Pierre Campion Compte rendu du livre de Jaan Kross, Le Vol immobile. © : Pierre Campion. DES NOUVELLES DE LÀ-BASUn roman de l'EstonieVoilà un roman qui nous arrive d'un espace-temps à la fois si
proche et si lointain, si mal connu du public français et si peu reconnu
d'ailleurs. Comme le disait il y a quelque temps un second couteau de notre
politique à propos de l'un des voisins baltes, dans un trait d'esprit qu'il lança
fièrement devant une caméra : « Les Lituaniens ? T'en connais un,
toi, de Lituanien ? Moi, j'en connais pas ! » Eh bien maintenant, nous
connaîtrons au moins un Estonien : Jaan Kross, né en 1920, l'auteur de
nombreux romans en son pays et l'écrivain de ce Vol immobile, traduit avec respect par Antoine Chalvin, en un
français impeccable, à la distinction discrète et ferme, et légèrement
daté : légèrement ironique, comme il convient ici. À travers l'histoire de son héros, Kross trace le destin
tourmenté de cette petite république, entre le moment de sa création suite aux
traités de Versailles et les années 1990. Ou plutôt c'est à peine une histoire
et un héros qu'il nous dépeint, et certainement pas un panorama des heurs et
malheurs de l'Estonie moderne. En effet, refusant toute exhaustivité et toute
supériorité d'une manière presque provocante (car bien sûr le romancier ne
manquait ni de moyens ni de ficelles pour se donner l'air d'être complet et
souverain), Jaan Kross fait que son narrateur invoque toutes espèces de
prétextes pour déclarer son ignorance concernant tel épisode de la biographie
de son héros ou tels détails d'un événement survenu dans le gouvernement, tout
près duquel pourtant son personnage a su se glisser malgré les traverses d'une
vie difficile et grâce à son intelligence et à sa chance, les traits et
qualités, classiques pourtant, d'un héros de roman. Tantôt son ami Ullo, si
disert à certains moments, sera resté évasif devant telle ou telle question
posée par ce narrateur, tantôt celui-ci l'aura perdu de vue pendant des années
(ne serait-ce que parce que lui, le narrateur, aura été interné en camp pendant
neuf ans…), tantôt Ullo aura reporté l'évocation de tel épisode à l'un prochain
de ces entretiens qu'il a eus avec le narrateur vers 1986 — et ce
prochain entretien n'aura pas eu lieu : parce que l'écrivain aura manqué
la date fixée, parce qu'Ullo ne sera plus en état de parler à son ami et
biographe, parce qu'il sera mort… Mort un peu délirant derrière les barreaux à la fenêtre dans une
chambre d'hôpital psychiatrique, mais bien après que ces établissements, en
Estonie et dans l'ancienne URSS, eurent fini d'accueillir les opposants
politiques. Or, pendant une bonne moitié du roman, Ullo Paerand (le nom
estonisé d'Ulrich Berends, consonances allemandes et suédoises mêlées) donne
tous les signes de l'une de ces figures brillantes et à certains égards
fascinantes que tout lecteur un peu naïf d'un roman venu de l'Est croit
promises au destin exemplaire d'écrivain emprisonné et de martyr — à la
dimension d'un Soljenitsyne, dont le nom justement traverse un instant la
narration. Mais précisément Ullo n'aura été incarcéré que quelques semaines par
les Allemands, pour un motif dérisoire qui n'a rien à voir avec ses activités
de résistance, et pour un séjour qui le mettra de fait à l'abri des
arrestations opérées dans son réseau et d'une mort probable. Puis, au retour
des Soviétiques en septembre 1944, Ullo et sa femme renoncent à s'enfuir à
l'Ouest à l'instar du gouvernement (dont il était un proche collaborateur) et
de ses amis de la Troisième Voie (« Ni l'Allemagne, ni l'Union
soviétique ! ») qui l'auront pu : rebroussant chemin d'un commun
accord, ils choisissent de rester avec le tout venant des personnes désormais
captives en leur pays, afin de pratiquer, selon leur expression,
« l'immersion dans le prolétariat en tant que technique de
camouflage ». Ainsi, entre 1945 et le milieu des années 1980, et n'en
pensant toujours pas moins, Ullo aura-t-il passé la plus grande partie de sa
vie autrefois si prometteuse à fabriquer des valises, comme ouvrier, pour
l'ensemble de l'Union puis à diriger, à sa manière, une entreprise de stockage
de matériaux. Bref le lecteur n'aura que des aperçus d'une vie et d'un pays, à
travers la narration assez peu linéaire de l'existence d'un être à l'identité
troublée. Ce n'est pas que le narrateur ni le romancier lui reprochent vraiment d'avoir manqué à sa vocation de personnage de roman. Car cette marche à l'impasse s'insère en fait, et très bien, dans les figures d'un petit État et d'une génération victimes tout à la fois d'une situation géographique impossible et des singularités de leur propre histoire, d'une trahison des grandes puissances occidentales, de leurs propres illusions aussi et même de la rareté de leur langue : il faut lire les pages où l'on voit Ullo, en septembre 1944, traduire avec peine en anglais (pour ainsi dire, la seule langue étrangère qu'il ne manie pas !) le message désespéré de son gouvernement à l'Occident, puis le lire en boucle devant une radio militaire de campagne pendant une demi-journée sans que parvienne aucune réponse, ni ce jour-là ni jamais. Devant tant de malheurs, Kross se garde bien de faire sonner les grandes orgues de l'indignation ou même de jouer des violons grinçants et trop habituels maintenant de la dérision. Il préfère relater quelques incidents, amoureux et autres, d'une vie de toute façon perdue, retenir de brèves scènes de débâcle, ou croquer des silhouettes, tout cela de manière retenue, en évitant de briller. Cependant, sous les dehors de ses scrupules d'exactitude, son narrateur ne s'interdit nullement, quand le témoignage ou le document censément lui manquent, de conjecturer des événements ni même d'imaginer les pensées de son ami — ou celles de Roosevelt à Yalta quand, en pleine détresse de grand malade, il ne trouve le moyen d'échapper à l'angoisse physique qu'en concédant à un Staline penché sur sa chaise roulante un accord qui laisse celui-ci libre d'organiser des élections sans contrôle international dans les pays baltes. Ici tout est vu de biais, c'est-à-dire sous le seul angle juste, celui de la littérature. D'ailleurs, dès que les deux condisciples du lycée Wikman se sont retrouvés, vers 1985, Ullo, qui aurait pu être un écrivain et qui laisse au moins ce récit de rêve qui lui donnera le dernier mot dans le livre — Ullo donc laisse explicitement à son ami l'écrivain Jaak Sirkel (celui-ci, toujours en retrait, aura su, lui, être interné en Sibérie, écrire une œuvre, en somme réussir sa vie…) le soin de faire une œuvre littéraire avec les bribes et les quelques papiers qu'il lui aura abandonnés, parmi lesquels un poème à la date incertaine et, de ce fait, au sens et à la valeur indécis : visionnaire ou convenu, opportuniste ou sans concession, talentueux ou plat ? C'est que la littérature est bien le seul moyen de donner une idée adéquate de ce qui se joue ici ; de procurer une perspective exacte (bien que et parce que tremblée) sur ces deux obscurités qui se mirent l'une dans l'autre et sans que l'une ou l'autre soit première ou explicative : une vie manquée dans un pays non viable — ou dont la brève histoire comme État émerge enfin à l'Histoire, vers 1990, après cinquante ans d'occupations et sans l'avoir vraiment par lui-même gagné. Car il est justement dans la nature du roman de s'affronter, le sachant, au caractère insaisissable et troué du réel, tel qu'il apparaît notamment sous les espèces et sous le nom du Temps, personnel et historique, et tel qu'il se manifeste au mieux dans certaines circonstances et dans certains lieux du monde. Le sachant, c'est-à-dire connaissant d'avance l'échec des grandes machines à figurer la réalité du réel, le romancier Jan Kross laisse entendre la défaite d'un homme et d'un pays par la défection de son roman lui-même. Tout cela discrètement et de biais, sans un brin de théorie, sans le moindre esprit d'avant-garde, ironiquement répétons-le… Pierre Campion |