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Pierre Campion : Note de lecture sur La Première image, de Philippe Grosos.
Mis en ligne le 15 février 2023.

© : Pierre Campion.

lestringant Philippe Grosos, La Première image. L'Art préhistorique, Presses universitaires de Rennes, coll. Épures, 2023, 9,90 €.


Une philosophie de l'art préhistorique

« Penser l'art figuratif paléolithique, mais comment ? »

Philippe Grosos, La Première image, p. 25.

C'est un livre de philosophe dont le sujet ­— l'art préhistorique — n'appelait pas forcément une posture philosophique, un livre ambitieux, argumenté et cohérent, travaillant de multiples références aux lieux des figurations préhistoriques ainsi qu'aux spécialistes de ces époques, et efficacement illustré. Avec deux annexes très pratiques récapitulant une chronologie des cultures du Paléolithique récent ainsi que des pays où voir l'art préhistorique (France, Espagne et Portugal) et que lire.

Le projet

Au sens où Philippe Grosos l'entend, la première image de l'art paléolithique est due à l'Espagnol Sans de Sautuola en 1880, et c'était le relevé de figures peintes au plafond de la grotte d'Altamira, qu'il venait d'inventer. L'image n'est pas les figurations pariétales, elle est le moyen moderne de leur diffusion dans le public. Cette image d'Altamira fait événement révolutionnaire dans l'histoire de l'art. Littéralement, elle porte au grand jour ce qui était caché, elle en révèle le sens ou, du moins, elle l'appelle.

Cette image eut sa propre histoire et elle fut suivie de beaucoup d'autres, pour bien d'autres œuvres situées dans d'autres époques de la préhistoire. Philippe Grosos s'attache à recenser les plus significatives, et à inventorier et critiquer les interprétations des figurations pariétales et rupestres qu'elles suscitèrent : scènes cultuelles, représentations sexuelles, rituels propices à la chasse, chamanisme, totémisme, art pour l'art (Reinach, Leroi-Gourhan, Testard)… La conclusion de cet inventaire en appelle à une tout autre analyse, celle d'une philosophie :

La découverte de ce plafond orné de la caverne d'Altamira fut une chance extraordinaire, et le premier relevé qu'en proposa Sanz de Sautuola permit d'en diffuser rapidement le caractère révolutionnaire. Révolutionnaire est, littéralement, le terme qui convient puisque la diffusion, par l'image, de cette découverte retournait le savoir existant en permettant d'amorcer un processus contredisant les préjugés dominants : ceux qui nous rapportent aux caractères frustes de ces civilisations, autant que, plus tard, à une vision linéaire de l'histoire humaine, pour laquelle le seul critère explicatif serait le progrès technique. À l'inverse, cette première image montrait la richesse symbolique de ces civilisations du Paléolithique récent, de ces civilisations capables de créer un art si extraordinaire qu'il devenait incroyable qu'il ne datât pas du jour même, que nous n'en fussions pas, très exactement, les contemporains. (p. 53)

Cependant, cette affirmation d'un sens se paye aussitôt d'une incompréhension de ce sens, par dispersion entre des interprétations multiples et contradictoires :

Mais sitôt admise cette haute ancienneté de l'art et reconnue la puissance symbolique dont il est porteur, il devenait évident qu'il fallait le comprendre. Ce qui fut entendu comme la volonté, répétons-le, de dire de quoi le symbole est le symbole. C'est cette voie herméneutique qui est aujourd'hui devenue un obstacle épistémologique. (ibid.)

C'est à ce moment du livre que s'articule la proposition de l'auteur, de substituer une posture philosophique à ces herméneutiques :

C'est donc à la condition de reprendre cette question de l'expressivité des formes que devient possible — enfin ! pourrait-on dire— ­ une véritable philosophie de l'art figuratif préhistorique, et, par là, une philosophie, nécessairement critique, de la préhistoire. (ibid.)

De quoi le symbole serait-il le symbole ?

Dans la logique du livre et dans le raisonnement de Philippe Grosos apparaît alors le nom de Hegel, son nom seulement et le schéma seulement de sa dialectique des sociétés humaines, puisque Hegel n'a jamais décrit les sociétés sans écriture ni État, et supposément sans histoire.

 

Dans cette perspective décidément philosophique, les représentations figuratives de l'art pariétal ne sont plus justiciables d'interprétations mais à considérer, en elles-mêmes, comme l'expression des sociétés où elles se sont formées, développées et éteintes.

Comme le dit le titre de la deuxième partie du livre, « l'art [est le] révélateur des modes d'être », purement et simplement. Il relève d'une ontologie.

Entendons : suivant les conditions concrètes qui prévalent à un moment donné du Paléolithique récent, et qui nous sont connaissables et connues, les figurations pariétales représentent « le mode d'être au monde des Humains qui les ont produites » (p. 59). Selon que nous sommes en présence d'une civilisation de type aurignacien (Chauvet-Pont d'Arc…), ou gravettien (Pech Merle…), ou solutréen (Lascaux…), ou magdalénien (Altamira…), les représentations animalières figurent, en fait et exclusivement, non pas des rapports avec la nature caractérisables en termes sociaux ou psychologiques ou techniques mais, pour ainsi dire, le blason de telle culture, c'est-à-dire la condition même, symbolique et intériorisée, de son existence et de son destin.

Ainsi « l'art des cavernes » trouve-t-il sa place dans une histoire philosophique de l'Art, une place qui est la plus ancienne et révèle-t-il, dans la fraîcheur de son apparition, un tout premier classicisme.

 

En outre, dès la deuxième grande culture du Paléolithique récent, celle des gravettiens, laquelle « constitue la toute première civilisation réduite à un seul type d'humanité, celui que nous sommes encore aujourd'hui : Homo sapiens » (p. 61), on voit comment ces figures peuvent s'adresser à nous, à travers les âges qui nous séparent d'elles, et participer, dans l'Histoire, au devenir de notre propre humanisation. Autrement dit, les propriétés de ces symboles comportent la dynamique du symbole en général, laquelle déporte leur efficacité ancienne jusqu'à nous. C'est cette espèce de miracle qui nous arrache un « Que c'est beau ! », si peu explicité car non réfléchi.

Et c'est là que prend tout son sens l'apparition, à partir de la première en 1880, de toutes les images qui portèrent dans le public la puissance évocatrice des représentations figuratives pariétales.

Dans ces figures, le symbole revêt la force qui constitue et maintient telle culture et qui porte aussi, à travers les âges, les processus d'humanisation. Cette force de la symbolisation, sa propriété fondamentale, c'est la bien nommée expressivité.

Du Paléolithique récent au Néolithique

Une fois posés ces principes, il reste à considérer « une évolution des symboles » :

C'est dès lors en proposant une analyse comparée des représentations figuratives apparues lors du Paléolithique récent puis du Néolithique que nous serons à même de tracer les lignes directrices d'une philosophie de l'art figuratif préhistorique. (p. 72)

Ce sera l'objet d'un chapitre entier intitulé « Cosmologies animales vs affirmation de l'humain » (p. 73).

Titre paradoxal puisqu'il suggère une opposition simple entre une époque où l'humain serait absent du phénomène des représentations — alors qu'il en est l'auteur — et une autre où il serait effectivement présent comme personnage souvent principal dans ces représentations. L'autre paradoxe, c'est que cette distinction, qui trace une histoire au sein de ce qui n'avait pas d'histoire, conduira in fine à contester la notion indivise de Préhistoire ainsi que son opposition artificielle à une Histoire qui commencerait à Sumer et en Égypte, et même à discuter la notion d'une philosophie qui commencerait en Grèce. Les cultures de « la préhistoire » sont sans écriture et sans État mais non sans histoire. C'est l'autre et le dernier obstacle épistémologique à lever : jusque par son nom, la Préhistoire bloque la compréhension de ces cultures anciennes et même de la nôtre !

Car c'est bien la richesse de ce livre, de s'élargir vers la fin aux arts appelés premiers et surgis dans tous les continents, et aux problèmes brûlants de notre présent :

L'homme peut bien être plus ou moins lié à son environnement, y être plus ou moins attentif, il n'en est pas moins devenu le centre des représentations. De cela l'art des divers continents est le témoin lucide. […] : partout, il n'est question que de la figuration de l'humain. C'est donc à partir de lui que tout se pense, en sorte que la diversité animale est ce qui, au mieux, peut encore devenir l'objet de sa protection mais non plus de sa cosmologie. (p. 97-98)

Tels sont les presque derniers mots de cette philosophie de l'Art préhistorique, dont le sous-titre maintient pourtant la notion, serait-ce pour la contester.

Des questions ?

Que s'est-il passé dans ce passage paradoxal entre le Paléolithique récent et le Néolithique ? Philippe Grosos refuse de réduire le processus de néolithisation « à une domestication économique de l'environnement (céréales et animaux) » (p. 72). Il ne le réduit pas non plus à un problème de changement de climat. Mais, quand il l'analyse minutieusement, il constate que le passage, dans le symbolique lui-même, est assez confus, qu'il présente des anticipations, puis des périodes où il s'arrête avant de reprendre clairement :

La transition [entre les deux périodes] n'a rien eu d'évident ni de facile. L'effectivité des productions artistiques a ici, lucidement et bien au-delà de l'intention des artistes, rendu compte de l'instabilité d'une extraordinaire dynamique culturelle, venue perturber plusieurs millénaires marqués par la domination d'une puissante cosmologie animale. (p. 97)

Au fil des vérifications menées par l'auteur, le schéma de « Cosmologies animales vs affirmation de l'humain » a perdu de sa simplicité dialectique et même, parfois, de son évidence. Et, en même temps que l'on débouche sur l'époque contemporaine et sur l'une de ses propres hantises, ce passage décisif, que l'enquête philosophique fait remonter très haut dans l'histoire de la préhistoire, prend une couleur de mélancolie.

Dans l'ambiance de culpabilisation dans laquelle nous vivons — et qui n'est pas celle du livre —, une question se poserait peut-être : s'il y avait là un malheur, celui-ci viendrait-il de quelque faute, et cette faute serait-elle réparable ? À notre culture de répondre à cette question, ou de l'invalider.

Pierre Campion