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Anne Chalard

Pour ses études, Anne Chalard séjourne en ce moment aux États-Unis, à Kansas City.

Elle nous envoie des croquis de la vie quotidienne.

Textes mis en ligne le 3 décembre 2001.

© : Anne Chalard.


2 décembre 2001

BUSINESS AS USUAL

Imaginez qu’une guirlande de Noël électrique soit tendue de votre gouttière à la bouche incendie du trottoir, puis s’élève vers la cheminée de votre voisin d’en face pour rejoindre à la diagonale le stop du carrefour en contrebas — et ainsi de suite de gouttière en gouttière, de maison en maison, de rue en rue…, un gigantesque réseau de petites bulles blanches et lumineuses, une ahurissante toile d’araignée à échelle urbaine : telle est la décoration de Noël dans les quartiers huppés de Kansas City.

C’est beau et en même temps sidérant — quelle débauche de lumière ! et quel art de la disposition ! quelle maîtrise de l’espace urbain ! et quel désir de célébrer l’événement prochain ! Voici venir Noël aux États-Unis et sa démesure…, ce que d’aucuns appelleront son kitsch (et malgré tout, je ne laisse pas d’aimer ce kitsch qui me saisit ; je laisse agir la magie des lumières) ou encore la mise en scène de la société de consommation. Car, vous ne le savez peut-être pas, mais Noël se prépare de longs mois à l’avance et la ruée de fin d’année dans les magasins de décoration n’est que le jusant d’une longue vague d’achats qui, même en été, fait la fortune des commerces d’articles de Noël. Et le phénomène n’a rien d’isolé ou d’exceptionnel, puisqu’il accompagne d’autres flux sporadiques, tels les vagues d’achats pour la St-Valentin, la St-Patrick, Pâques, Halloween ou encore Thanksgiving. Ainsi la frénésie de consommation se manifeste par spasmes réguliers, tout comme la sortie des nouvelles collections rythme le renouvellement de l’équipement ménager, lui communiquant une pulsion d’à peine quelques mois.

 

Mais alors, peut-être faut-il voir dans cette inéluctable poussée double de la production et de la consommation le besoin archétypal de structurer son quotidien par des activités rituelles, de celles qui créent l’attente, le désir, puis l’amertume et la nostalgie, de celles qui canalisent les énergies et les projections en les polarisant sur des moments d’exception ? Et peut-être la cristallisation du phénomène de consommation autour d’événements symboliques comme Pâques ou Noël nous renvoie-t-elle au besoin toujours vivace des grands récits méta-narratifs qui donnent sens à l’existence ?

Sans doute… Mais on peut aussi se demander si le sens de l’existence n’est pas quelque peu galvaudé par ces habitus, ces habitudes réduites à l’état d’automatismes ou de réflexes inconditionnés. Comme si le consommateur collait à l’individu telle une seconde nature et comme si l’individu ne prenait plus la mesure de l’acte de consommation et de l’occasion qui suscite l’acte.

Mais c’est peut-être que la consommation répond à une tendance plus profonde de l’homme en société et du citoyen américain a fortiori. Ce que semble nous enseigner la reprise des affaires à la suite des événements du 11 septembre. Si l’on a pu craindre une diminution de l’ardeur consommatrice, l’on n’a guère mis longtemps à constater que cette ardeur, si bridée qu’elle soit (par des craintes pécuniaires et la volonté d’anticiper des difficultés futures), si timorée qu’elle soit (l’effet d’un traumatisme bien réel), se redéployait de nouveau avec les achats innombrables de drapeaux et tee-shirts patriotiques « United We Stand ». Aussi, ce réflexe de consommation est peut-être également, et plus profondément, une réaction face à l’adversité, un moyen de catalyser l’angoisse et surtout une démonstration d’appartenance à une communauté qui partage les mêmes symboles et les mêmes envies. Lorsqu’un sondage américain récent nous dit que l’objet de consommation le plus prisé des femmes depuis le drame du 11 est un simple bâton de rouge à lèvres et nous explique que la femme américaine a besoin de retrouver confiance en elle et d’adresser un petit sourire à son entourage, il met le doigt sur un point crucial : le désir, par l’achat — et quand bien même l’objet est de peu de valeur —, de se réinsérer dans la vaste communauté des consommateurs et de réinscrire son quotidien dans la continuité rassurante de la consommation. Et lorsque les Américains enchevêtrent leurs rues de guirlandes lumineuses, ils se représentent tels qu’ils se veulent : une société rayonnante et unie, forte de tous ces petits actes insignifiants, comme l’achat d’un sapin ou d’une boule de Noël.

Voilà ce que nous rappelle, ici aux États-Unis, l’expression « business as usual ».

Anne Chalard



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