Pierre Campion Compte rendu du livre d'André Hélard, John Ruskin et les Cathédrales de la Terre. © : Pierre Campion. André Hélard, John Ruskin et les Cathédrales de la Terre. Guérin, 2005. JOHN RUSKINUn lieu et un destin, une esthétiqueAndré Hélard, John Ruskin et les
Cathédrales de la Terre, Chamonix, éditions
Guérin, 2005, 376 pages, nombreuses illustrations. Sous la couverture rouge de l'éditeur Guérin, voici un beau livre, aux deux sens du terme : un volume à la maquette élaborée, abondamment, diversement et soigneusement illustré, mais aussi un texte : une écriture passionnée et limpide, et qui, mêlant de manière fluide les événements et les images, les citations et la réflexion, donne l'envie de lire Ruskin. André Hélard ne nous dit pas suivant quels cheminements, lui professeur de lettres puis grand connaisseur de l'Affaire Dreyfus telle qu'elle se passa à Rennes, il en est venu à John Ruskin. Il n'y était pas tenu, bien sûr, mais le passage d'emblée par le lieu-dit à Chamonix La Pierre à Ruskin, « un peu plus haut que la station de départ du téléphérique de Planpraz et du Brévent » et par la photo du médaillon en bronze de l'écrivain anglais scellé dans ce rocher — comme l'effigie de Féli de Lamennais inscrite dans la pierre, au bord de l'étang à La Chesnaie —, toute cette introduction au présent nous suggère une familiarité des lieux et une rencontre intellectuelle heureuse où les circonstances eurent leur place. Toujours est-il que ce point de vue pris par l'auteur et par son
éditeur de privilégier Chamonix dans la vie et dans l'œuvre de Ruskin permet à
André Hélard de ramener l'attention sur un écrivain en fait peu traduit en
français et assez mal connu chez nous, de dépasser la figure tardive du
philosophe à la barbe de fleuve et de renouveler sa phrase un peu rebattue des
montagnes alpines comme « les cathédrales de la terre », et surtout
de mettre en évidence les tensions constitutives de sa réflexion et de son
personnage. Ainsi, traduisant lui-même des passages nombreux et fournis des
journaux de Ruskin, de sa correspondance ou de ses livres, les mettant
heureusement en regard de photos anciennes ou actuelles, de tableaux et
d'œuvres, notamment de Turner, et de croquis et aquarelles de Ruskin lui-même,
et quadrillant pour ainsi dire les paysages des Alpes et de Chamonix à travers
les voyages et les journaux de son héros, ainsi donc André Hélard fait-il
pénétrer son lecteur dans les lumières et les obscurités d'une pensée et d'une vie.
Littéralement et figurément, il nous donne à lire, comme dans une sorte de palimpseste, l'existence de
John Ruskin et ses errances, son écriture et son tempérament, son esthétique et
les polarités qui les gouvernent. « Me voici dans ce qui est vraiment mon pays[1]. » Venu jeune garçon à Chamonix avec ses parents, revenu dans la vallée avec ou sans eux pour de fréquents et parfois longs séjours, réfugié une dernière fois « à [sa] bonne vieille place, donnant sur le bas de la vallée » (p. 355), John Ruskin parle toujours des montagnes de Chamonix comme du lieu idéal de son être. Lieu de l'enfance et de la famille, refuge contre les contrariétés et les malheurs, paysage où se produisent les tournants de l'œuvre et les décisions de la vie, la vallée de Chamonix est la patrie de son élection, où il tenta vainement, vers la fin de son existence, de se construire sa maison. Tantôt opposé à tout autre lieu des Alpes et par exemple à Zermatt ou à Courmayeur (p. 227-228), tantôt métonymie des Alpes entières et singulièrement de la contrée que Ruskin appelle la Suisse (même si la vallée appartient alors au royaume de Piémont-Sardaigne, avant de passer à la France), Chamonix est le pays de l'innocence, de l'immobilité des choses et des êtres, le modèle des peintres modernes et le paysage de l'œuvre divine comme création continuée, en un mot Chamonix est pour Ruskin ce que Bonnefoy appellera pour lui-même le vrai lieu, c'est-à-dire le point du monde où, par la grâce d'une naissance nouvelle et pour ainsi dire entièrement personnelle, en septembre 1833, ce garçon de quatorze ans se trouve en adéquation exacte avec lui-même, avec les œuvres de ses lectures et de ses rêveries et avec l'univers : en repos. « “Voilà les Aiguilles”, dit alors le cocher de notre char-à-banc. Je sursautai, je crois bien qu'à ce moment-là je rêvais de la maison ; c'est bizarre comme on pense toujours que ce serait agréable d'être là où on n'est pas. […] Bon, je lève les yeux, et alors… ! Sept mille pieds au-dessus de moi s'élevaient les Aiguilles du Mont Blanc […] » (p. 43). En fait, il y eut deux « premières vues » du pays, la deuxième, le 7 juillet 1835, confirmant la première : « Arrêtez, arrêtez et regardez, […] car voici Chamonix ! » (p. 61). Ces inaugurations-là, en tant qu'elles appartiennent à l'espace et à la temporalité institués en esprit, peuvent se produire bien des fois, car elles tombent sous la juridiction de la conscience et même de la volonté : sous les pouvoirs de l'écriture. Ainsi les réveils proustiens et les recommencements absolus que chacun d'eux produit. Inscrivant réellement hors du monde et hors du temps réels (unearthly, p. 204) le monde de l'être et sa temporalité, Chamonix s'oppose à Venise comme le pôle de l'immobilité à celui du mouvement[2]. Non pas que, par contraste, Venise incarne simplement le mouvement du monde ordinaire, loin de là. Mais, par une construction paradoxale, ces deux lieux du sujet, île de palais ennoyés et vallée perdue, constituent au sein du moi des contraires qui, l'un et l'autre, expriment des traits fondamentaux et une disposition personnelle à se situer hors de tout. L'un des lieux est hors de l'Histoire (« À Chamonix, on n'a pas eu de révolution » mai 1849, p. 214), l'autre inscrit en lui-même les traces de l'Histoire, mais l'un et l'autre structurent la personnalité de Ruskin. Aussi, quand celle-ci vient à s'affaiblir, la construction tout entière vire-t-elle à la catastrophe. Dans Venise, la noblesse des grands déclins tourne au sordide et, dans Chamonix, le temps se met alors en mouvement. Non pas le temps majestueux des grandes évolutions mais un délitement par la vulgarisation du progrès : les touristes et les alpinistes apportent avec eux leurs dévastations et les glaciers eux-mêmes, par les effets d'un réchauffement climatique (déjà !), se résolvent en terrains vagues et fangeux (p. 342 et 353). L'histoire d'une vocation « Ruskin, Chamonix et la montagne, c'est bien l'histoire de toute une vie […]. » Dès lors « entrevoir, ne serait-ce qu'en filigrane, l'étonnante et terrible trajectoire de [cette] vie » (p. 12), tel est le projet d'André Hélard. C'est une espèce de roman qui nous est raconté là, c'est-à-dire l'histoire malheureuse d'une éducation victorienne où la vie commence dans de grandes espérances et s'achève dans la solitude de la folie. Voici donc l'enfant miraculeux de ses parents, d'une mère qui se considèrera comme l'inspiratrice de son esthétique et d'un père qui, se résignant bientôt à ne pas voir son fils en poète ou en évêque, entend veiller de près à la naissance et à l'achèvement du grand œuvre que doivent être à ses eux les Modern Painters[3]. Voici donc des parents fortunés, dont les moyens considérables viennent de la situation du père dans le négoce du sherry, et qui vont offrir à leur fils unique et prodige tout l'argent nécessaire pour parcourir l'Europe de son génie, seul ou avec eux, ou sous la protection d'un guide de Chamonix, Joseph Couttet, chapitré, rémunéré et comme délégué par eux dans une fonction, comme dit Ruskin lui-même, de pro-papa[4]. Et voilà un fils qui ne saurait se séparer de ses parents, de leurs subsides et de leur amour envahissant, qui prend pour épouse une jeune fille qu'il a connue quand elle était enfant et qui la laissera persécuter par ses parents et ne la touchera jamais : elle demandera l'annulation de ce mariage et elle l'obtiendra. Et lui, tout en leur écrivant de leur vivant telle lettre très dure (p. 301), il restera dépendant d'eux bien au-delà de leur mort : courant toujours les routes et les montagnes, et toujours fatigué ou malade, ne perdant jamais de vue le Chamonix de sa jeunesse, en rupture et en polémique avec son époque et en proie à des histoires sentimentales compliquées qui culmineront avec la relation lointaine et ambiguë qu'il entretiendra avec une toute jeune fille, Rose La Touche, jusqu'à ce que celle-ci, pour cette raison et pour d'autres sans doute, ne sombre dans la folie. La fin de ces frustrations, errances et errements est tragique : Ruskin à son tour est touché par les crises de sa propre folie, entre lesquelles il revient encore à Chamonix, avant de mourir loin de là en ƒcosse, dans une espèce d'apaisement. Mais, dans le livre d'André Hélard, on lit, aussi et surtout, l'histoire d'une vocation d'écrivain, de ses inflexions, de ses échecs et de ses accomplissements. Tout commence par des poésies, à l'imitation de Wordsworth, Samuel Rogers et Byron, dont il nous donne des traductions : des vers d'enfant et d'adolescent, bien sûr, que les parents du garçon prirent sans doute un peu trop au sérieux et dont les derniers chantent les premiers voyages de Chamonix. Cependant, pour l'anniversaire de ses quinze ans, John Ruskin s'était fait offrir les Voyages dans les Alpes d'Horace-Bénédict de Saussure et le jeune homme commence à noter ses observations de la montagne, en les illustrant de croquis. Et bientôt commence une passion pour Turner, qu'il a découvert d'abord par les illustrations de l'Italy de Rogers. Vers ses vingt ans, c'est dit : il sera géologue, comme Saussure et, envers et contre tous, il écrira de et pour Turner ! ƒpiphanie moins spectaculaire et plus dissimulée, comme événement premier, aux recherches de Hélard, la découverte progressive de Turner est, comme celle de Chamonix et d'égale importance, une révélation passionnée. De là sortira le premier volume des Modern Painters, cette œuvre en cinq volumes dont la publication s'étalera sur plus de quinze ans et dont on ne saurait dire à quel genre elle appartient : C'est de la philosophie et de l'esthétique, et beaucoup plus
que cela. C'est de la poésie. C'est de la prose. C'est un traité. C'est un
grand pamphlet. C'est une défense ou plutôt un règlement de comptes. C'est un
sermon. C'est de la critique d'art, de l'histoire de l'art, un commentaire
d'expositions récentes, une introduction à certaines collections. C'est une méditation
sur le paysage, et un exercice pour apprendre comment les yeux doivent regarder
la nature[5]. Toujours aussi impulsif et toujours bataillant contre ses
contemporains, toujours se livrant à ses recherches de sciences naturelles et
tenant son journal, prononçant des conférences et même enseignant, et poussant
jusqu'au bout les ambiguïtés psychologiques et les ambivalences morales de
toute vocation, Ruskin se tournera ensuite vers les monuments de l'architecture
et même vers l'économie politique, mais pour stigmatiser cette science et son
genre de rationalité ! Cependant ce qui frappe dans cette biographie spirituelle que
propose André Hélard, c'est l'espèce de lumière très éclairante dans laquelle
il l'institue. Cette lumière, c'est celle de la littérature et notamment de la
littérature française, comme si celle-ci, malgré le peu de cas qu'elle fait de
Ruskin (en dehors de Proust évidemment, traducteur et commentateur du penseur
anglais), était propre à illustrer cette œuvre à bien des égards étrangère et
de toute façon étrange. Sans forcer du tout son objet, Hélard (p. 256)
cite Baudelaire (pour l'exaltation de l'imagination qu'on lit dans Ruskin) et
Mallarmé (pour tel passage de Ruskin selon lequel « l'artiste ne doit
pas donner les faits eux-mêmes, mais l'impression qu'ils ont produite sur son
esprit ») et, après qu'il a évoqué les
propos de Ruskin sur l'aptitude de Byron à « parler des choses
qu'il avait vues, connues […] sans exagération, sans mystère, sans rancune et
sans pitié » et ce sentiment « humain,
humain au plus haut degré, qui nous porte à aimer une pierre pour l'amour de la
pierre, un nuage pour l'amour du nuage »,
il renvoie même à Ponge : Par ce « parti pris des choses » et cette recherche
de la présence, il est radicalement différent de ses prédécesseurs ou
contemporains romantiques, anglais ou français, et nous paraît aujourd'hui bien
plus moderne qu'eux. Ne dirait-on pas que Francis Ponge décrit le travail de
Ruskin quand il invite à « observer, de parti pris, les insidieuses modifications
apportées par les sensationnels événements de la lumière et du vent selon la
fuite des nuages », et « ces grandioses quoique délicats, ces
extraordinairement dramatiques quoique inaperçus événements sensationnels et
changements à vue » ? (p. 108) Je ne suis pas aussi sûr qu'André Hélard de l'objectivité de ce dernier rapprochement, car la présence selon Ponge est aussi débarrassée que possible de toute religiosité, ruskinienne aussi bien et surtout. En revanche, le rapport que je suggérais plus haut avec la poésie essentiellement métaphysique d'un Bonnefoy s'imposerait avec force, de même sans doute que la parenté avec l'idée des pays selon Nerval et l'espèce proprement nervalienne de la folie, qui consiste à perdre la force et le sens des arbitrages entre les pôles antagonistes de la personnalité et de la pensée. Et probablement les élans de Ruskin ont-ils à voir aussi avec ceux du Vicaire savoyard… De toute façon, la suggestion de Hélard est profondément juste — et au surplus elle est inévitable — d'avoir à regarder Ruskin comme un écrivain, et par là de le situer dans notre usage de la littérature, singulièrement de notre littérature française : comment ne pas faire résonner dans Ponge des déclarations en effet aussi fermes et aussi stoïques, aussi fièrement humaines que celles sur lesquelles se fonde André Hélard ? Une esthétique d'écrivain Ce n'est pas rien que le premier volume des Modern Painters, en 1843, ait « donné des yeux » à
Charlotte Brontë, dit-elle elle-même, « pour guider [son] jugement à propos
de l'art » (p. 119) ! Mais, si elle est singulière et forte,
l'esthétique de Ruskin n'est ni philosophique, ni spéculative, ni le
moindrement systématique. Polygraphe et hyperactif, il entre en autodidacte
dans la question de la beauté, comme d'ailleurs, plus tard, dans l'économie
politique. Ici règnent l'air de la pensée de son époque, c'est-à-dire une sorte
de platonisme religieux, et des rencontres qui valent révélations : les
Alpes, Saussure et Turner ou, plus tard, Tintoret (p. 197). Et dans Turner
il entre comme en religion : en fidèle et en défenseur contre ses
détracteurs, et comme dans un peintre qui lui a révélé, à lui, le monde du ciel
et des montagnes, et le goût d'en écrire inlassablement[6] :
son esthétique est déduite de Turner, pour ainsi dire ad hoc. Certes, plus tard, il découvrira que la peinture
n'a pas commencé avec ses modern painters et peut-être saura-t-il que Turner lui-même, contrairement à ce qu'il
pensa longtemps, admirait Claude Gellée, dit le Lorrain ! Tel est le
trajet d'un autodidacte, exposé aux hasards de ses découvertes et, parfois, aux
inégalités de ses humeurs, et se fabriquant au besoin son esthétique. Là aussi,
à mon sens, pourrait se trouver la singularité d'une pensée qui avait tout pour
être banale et qui ne l'est pas[7] :
sans que Hélard le dise complètement mais son récit et ses analyses le
suggèrent fortement, l'expérience que Ruskin ne thématise pas vraiment (celle
d'un lecteur, d'un homme de terrain, d'une sensibilité, d'une humeur et d'un
moi fragiles) traverse une pensée très fréquentée de son temps mais la
réordonne à son gré et à son goût. Par exemple, l'idée ruskinienne de la
modernité, son sens de la durée et son horreur du progrès feraient bien penser
à l'opposition baudelairienne entre l'éternel et le transitoire (autre
singularité dans l'époque), n'était cette adoration de la Nature, que
Baudelaire récuse vivement. Il y a donc bien une dimension d'époque dans cette
esthétique, mais revisitée par une pensée puissante. Là encore, deux pôles d'ordonnancement. Quand cette pensée se
fait polémique, il y a le positif et le négatif : Turner et les autres
peintres, les Alpes (superbes) et l'Italie (pouilleuse), les habitants de
Chamonix et les touristes… Mais quand elle structure ses propres éléments
fondamentaux, il y a essentiellement et positivement : la Nature et l'Art,
Dieu et les artistes, le Beau et le Vrai, la science et la poésie… Hélard
exprime dès le début la tension native et qui gouvernera constamment toutes les
autres : « Ainsi se développait la sensibilité du petit Ruskin,
nourrie de paysages pittoresques et de monuments remarquables, et son sens
esthétique grandissait avec son goût pour la nature aussi bien que pour
l'Art » (p. 22). Une tension qui se révélera à plein à mesure que
paraîtront les volumes des Modern Painters,
jusqu'à ce que l'esthétique tende presque à se dissoudre dans la description
pittoresque des montagnes. Car comment ne pas relever cette espèce de confusion faite par Ruskin quand on lit dans André
Hélard « le titre, désinvolte, du volume iii :
Of many things, “De beaucoup de
choses” » (p. 255) ou que le volume iv,
Of Mountain Beauty, est « un
véritable traité de “montagnologie” où se mêlent la géologie et la Bible, sans
perdre tout à fait de vue l'esthétique » (p. 256) ? Dans l'esthétique de Ruskin, cette tension première s'exprime de
différentes façons. D'une part, les paysages sont commentés en termes de
peinture et d'architecture et la Terre est évoquée en termes de dynamique des
masses et des formes (p. 112) ; d'autre part, les œuvres sont comprises
comme autant de tentatives de rivaliser en réalité et en vérité avec les
rochers ou les sapins, les eaux et les ciels. « Les meilleurs maîtres
de dessin sont les forêts les montagnes »
(p. 290) et, inversement, les peintres enseignent les vérités morales :
« Tout comme un prédicateur essaie, dans son sermon, d'exprimer
et d'expliquer chacune des vérités divines qu'il a pu dégager à partir de la
Révélation de Dieu, ainsi un peintre essaie dans une composition d'exprimer et
d'illustrer chaque leçon qui peut être reçue à partir de la Création de Dieu.
L'un et l'autre sont des commentateurs de l'infini » (p. 111). C'est pourquoi « il n'y a pas de moyen aussi absolu et
infaillible de mesurer notre connaissance de la Nature que le degré
d'admiration que nous ressentons pour la peinture de Turner » (p. 103). Encore que l'artiste se voie
ainsi proposer la tâche impossible de rivaliser en créativité et en réalité avec la Nature et que notamment, n'étant pas
Savoyard et par là lié d'origine au sol de Chamonix, le peintre anglais n'ait
pas vraiment « cherché
à saisir le caractère spécifique des lieux »
(p. 113) ! Ruskin ou le rêve d'un artiste autochtone et sans
maître : né de la terre et lui présentant tout naturellement son œuvre en
miroir[8]. C'est pourquoi aussi les noms de Saussure et de Turner sont unis
ici par André Hélard, pour signifier l'union en nature de l'art et de la
géologie dans Ruskin. Thème constant de l'œuvre, cette relation organique
suggère la parenté profonde entre deux activités de connaissance qui
s'adressent aux substrats des choses (et de l'esprit) : qui les supposent
sous les apparences du désordre, qui les déchiffrent et qui les lisent, qui les comprennent dans une activité
d'intelligence et d'imagination appelant les schémas et les carnets de terrain.
(Ainsi Lévi-Strauss, autre écrivain de la main gauche, s'inspirant pour son
ethnologie de l'autre Saussure — celui des lois cachées de la
langue — et se réclamant lui aussi de la géologie, entre autres
« maîtresses » de sa pensée[9].)
La géologie, profondément, a bien à voir ici, car cette science procure à
l'esprit la représentation des actions créatrices à l'œuvre au sein de la Terre
selon le très long temps, telles que celles-ci s'inscrivent dans des structures
cachées mais décelables, le marteau et la plume à la main. C'est pourquoi encore le journal de Ruskin, cité abondamment et
à raison par Hélard, représente une tentative pour rendre sur le moment et in
situ, à travers des croquis et selon la
fluidité même de son écriture, le mouvement perpétuel et imprévisible des
formes dans la nature : celui des « merveilleux nuages », de la
neige, matières et formes sur des pentes, des saisons, des lignes, mais telles
qu'elles bougent indéfiniment suivant les événements de la lumière en montagne…
Substitut des poésies de l'enfant et en définitive plus adéquat, écriture
prosaïque de la « prose du monde » au sens de Foucault (et à la
grande déception des attentes poétiques que formulait le père…), le journal
court à côté des œuvres officielles pour signifier que, finalement,
l'esthétique de Ruskin est celle d'un écrivain, dont l'écriture est, comme par
ailleurs la peinture de Turner, une interprétation matérielle du monde[10].
Proust sans doute l'avait senti qui, lui-même, et certes tout à fait à sa
façon, fit sortir son œuvre propre d'une certaine esthétique, où Ruskin eut sa
place aux moments difficiles de la conception et où le peintre Elstir symbolisa
l'art comme déchiffrement des apparences… Car, paradoxalement, l'idée d'un
regard neuf et lavé de préjugés, qui appartient aussi à Ruskin (p. 47 et
66-67), n'est nullement incompatible avec celle d'une mise en œuvre par
l'élaboration d'un style, pour peu que celui-ci soit considéré non pas comme
une question de technique mais de vision. D'où la religiosité de Ruskin. Car, si Proust aura, lui, l'audace et la force de rapatrier finalement toute la puissance créatrice dans le dit de son narrateur et de centrer sur elle seule l'ensemble de son récit, le jeune Ruskin évoque « la révélation de la présence d'une puissance créatrice bienfaisante » (p. 87). Puis, plus tard, il invite son lecteur à « essayer de suivre le doigt de Dieu, pendant qu'il gravait sur les tables de pierre de la Terre les lettres et la loi de sa forme éternelle » (p. 258) : le Prosateur de ce monde, « le grand Architecte des montagnes » (p. 260), « le Divin Maître », c'est Dieu, pourvu que l'on se le représente à l'œuvre dans sa création continuée. Pénétré de la Bible autant qu'il est nourri de géologie, Ruskin s'en tient donc à une sorte d'évolutionnisme panthéiste, par exemple dans ces formules de 1856, à propos des Aiguilles de Chamonix : Je peux à peine concevoir que l'on se trouve face à face avec l'une de ces tours sans se demander : « Est-ce bien l'œuvre première du Divin Maître que je contemple là ? Ce gigantesque à-pic fut-il façonné par Son doigt, comme Adam le fut à partir de la poussière […] ou est-il le descendant d'une longue génération de montagnes, soumises aux lois de la naissance et de l'endurance, de la mort et de la décrépitude ? » La réponse ne peut faire de doute. On peut entendre la réponse de la montagne elle-même dans le murmure d'une pierre en train de tomber ou d'un pinacle qui se fend : ce ne fut pas tout de suite ainsi[11]. Dieu a écrit les lois de la vie et de la mort, la Nature les
exécute librement selon la durée propre de ses inventions : Deus sive
natura. Et les peintres suivent de leur
pinceau les délinéaments qui se forment continuellement sous ce doigt. Tout se
passe comme si les notions de l'esthétique refluaient sur la théologie à
travers la géologie et que, inversement, l'idée de création du monde venait se
mirer dans celle des œuvres. Ainsi, plus tard, évoquant ses premiers séjours à
Chamonix dans ses Praeterita,
Ruskin unira, dans une certaine formulation de son esthétique, le monde
visible, le Créateur et l'esprit de l'homme en tant que créateur : « Les
forêts, que je n'avais considérées jusque là que comme des solitudes sauvages,
obéissaient dans leur beauté, je le voyais maintenant, aux mêmes lois, ces lois
qui dirigeaient les nuages, distribuaient la lumière et balançaient les vagues.
Dieu a fait toute chose belle en son temps.
De ce jour, je vis là l'explication du lien mystérieux qui unit l'esprit à
toutes les choses visibles » (cité par
A. Hélard, p. 98). Pour Ruskin, le désenchantement de son monde sera une terrible
épreuve : toutes les catégories de son existence et de sa pensée en seront
définitivement troublées. Le beau livre d'André Hélard, fervent mais sans complaisance, nous rouvre en français une œuvre trop méconnue chez nous. On rêve qu'il suscite des traductions de cette œuvre et on souhaite qu'il lui amène de nouveaux commentateurs. Pierre Campion [1] Lettre de Ruskin retour d'Italie, oct. 1845, citée p. 198. [2] À deux moments (p. 11 puis p. 87), André Hélard cite une phrase du journal de 1841 : « Venise et Chamonix sont pour moi les deux pôles de la terre. » Et il précise (p. 11) : « À moins que ce ne soit “Venise et Chamonix sont mes deux maisons sur cette terre”, car les lecteurs du manuscrit lisent les uns my two bournes et les autres my two homes… » Belle incertitude, qui suggère symboliquement la dynamique d'une vie, le mode de ses équilibres et les hésitations du moi ! [3] Dans Proust,
on voit le narrateur désespérer de sa vocation d'écrivain : « Parfois
je comptais sur mon père pour arranger cela. […] peut-être cette absence de
génie, ce trou noir qui se creusait dans mon esprit quand je cherchais le sujet
de mes écrits futurs, n'était-il […] qu'une illusion sans consistance, et
cesserait-elle par l'intervention de mon père qui avait dû convenir avec le
Gouvernement et avec la Providence que je serais le premier écrivain de
l'époque » À la recherche du temps perdu, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, I, 1987, p. 170-171. Par la
suite, les parents du narrateur essaient bien de pousser leur fils au travail,
mais sans résultat. Comme on le sait, il faudra certaine soirée de masques pour
que soit prise la décision d'écrire. [4] En 1877, à
la mort de celui qui l'avait accompagné partout, Ruskin écrit dans son journal :
« Mon cher vieux guide de Chamonix, Joseph Couttet, est mort ; lui
qui disait de moi “le pauvre enfant, il ne
sait pas vivre” et (une autre fois) qu'il me donnerait tout juste
neuf sous par jour pour garder les vaches, parce que, d'après lui, c'était tout
ce à quoi j'étais bon » (p. 146). [5] Tim Hilton, John Ruskin, The Early Years, Yale University Press, 1985, traduit et cité par André Hélard, p. 103. [6] Fin décembre
1851, apprenant par son père la mort de Turner, il lui répond : « J'ai
reçu il y a quelques heures votre lettre qui m'apprend la mort de mon Maître
sur la terre », cité dans John Ruskin,
Sur Turner. Textes traduits et présentés par Philippe Blanchard, Paris, Jean-Cyrille Godefroy éd., 1983, p. 17. [7] André Hélard souligne « la « singularité de la critique d'art à la manière de Ruskin » (p. 108). [8] Selon Ruskin, les arbres de Turner « ont de beaux volumes, sont supérieurs aux sapins de n'importe quel autre peintre, mais ce ne sont pas vraiment des sapins pour autant », cité p. 112. [9] Claude Lévi-Strauss :
« Cette évolution intellectuelle, que j'ai subie de concert avec d'autres
hommes de ma génération, se colorait toutefois d'une nuance particulière en
raison de l'intense curiosité qui, dès l'enfance, m'avait poussé vers la
géologie ; je range encore parmi mes plus chers souvenirs, moins telle
équipée dans une zone inconnue du Brésil central que la poursuite au flanc d'un
causse languedocien de la ligne de contact entre deux couches
géologiques. » Et, plus loin, évoquant la géologie, la psychanalyse
et le marxisme (« [ses] trois maîtresses »), il ajoute :
« Tous trois démontrent que comprendre consiste à réduire un type de
réalité à un autre ; que la réalité vraie n'est jamais la plus
manifeste ; et que la nature du vrai transparaît déjà dans le soin qu'il
met à se dérober » Triste tropiques,
Plon, 1955, rééd. dans Presses Pocket, p. 58 puis 61. [10] André
Hélard (p. 51-52) : « [Ruskin] a appris une chose capitale pour la
formation de son regard si particulier sur la montagne : la nature doit
être lue et la géologie peut être
l'instrument de cette lecture. » [11] Ruskin,
volume iv des Modern Painters, sous-titre : Of Mountain Beauty, traduit et cité par A. Hélard, p. 261-262. |