Pierre Campion Le Chardin du Musée des Beaux-Arts à Lille.
Chardin, Les Apprêts d’un
déjeuner,
dit aussi Le Gobelet d’argent, toile, 0,860 par 0,645, Lille, Musée des
Beaux-Arts. VAUT LE VOYAGEÀ Lille, au Palais des
Beaux-Arts, à l’étage des peintures, sur l’un des
murs de la salle 16, on va directement à lui. « On
s’arrête devant un Chardin, comme d’instinct, comme un
voyageur fatigué de sa route va s’asseoir, sans presque s’en
apercevoir, dans l’endroit qui lui offre un siège de verdure, du
silence, des eaux, de l’ombre et du frais[1]. » C’est l’un des
premiers Chardin. C’est l’adieu du
peintre aux scènes habituelles de la mythologie et de l’histoire,
profane ou sainte : c’est l’affirmation d’un parti pris,
un manifeste tout personnel, une provocation discrète, mais qui fut sans
doute comprise. Sur ce modeste théâtre à trois
degrés (le premier se prolonge figurément dans la salle), sortant
de l’ombre où d’ordinaire se trament les complots et les
trahisons, ou bien de celle où s’offrent les sacrifices,
planté à vif par un droitier selon un mouvement paradoxal qui
fasse allusion aux éventrements de la tragédie : par son
seul coup de force, le couteau de table signifie l’abaissement du
poignard et l’élévation modeste (ou ironique ?) des
choses. Cependant, ce n’est pas
l’événement en lui-même qui est récusé,
car « il va arriver
quelque chose…[2] ». Comme
ses confrères, Chardin raconte ici une histoire, mais celle-ci profane,
triviale et quotidienne : dans ce récit d’un repas que l’on
ne verra pas, voici l’instant, arrêté par construction, le
plus passionnant, celui qui sépare les actes réglés de la
préparation et ceux de la consommation. Cène toute privée,
saisie comme et au moment où on ne la voit pas dans son
iconographie : aucun convive, seulement les deux espèces
eucharistiques, et, dans l’assiette, une troisième, un peu
imprécise mais qui impose sa couleur et ses connotations aux deux
autres. Le vin affleure dans cette espèce de calice, le pain a
déjà été rompu ; la cuillère est prête.
Quelqu’un (mais une personne humaine) a tout apprêté,
quelqu’un (la même personne ? En tout cas une seule…) va
déjeuner : à cet instant suspendu de leur grâce,
encore en retrait de la table et déjà hors de la cuisine, les
choses se consacrent et se distribuent par elles-mêmes, dans leur
tabernacle de pierre, ouvert ici à tout un chacun. Revenons. Sur le
deuxième degré de ce théâtre, les miettes et de
légères épluchures témoignent que cette grâce
se mérite humainement, mais en quelques gestes qui
coûtèrent à peine. Dans l’assiette, cette
matière indécise mais certainement carnée. Le vin est
versé, la bouteille a été rebouchée, non sans que,
peut-être, la viande en ait été légèrement
mouillée en une sorte de chabrot. Le couteau qui a servi à
débiter le jambon et qui servira à en couper les tranches a
été planté dans le pain : car, la mie ayant
déjà légèrement séché depuis
qu’il a été rompu, il faudra en rafraîchir
l’entame. Cette histoire n’est pas une anecdote mais une fable
familière, ici et maintenant ramassée, qui développe une
physique et une temporalité de la vie humaine, leur morale et leur métaphysique :
pour vivre, chaque jour il faut rompre le jeûne, suivant des
opérations simples et mesurées ; pour subsister, il a fallu
cultiver la terre et tuer des êtres vivants, ce dont témoignent
bien d’autres natures mortes du même Chardin ; l’homme
est un être qui subsiste des choses, par la communauté de
substance qu’il entretient avec elles et par son industrie, qui le
sépare d’elles : l’homme ne vit pas seulement de la
parole de Dieu. Cela même — et cela seul, en
somme — est le mystère de sa nature, qui mérite lui
aussi, lui exclusivement envisagé, un fond sobre et à peine
différencié, une lumière bien dirigée, une
perspective élaborée, un discours et une pensée
d’artisan, en un mot d’être représenté.
D’être peint, non pas d’être abstraitement
exposé, ni d’être développé en effets et en
causes, et encore moins d’être résolu. D’être
rendu en son évidence, et conservé dans son genre d’énigme. Traçant sa ligne à contre-geste et l’appuyant à celles de la bouteille et du
pain, la solidité du couteau et sa consistance attestent et prouvent
picturalement, comme couleur, comme volume et comme direction, que ce pain
— que le pain, quotidien — mais aussi que la viande et le
vin, et même le verre, l’étain et l’argent qui les
contiennent et les définissent sont, comme nous, matières périssables :
friable, putrescible, ou tournant au vinaigre, cassable et cabossable,
recyclable comme on dit, jetables assurément. Mais peut-être sauvables, car, en même temps,
lui presque principalement mais aussi tous autres objets de cette peinture font
que ces matières gardent jusqu’à nous — et,
supposons-le, bien au-delà — ces qualités comme
telles, c’est-à-dire en tant qu’elles ne sauraient
apparaître que dans l’instant qui fait allusion à leur usage et, pour certains de ces objets, à leur comestibilité. Ce moment improbable et qui fait preuve, cet instant qui fait le réconfort et tout le bonheur de l’homme, ne saurait se loger ailleurs que dans les approximations tremblées et dans les tensions de sa représentation : entre la corne animale et le métal du couteau, entre les métaux, entre le verre, la pierre et le métal ; entre les lignes et les couleurs, entre le dessin et la peinture ; entre l’événement et sa répétition, entre l’instant et la durée ; entre la réalité de la peinture et celle des choses ; entre la pensée et la peinture, entre la logique et l’intuition, entre le silence du tableau et le discours pourtant qu’il suscite et qu’il maintient à bonne distance. Sur ce théâtre
domestique, et sortant « de la pénombre de lieux bas — ceux où
l’on prépare la nourriture, où l’on lave le
linge — où le regard des honnêtes gens ne saurait se
porter que par accident[3] », de
là où elle se laisse habituellement oublier, c’est la
réalité des choses qui éclate discrètement. Chardin
sait bien que la réalité du réel est la chose du monde la
moins bien partagée. Et pour cause : le réel est
irréductible à toute raison et, n’était notre oubli,
il nous offusquerait à chaque instant. Même : cette
réalité n’est qu’un mot — forgé en
français sur le nom latin des choses —, et ce mot
désigne la notion, évidemment anthropomorphique, de ce qui
n’a en nature ni notion, ni mot, ni parole, ni rien qui le rende de soi
susceptible de tableau. (À preuve le peu de tableaux, en comparaison,
qu’il y en a.) Il sait aussi que, s’il y a quelque chance de la
manifester ou de la suggérer ou de la donner à entendre en son
mutisme obstiné, à voir en l’invisibilité où
elle se tient le plus souvent, c’est sa peinture qui le fera. On sent
bien, dans les fameux empâtements de cette peinture, la volonté de
rendre le silence et l’épaisseur que justement les choses nous
opposent[4] et, au-delà, comme Diderot
l’avait bien écrit, de transférer à même la
toile la matière précisément de ces choses :
« O Chardin ! ce n’est pas du blanc, du rouge, du noir
que tu broies sur ta palette : c’est la substance même des
objets, c’est l’air et la lumière que tu prends à la
pointe de ton pinceau et que tu attaches sur la toile[5]. » Utopie certainement, mais pas si folle
après tout, et moins paradoxale que le cratylisme naïf de beaucoup
de poètes : car on peut peindre avec des terres, des coupures de
journaux ou des ordures, alors que « […] la diversité,
sur terre, des idiomes empêche personne de proférer les mots qui,
sinon se trouveraient, par une frappe unique, elle-même
matériellement la vérité[6] ».
Reste donc à peindre, autant que possible, cette réalité
des choses, c’est-à-dire plutôt leur vérité,
entendons : le plus honnêtement possible, l’idée limitée
et décidément inappropriée, que nous en montrerons jamais. Comment, si peu que ce soit,
s’approprier humainement les choses ? Ici, comme souvent par la
suite, Chardin répond : en les mangeant et en les peignant. Deux
opérations apparemment incompatibles et à conjuguer pourtant :
en peignant ce qui se mange. Cependant, si peindre, d’une certaine
façon, égale manger, c’est parce que, sur la toile, les
aliments sont absorbés en leur être de peinture, — les
aliments mais aussi bien toutes ces autres matières qui,
d’être assimilées à eux dans les nécessités
propres du tableau, sont en eux transformées et en deviennent,
métaphoriquement, mangeables et digestes. « Si j’ai du goût, ce n’est guères/
Que pour la terre et les pierres […] » (Rimbaud,
« Fêtes de la faim »). Tels sont le sens, quelque
peu barbare, de la nature morte, mais aussi la leçon qui
s’ensuit : tout ce qui est figuré comme mangeable devient
immangeable en réalité. « Cette coupe à
laquelle un vivant ne saurait mettre les lèvres[7] », ce pain, ce vin et ce jambon ne peuvent plus
nourrir personne, sinon en esprit et en vérité : c’est
beaucoup, mais il y a nécessairement une contrepartie à payer. De
ce lieu où il entend instituer humainement la réalité des
choses, l’humain doit donc s’absenter et là ne subsister que
par sa signature, ce substitut de ce qu’il est pour tous et pour
lui-même : de son histoire ; de son métier, de sa
pensée ; de son corps : de tout cela de lui qui lui
échappe à l’instar de tout ce qui est. On ne prend pas
impunément le parti des choses : on y perd son immédiate
humanité, sans y gagner leur immédiate réalité. Reprenons. Ce n’est pas
ici la lumière de Dieu, ni celle de l’optique cartésienne,
ni exactement celles de la Raison, alors en plein dans son siècle
pourtant, et qui prétendait porter dans les choses, les idées et
les hommes, aussi loin que sa puissance d’émission le lui permet,
la capacité distinctive de son faisceau ; ce n’est même
pas celle du jour : la lumière de Chardin appartient au monde de
son tableau et c’est celui-ci qui l’oriente et qui la constitue.
Conaturelle à ces êtres de peinture, ceux-ci en retour ne lui
opposent pas leurs surfaces, ils ne la limitent pas, elle les
pénètre légèrement, elle les travaille jusque dans
le derme de leur corps et par les reflets qu’elle leur fait jouer entre eux.
Ainsi, mais dans l’hexamètre de l’épopée,
Lucrèce, cité par Ponge[8] :
Ita res accendent lumina rebus. Lumières qui nous réchauffent encore,
mais c’est tout. Cette démonstration
construite de la nature humanisable des choses sous la condition de
l’inhumanisation de l’homme se fait, sensiblement, par la
conjugaison paradoxale et ingénieuse de deux ordres purement humains, de
leurs nécessités essentiellement distinctes et
réconciliées, et des propositions différemment rigoureuses
qui les expriment chacun : celui des pratiques du réel et celui de
ses représentations[9].
Il y faut ce verre noir et ce bouchon, pour que le vin se conserve dans la
bouteille en vue des lendemains et pour que le tableau s’équilibre en sa
région moyenne ; ce couteau, pour ce mouvement qu’il impose
à l’œil spectateur et pour sa brutalité ; cette
bouteille, à cette place, pour son volume sombre et pour composer avec ce gobelet
une dialectique économique de la conservation et de la
consommation ; le paradoxe du précieux et de l’ordinaire dans
le gobelet lui-même ; l’optique inévitable et
irréfutable de cette lumière et la logique de ses raisons
propres… À sa manière évidemment, qui n’est
pas celle de Spinoza, Chardin travaille lui aussi, more geometrico, à
l’édification d’une éthique qui n’ait rien
à voir avec le moralisme mais quelque chose avec une certaine
expérience de l’éternité[10]. Il travaille à éprouver et à faire
éprouver, selon les raisons qui nous sont propres, une formule par
tableau : une formulation adéquate, et par là vraie, de
l’incommensurabilité que nous entretenons avec le temps et avec
les choses. « Voilà aussi pourquoi la moindre nature morte
est un paysage métaphysique[11]. » Préparer son tableau comme on prépare soi-même son déjeuner. Ici, en tant que fiction, le schème narratif du repas renvoie évidemment à une autre histoire à peine dérobée, celle de la disposition des objets que le peintre effectua pour les peindre, sans doute à une tout autre heure qu’à celle du déjeuner et pendant plus de temps
que celui-ci et sa préparation ne l’auraient demandé, au
soin et à la réflexion qu’il y apporta, aux repentirs dans
l’exécution, à la somme d’expérience
qu’il avait déjà concrétisée et qu’il
allait déployer dans les autres natures mortes où figurent des
fruits, des dépouilles d’animaux, et parfois le même
gobelet. Mais cela, il ne pouvait alors
le savoir. Car nous avons beau jeu de constituer après coup les
histoires trop nécessaires et les discours trop cohérents
d’une rationalité problématique, qui, elle, se chercha dans
chaque œuvre, et jusque dans la dernière. Pierre
Campion Lectures Arnauld Brejon de Lavergnée, « Un
tableau de Chardin pour le musée des Beaux-Arts de Lille », Revue
du Louvre et des Musées de France, 1990, n° 4. Arnauld Brejon de Lavergnée, « Un
tableau de Chardin pour le musée de Lille », Connaissance
des arts,
1990, n° 464
(octobre). René Démoris, « Chardin ou la
cuisine en peinture », Dix-huitième siècle, n° 15, 1983. René Démoris, Chardin, la chair et
l’objet,
Olbia, 1999. Hélène Prigent et Pierre Rosenberg, Chardin.
La nature silencieuse, Gallimard, coll. Découvertes et éd. de la
Réunion des musées nationaux, 1999. Chardin, Catalogue de l’exposition Chardin de sept.-nov.
1999, éd. de la Réunion des musées nationaux, 1999. À
voir aussi À Lille Par le métro Val, aller
du Palais des Beaux-Arts (station République) à Villeneuve
d’Ascq (station Pont de Bois) pour visiter le Musée d’art
moderne Lille Métropole et notamment les salles de la collection
Masurel, constituée entre 1905 et les années vingt : le
goût parfait d’un grand collectionneur, l’unité et la
qualité d’une donation à l’américaine. Si
l’on croit ne pas aimer Léger, ou si l’on a
été déçu par des Braque et des Modigliani, aller
voir ces Braque, ces Modigliani et
ces Léger-là. NOTES [1] Diderot, « Salon de 1767 », Œuvres esthétiques, Classiques Garnier, 1968, p. 494. [2] Paul Claudel,
« Introduction à la peinture hollandaise », dans L’œil
écoute, Gallimard, 1946,
rééd. Folio essais, 1990, p. 60. [3] René Démoris, « Chardin et les au-delà de l’illusion », Catalogue de l’exposition de 1999, p. 103. [4] Le monde de Chardin : « […] un monde innocent, sérieux, absorbé et silencieux… », Pierre Rosenberg, « Un peintre subversif qui s’ignore », id., p. 33 [5] Diderot, « Salon de 1763 », op. cit., p. 484. Et ceci, dans la même page : « On n’entend rien à cette magie. Ce sont des couches épaisses de couleur appliquées les unes sur les autres et dont l’effet transpire de dessous en dessus. » Oui, c’est bien cela : rendre ce mouvement vers nous qui, selon notre vœu, partirait pourtant du cœur obscur des choses. [6] Mallarmé, Crise
de vers. [7] Claudel encore, op. cit., p. 28. À peu près contemporaine de Chardin, l’expression de nature morte « désigne la représentation d’objets inanimés en peinture et, par métonymie, les tableaux les représentant » (Le Robert, Dictionnaire historique de la langue française). Le même dictionnaire oppose cette formulation aux « expressions néerlandaise still leven et anglaise still life, littéralement “vie immobile, paisible”, formules utilisées par les peintres flamands et anglais ». Même si « à l’origine, la composition représente des animaux morts, surtout des gibiers », l’expression française connote bien le mode sous lequel les choses figurent dans le tableau. [8] Fancis Ponge, « Braque ou la méditation-à-l’œuvre », dans G. Braque de Draeger, Draeger éd., 1971, p. 29. « Ainsi les choses allumeront-elles des lumières aux choses. » [9] Ponge encore, et les oppositions qu’il pratique entre description et définition, « réson » et raison, parti pris des choses et compte tenu des mots. [10] Spinoza :
« At nihilominus sentimus experimurque nos aeternos esse. Et néanmoins nous sentons et nous
éprouvons que nous sommes éternels. » L’Éthique, livre V, proposition XXIII, scolie, trad. P.-F.
Moreau. Lire un commentaire de ce passage difficile dans Pierre-François
Moreau, Spinoza. L’expérience et
l’éternité, Presses
Universitaires de France, 1994, pp. 532-549. Retenons ici, de cette
analyse magistrale, telles phrases : « Le sentiment de la
finitude est la condition du sentiment de l’éternité et
même, en un sens, il est le
sentiment de l’éternité. […] Dans la progression du proemium [du Traité de la Réforme de
l’Entendement], c’étaient souvent les aspects
négatifs (l’empêchement, la crise, la mort) qui faisaient
avancer l’animus en le
contraignant à se heurter à des limites qu’il devait
ensuite déplacer ; ces aspects négatifs étaient
d’ailleurs la conséquence, sur l’individu, de puissances
positives que sa finitude l’empêchait de saisir autrement. La
solution consistait d’ailleurs moins à échapper à
celle-ci qu’à la découvrir de façon
rigoureuse » (pp. 544-545). Comme nous, les choses sont
périssables ; à la différence de nous, elles
n’en ont pas l’idée, et c’est cela
précisément qui nous les rend impossibles ; et les rapports
que nous établissons à force entre elles, et entre elles et nous,
ne nous rendent, ni nous ni elles, immortels : ils appartiennent à
l’idée d’éternité que nous élevons en
raison et à raison contre leur finitude et réalité, et
contre les nôtres. Species aeternitatis, c’est l’un des points de vue que nous sommes capables de construire sur tout ce qui est : mais, ainsi éternisées, les choses y ont perdu leur réalité. [11] Francis Ponge,
« De la nature morte et de Chardin », Art de France, n° III, 1963, p. 262.
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