auxquelles, le plus souvent, nous évitons de nous prêter. Interférant au sein de nos conversations ou de notre courant des jours, le Réel est chez lui. Il ne nous veut ni bien ni mal : il faudrait purifier les mots de merveilleux et de mystère de toute intention à notre égard, nous pousser à accepter cette absence d'intention et de volonté, cette gratuité en tout point scandaleuse de l'être-là. C'est ce que fait Sylvie Germain, en ce livre provocant.

La forme interrogative

Par exemple, elle exalte la forme grammaticale de l'interrogation, la seule que supporte une grammaire juste de l'Inconnu. Parmi toutes les questions, Germain privilégie celle de l'identité, la plus personnelle, la plus prégnante en son personnage et la plus poignante. Pour lui donner un ordre narratif, c'est-à-dire pour la disposer suivant l'étendue de son récit, elle choisit pour point de départ la question telle qu'elle est posée par sa grand-mère à l'enfant Lili (« C'est qui, là ? » sc. 1). Puis elle la reporte sans cesse, de scène en scène et de personnage en personnage : « Pourquoi suis-je là, pourquoi suis-je moi, en vie, telle que je suis, en cet instant ? Qu'est-ce que je fais là sur la terre ? À quoi bon ? Oui, à quoi bon exister ? À quoi bon moi ? » (sc. 9)[3] ; « Sait-elle [Christine] qu'elle est morte ? Comment sait-on que l'on est mort ? » (sc. 18) — question renouvelée à propos de Jef (sc. 43) ; les questions de Blandine citées plus haut. Celles de Jef : « Que connaît-elle et que comprend-elle vraiment de lui, et lui d'elle ? Et chacun de soi-même aussi bien » (sc. 35). Des questions toujours soigneusement laissées sans réponse.

Le grand ébranlement, qu'elle [Lili] a ressenti un jour lointain de son enfance où le pourquoi de sa présence au monde et du monde lui-même avait fait brutalement irruption dans son esprit, l'élance toujours, très en sourdine et en lenteur, mais c'est là, ça perdure, et ce pourquoi […] ne se contente d'aucune réponse politique, aussi extrême, utopique, soit-elle, d'aucune réponse amoureuse, favorable ou malheureuse (sc. 35).

La forme évidente de l'inconnu, c'est le temps réalisé, c'est-à-dire la filiation comme transformation dans la continuation, l'histoire donc d'une famille, disposée simplement suivant la chronologie de son devenir : l'origine et le destin de chaque enfant, le déclin et la mort des parents, le mouvement de Lili-Barbara : « S'en aller, s'éloigner, perdre de vue des proches, de corps une maison, et de peau, de chair, de cœur un amour depuis longtemps failli, sans pour autant partir de nouveau à la dérive, ainsi se développe par à-coups et brisures l'avancée de Lili Barbara dans le temps » (sc. 37, observons la tension qui règne dans la syntaxe de cette phrase). C'est une histoire dans l'Histoire : Viviane était mannequin chez Patou pendant la crise des années 1930 et sa fille Jeanne-Joy est née « en temps de guerre ». Lili est née à l'abaissement du rideau de fer sur l'Europe. Paul est né pendant l'Occupation, il est bientôt d'âge à partir en Algérie… Mais l'Histoire n'explique rien de cette histoire ; elle donne seulement ses repères et ses cadres ; elle est le décor des scnes, nécessaire mais non déterminant.

Le temps, c'est la matière que se donne l'écrivain en son roman. Celui-ci n'est pas un empilement de scènes. Elles se répondent, elles se complètent, chacune revêt la couleur de son événement, c'est une sorte de grenade à fragmentation dont les éclats atteignent Lili — et le lecteur — par surprise et souvent loin du premier lieu de son lancer.

Le style et le point de vue

L'écriture de Sylvie Germain, c'est un lyrisme retenu et tendu par conséquent, entre une prose poétique et l'effacement de cette poésie : avec Jaccottet, elle pourrait dire, mais à sa manière, « l'effacement soit ma façon de resplendir ». Et notons une distance d'humour qui éclate dans la cocasserie de la dernière scène. Car la dernière erreur à faire, ce serait de prendre le Réel au tragique : la tragédie (souvenir de Nietzsche ?) est encore un beau voile d'illusion que nous sommes tentés de jeter sur le réel. Aussi Germain donnera-t-elle à ses personnages des noms et prénoms juste un peu étranges ou même presque risibles : Nativitad Zumarraga ou Fanny Herléon, Viviane Matesco…

L'histoire est racontée par le côté de Lili-Barbara, celle des enfants qui est quelconque, c'est-à-dire disponible, celle qui est double, celle qui s'adonne à plusieurs sortes d'art. C'est le côté du personnage attentif aux choses, aux êtres, aux événements, comme autant de petites apocalypses, de dévoilements. Ce ne peut pas être le côté de Fanny, sa mère, « l'indigente, l'inattentive » (sc. 33), qui n'a même pas su distinguer Lili. Celle-ci a « l'art de ne jamais faire de remous, de se tenir en retrait, à la lisière des coulisses de la scène peut-être ? » (sc. 21). Non-héroïne et même non-sujet, elle s'efface au profit de ce qui se raconte pour ainsi dire tout seul, à travers une voix humaine anonyme parlant à l'intime des lecteurs là où cet intime se résout en voix.

Toujours la métaphore du théâtre, le sens de la juste distance à l'égard des choses et des êtres, le sens à la fois de l'étrangeté et de la familiarité. Sylvie Germain entend tenir son personnage et elle-même dans les limites de notre monde : « Pas d'âme ni d'esprit partant voguer dans quelque arrière-monde. Cela suffit. Barbara a appris à se contenter de la terre, ici et maintenant » (sc. 33).

Pierre Campion



[1] Sylvie Germain, Petites scènes capitales, Albin Michel, 2013. Réédité dans Le Livre de Poche.

[2] Je me permets de renvoyer à mon livre, La Réalité du réel. Essai sur les raisons de la littérature, Presses Universitaires de Rennes, 2003.

[3] Dans cette enfant de neuf ans, l'écho de la question métaphysique par excellence :  Pourquoi quelque chose plutt que rien ? 


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