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Pierre Campion : L'Avare de Molière ou la Vie comme elle vient.
Conférence prononcée au lycée Chateaubriand de Rennes le mardi 29 septembre 2009.

Mise en ligne le 30 septembre et, pour le post-scriptum, le 7 octobre 2009.

© : Pierre Campion.

Note ajoutée le 15 mai 2010 : l'article de Denis Podalydès dans Le Monde du 14 mai 2010.


L'Avare de Molière
ou la Vie comme elle vient

1 - L'Avare : simplement du bon théâtre ?

C'est du théâtre, ça fonctionne.

Mais ce n'est que les tribulations d'un avare, sans trop vraiment d'implications ou politiques ou historiques ou philosophiques, sinon morales… Ce qui sépare quand même Harpagon du père Grandet de Balzac ou des héros de Zola, c'est que, dans la pièce de Molière qui montre un avare, il n'y a pas l'analyse d'un système d'enrichissement, de son histoire, de sa signification économique et politique. Pas vraiment de « philosophie de l'argent » non plus, au sens de Georg Simmel.

Faudrait-il donc en faire tant de cas, autrement que de principe (c'est au programme…) ou de révérence (c'est du Molière…) ?

2 - L'avarice et autres passions

Molière est fasciné par ce que lui-même et son siècle appellent les passions ou les vices : l'avarice dans le personnage d'Harpagon, la vanité sociale dans le bourgeois gentilhomme ou le paysan mal marié et celle du savoir mal placé dans les femmes savantes, les délires de la médecine et des malades, les aberrations du désir sexuel dans Alceste et Arnolphe, l'hypocrisie dans Tartuffe et Dom Juan… Grande variété de passions, qui ont d'ailleurs peu à voir les unes avec les autres, sinon le caractère de folie destructrice auquel un Molière ne s'habitue pas… C'est cela que je voudrais essayer de vous montrer ce soir : un homme de théâtre fasciné, scandalisé, passionné par les passions humaines, jamais épuisé de les montrer à l'œuvre, y compris les plus futiles, les plus superficielles, les plus bêtes. Et l'avarice est quand même une passion bête, en plus d'être triste.

Ce qu'il suggère sur la scène, en praticien du théâtre comique, c'est bien une dimension en effet mystérieuse et fascinante de la vie humaine, dans laquelle on voit celle-ci rivée à sa bêtise et même, parfois, attachée à sa ruine à travers des personnages dangereux, pour eux-mêmes, pour leur entourage et éventuellement pour la vie sociale. L'un (notre Harpagon) passe sa vie à troquer des fonds de grenier contre des écus, cache ses sous dans un trou et se pâme de se les être fait voler, se met lui-même en état d'arrestation — ce qui ne l'empêche pas d'être amoureux d'une jeunesse. Un autre (Arnolphe de L'École des femmes) s'est choisi une enfant à élever pour des plaisirs à profiter dans une sorte de tranquillité absolue, comme si la sexualité pouvait s'exercer de manière unilatérale et sans risques (et par de tels moyens), et il y met un aveuglement et une persévérance promis à tout instant à l'échec, évidemment. L'autre (Alceste dans Le Misanthrope) s'éprend de la seule femme de ses connaissances qui le fera souffrir mille morts par sa coquetterie, c'est-à-dire par les provocations de sa légèreté, par le talent qu'elle met à le croquer, parmi d'autres, en « homme aux rubans verts », et par le genre de plaisir, raffiné et cruel, pervers, qu'elle y prend : dans sa souffrance, il se brouille avec les premiers venus, avec ses meilleurs amis, avec le monde entier (pervers, il hait l'humanité en chacun et en lui-même), et il fait tout pour ne pas voir celle qui l'aime réellement. Il y a donc au moins un homme inconséquent, grave et futile, qui pense avoir toutes les raisons de haïr l'humanité jusqu'en lui-même, et qui se fait punir, évidemment, de cette prétention déraisonnable et impossible.

3 - Le trop humain, l'inhumain

Aussi intéressée que les Maximes de La Rochefoucauld aux arrière-fonds de la marionnette amour-propre, à chaque instant la comédie de Molière fait voir l'inhumain dans le trop humain et le trop humain comme la condition naturelle de l'homme.

Certainement, lui Molière, personnellement et philosophiquement, il souscrirait à la phrase de Montaigne selon laquelle « il n'est rien si beau et légitime que de faire bien l'homme et dûment », mais justement les hommes, tels qu'il les voit lui-même et les fait voir dans et par les comédiens, ne se soucient aucunement de cette maxime-là : ils s'occupent plutôt à remplir au mieux une vocation intime et irrésistible du moi humain à la méchanceté, à l'aveuglement et à la bêtise, à l'extravagance et à l'incohérence, et à une sorte de disposition suicidaire.

Ainsi dans l'avarice, qui fait d'un homme une gesticulation insensée de rapacité. Ainsi dans l'hypocrisie qui, conformément à son étymologie, montre à l'œuvre des comédiens des valeurs et de leur propre existence, dont l'un au moins (Dom Juan) a besoin de son valet pour l'assurer de son vrai jeu et le rassurer sur son identité. Les raffinements du « méchant homme » dans le « grand seigneur » font de Dom Juan un raisonneur de désordre pur par l'arithmétique de deux et deux sont quatre, un destructeur des valeurs sociales de sa propre classe de laquelle il se prévaut constamment par ailleurs, bref « une terrible chose », un scandale dans la Nature : à l'égard de son Dom Juan, Molière est le Sganarelle fasciné qu'il jouait lui-même. Et les manipulations de Tartuffe, que presque tous les personnages de la pièce voient en plein et que le spectateur reçoit comme des ruses grossières, montrent sur le théâtre que le scélérat peut impunément singer la Valeur pour assouvir des objectifs relevant en eux-mêmes d'une crapulerie que ne rachète même pas quelque grandeur : maniant l'image de la vertu, se goinfrer, séduire la femme de son hôte et épouser sa fille, s'emparer de sa fortune et prendre le pouvoir dans sa maison. Comment Orgon peut-il se laisser prendre à des conduites aussi manifestement fausses et, plus grave, pourquoi personne, que la puissance royale, ne peut-il les confondre ?

Autrement dit : pourquoi et comment Harpagon, Dom Juan et Tartuffe peuvent-ils être ce qu'ils sont, comment l'homme est-il comme il est, c'est-à-dire comment et pourquoi la Vie est-elle ce qu'elle est ? Voilà bien ce qui motive la curiosité infinie et inventive de Molière, sa curiosité philosophique dans L'Avare et constamment.

4 - Corriger les mœurs en riant ?

Castigat ridendo mores[1]. La comédie corrige les mœurs en riant. Oui, certes…

Mais Molière veut-il vraiment corriger les mœurs ? Ni vraiment moraliste, ni d'ailleurs cynique, et moins ironique qu'il n'y paraît — très direct —, il veut nous manifester dans l'humanité ce qui dépasse l'entendement et les sens, cela sur la scène du théâtre comique.

Ce n'est pas vraiment non plus qu'il préfère en rire de peur d'avoir à en pleurer[2] : il penserait plutôt que l'incompréhensible dans l'homme, à savoir sa volonté d'inhumanité et de destruction, ne se démontre comme tel que par l'absurde et que l'absurde ne produit sa révélation que dans un certain genre de rire, immédiat, réflexe en somme, et sans illusion : dans la salle, des corps s'étonnent bruyamment des corps qu'ils voient, ils n'en croient pas leurs yeux ni leurs oreilles, ils s'esclaffent, ils « s'éclatent ». Si le théâtre, non par l'imitation des actions des hommes — mais plutôt par l'incarnation de leurs gestes d'inhumanité —, peut déjà apprendre à comprendre cela (manthanein), la connaissance de l'homme par lui-même aura fait un pas. Le reste, peut-être, s'en suivra.

Car le dramaturge demeure fasciné par ses personnages comme le montrent les dénouements de Dom Juan et de Tartuffe, celui de L'Avare ou même celui du Bourgeois gentilhomme. Le dénouement de L'Avare : le pervers ne s'amendera pas. Et il faut bien que le roi intervienne pour faire cesser les scandaleux agissements de Tartuffe : qui peut corriger la vie d'être la Vie ? Et puis, Molière est d'abord un homme de théâtre, dont le métier trouve sa validité et sa récompense à déclencher ce rire-là dans les salles : sonore, sans concept, désillusionné et intelligent, chez les plus bêtes.

5 - Les gestes de la Vie

C'est aussi pourquoi Molière ne fabrique pas vraiment des actions au sens d'Aristote et qu'il préfère construire ou plutôt susciter sur scène des personnages : chez lui le poète, et à condition d'entendre le mot en son sens anglais, crée des caractères, que, à l'inverse encore des observations d'Aristote, il impose à l'action au lieu de les en déduire. Il crée des gestes et des paroles, des paroles (des cris, des tons et inflexions) qui soient des gestes : « Sans dot ! » et « Ma cassette ! » (Harpagon), « Qu'allait-il faire dans cette galère ? » (Géronte, dans Les Fourberies de Scapin), « Le pauvre homme ! » (Orgon, dans Tartuffe), « Mes gages ! Mes gages ! » (Sganarelle, dans Dom Juan), « Le petit chat est mort » (Agnès, dans l'École des femmes), et ceci, d'Alceste (Le Misanthrope), qui dit et fait le geste d'un suicide social :

Trahi de toutes parts, accablé d'injustices,

Je vais sortir d'un monde où triomphent les vices ;

Et chercher sur la terre un endroit écarté

Où d'être homme d'honneur on ait la liberté.

Ces paroles et ce geste à elles aussitôt joint sont des protestations du corps lesquelles, n'étant pas en général notées dans des didascalies, jaillissent sur place du texte et dans le moment, et justifient d'avance la fonction moderne du metteur en scène et, de toute façon, le génie professionnel des comédiens à l'improvisation, préparée ou non.

Où réside le geste, ou plutôt d'où surgit-il ? De la vie même et de son obscurité, où l'expérience, l'art et le métier de l'acteur — les acquis professionnels de son corps — vont le chercher, moins pour l'avoir observé sur le vivant et pour l'imiter que pour le saisir à son principe, corporel, et pour l'exécuter à vif : pour l'incarner. La Vie comme elle vient. Les comédiens sont les corps exercés et intelligents dans lesquels la Vie parvient à la visibilité, et peu importe que cela se produise par don et talent inné ou par le calcul et la réflexion que Diderot prétend décrire dans son Paradoxe du comédien. Ainsi le détachant comme tel sur sa scène « non aristotélicienne » et, pour ce faire et pour le penser, l'appelant Gestus, Brecht veut-il donner au geste de théâtre le caractère abstrait et efficace que Kandinsky entend imprimer à sa peinture et qui, prétend-il, est le propre de la peinture depuis toujours[3].

Dans Molière, les gestes de la vie sont insensibles aux quolibets des servantes et valets bien intentionnés, aux remontrances raisonnables des épouses comme aux raisonnements des raisonneurs, amis, frères ou beaux-frères, et même aux avertissements de la transcendance, quand elle se manifeste. Mallarmé :

[…] le théâtre institue des personnages agissant et en relief précisément pour qu'ils négligent la métaphysique, comme l'acteur omet la présence du lustre ; ils ne prieront, vers rien hors d'eux, que par le cri élémentaire et obscur de la passion[4].

C'est la Vie qui est notre passion inutile et implacable, et adorable. Elle est bête, la Vie ! dirait un Flaubert. Elle est sourde et aveugle aux raisons du philosophe, du moraliste, du sermonnaire et du confesseur, du savant et du politique. Elle est bizarre et étrange, déraisonnable et même effrayante. Elle suscite un rire convulsif. Au reste, elle ne se plaint pas d'être ce qu'elle est (c'est nous qui nous plaignons d'elle), elle ne nous demande rien et même pas à être manifestée. Ce n'est pas elle, c'est tel humain qui veut qu'elle se manifeste telle qu'il la suppose selon son art ou sa pensée, et en quelque sorte pour l'honneur : Molière et La Rochefoucauld, Schopenhauer et Nietzsche, Flaubert…

La Rochefoucauld ! De son expérience de la guerre, il tire peut-être la pensée et le style de ses réductions. L'homme n'est que les humeurs de son corps, le vide bavard de ses propos (d'où : en dire le moins possible !) et son amour-propre. Sous la forme du petit diable que décrit l'ancienne maxime 1 des Maximes[5], l'amour-propre est l'amour troublant, premier arrivé et dernier parti, du corps pour lui-même. Cette espèce d'homoncule est l'image intériorisée du moi, un corps propre, singeur et ravageur, aux mouvements incessants, imprévisibles et incoercibles, infernal.

6 - L'impartialité de la scène théâtrale

D'où l'impartialité de la scène des corps, ou si l'on préfère, sa neutralité morale. Chacun des personnages négatifs qui y paraissent, de ces intrigants, séducteurs, menteurs et prévaricateurs, tyrans et meurtriers, extravagants, fous ou simplement dérangés a sa chance au regard du spectacle et peut même à loisir déployer les talents du trop humain à être inhumain, jusqu'à emporter en sa faveur la conviction du spectateur ou la pitié et, en tout cas, le faire balancer. La pitié, non pas exactement de l'homme pour l'homme, mais du vivant pour le vivant.

Encore une fois, il ne faut pas moins que la vue surhumaine du roi pour distinguer, in extremis, l'hypocrisie de Tartuffe ou, pour arrêter la course effrénée de Dom Juan, le moyen d'une statue vengeresse que prend la puissance divine, semblable à la statue de Mitys évoquée dans Aristote[6].

Ce n'est pas que le merveilleux nuise à la logique de ces dénouements, au contraire il convient. D'abord parce que le merveilleux, de toujours, est comme chez lui au théâtre, et surtout parce que, dans Dom Juan et dans Tartuffe, son intervention dénote la force elle-même trop humaine de l'imposture, que la scène reconnaît ainsi à bon droit. Seule une puissance surplombante, exactement informée et adéquatement armée, et évidemment imaginaire (une fiction, bien sûr), peut décréter contre l'inhumanité de la vie, la juger et la punir ; ce qu'il fallait démontrer, par les moyens de la scène.

Cette neutralité éthique de la scène, même Brecht (surtout Brecht !) a su qu'on ne peut pas impunément la violer, que ses grands exploiteurs de l'humanité devaient garder leur espèce de plausibilité et de dangereux attrait et que tout théâtre qui se voudrait révolutionnaire devrait montrer justement le caractère pratiquement, philosophiquement et moralement problématique de la révolution. Ce n'est pas sa faute si certains de ses interprètes, commentateurs ou épigones ont méconnu cette pensée, et nous ont servi de pures et simples, d'édifiantes démonstrations.

7 - La scène des corps

En tant qu'homme de théâtre et chef de troupe (on en dirait autant des entraîneurs sportifs, s'ils en écrivaient avec autant de talent), Molière éprouve la pure et simple, la violente évidence des corps, leur pluralité et infinie diversité, leur goût de la performance, leur esprit de caprice, leur forme… Chacun des comédiens a son corps (chacun « est son corps[7] »), qu'il n'est pas facile de distribuer dans tel ou tel emploi et d'employer comme moyen au sein d'un spectacle et dans l'intérêt d'un texte : les corps n'obéissent pas aux desseins stratégiques ou tactiques de la pensée créatrice, et quand il eut à chercher une image pour décrire l'obéissance qu'il voulait voir dévouer au pape par ses compagnons, Ignace de Loyola ne trouva que la métaphore du cadavre : perinde ac cadaver. Mieux vaut écrire pour tel ou telle le/la connaissant, et Racine aussi le savait bien, d'un savoir venu de la fréquentation des troupes, des amours qu'il y connut, des répétitions auxquelles il participa, et éventuellement des trahisons qu'il commit en faveur de son œuvre, ainsi à l'égard de Molière.

Celui-ci connaît la grande fragilité des corps de comédiens, la sorte à chacun de son charisme physique, de son vigoureux amour-propre, de son mode d'exposition sexuelle, et sa sensibilité professionnelle à l'étendue et au temps à travers la réalité matérielle et symbolique de la scène. Lui-même justement, et pour bien exercer ses responsabilités à l'égard des siens, ne peut pas ne pas être à l'écoute de son propre corps, de ses désirs et de ses frustrations, de sa santé et de son âge : il connaît les médecins, il règle avec eux quelques comptes. Il sait faire voir l'amour dans la différence des âges et des conditions, la souffrance de l'exclusion hors du cercle des affinités et des amitiés, les colères impuissantes, et il invente le repli d'Alceste, dit celui-ci, « dans ce petit coin sombre, avec mon noir chagrin ».

Les vertus des corps, par et dans les corps des comédiens, ce sont : leur obscurité impénétrable, leur massivité, leur irréductibilité à toute pensée générale et même entre eux, leur obstination à persévérer dans leur habitus et dans leur être, et puis cette grâce et ce bonheur inconscients d'eux-mêmes tels qu'ils règnent dans la jeunesse. La vertu du corps, c'est d'être vivant ; la passion de Molière, c'est de le montrer.

Les vingt ans de Célimène qu'elle oppose seuls aux demandes vieilles et tout aussi injustifiées d'Alceste ; les jeunes amoureux et la force irréfléchie, insolente et irrésistible, le sûr instinct qu'ils mettent à déjouer les complots des parents et gardiens, à se trouver des alliés ; le privilège injuste et prodigieux des corps jeunes… Comme ils sont jeunes ! et le fait de savoir qu'ils vieilliront — savoir de source sûre, son corps, à lui, les voyant, eux — ne saurait consoler Molière, au contraire.

 

La comédie, dans Molière, sait que le meilleur moyen d'évoquer les folies de la Vie, c'est de ne pas la prendre ni soi-même (trop) au sérieux. S'il y a lieu, l'économie et la sociologie, la philosophie, la métaphysique doivent venir par surcroît.

Pierre Campion

Post-scriptum : la passion de l'argent

Parmi toutes les passions ainsi envisagées, que représenterait spécifiquement celle de l'avarice ? Les scènes autour de la cassette indiqueraient une réponse.
Sur le théâtre, Harpagon vit l'expérience de la séparation d'avec lui-même. À grands cris et gestes, il montre l'arrachement mortel qu'on lui inflige en lui volant son argent. L'inhumanité, ici, c'est celle d'une certaine aliénation aux choses. Car les choses y sont représentées sous la forme du monétaire. Cette forme-là de l'amour des choses est donc abstraite, comme l'est la monnaie, c'est-à-dire qu'elle se distingue de ou même s'oppose à toute autre forme de possession pratique comme la sensualité (Tartuffe) ou l'amour (Dom Juan) ou même les fétiches sociaux (le bourgeois gentilhomme). Ayant retrouvé sa cassette, Harpagon oublie vite le moment de fantaisie amoureuse qui paraissait le ramener parmi les humains, fût-ce de manière déraisonnable. D'une certaine façon, l'avarice pousse la déshumanisation à l'extrême. Il y a donc une sorte d'inhumanité qui consiste à sacrifier toute relation d'humanité (familiale notamment ou de domesticité, ou de voisinage) et de simple utilité dans l'usage des choses à l'amour pur et simple de ces choses.

Note au 15 mai 2010 : l'article de Denis Podalydès dans Le Monde du 14 mai 2010

Pour saluer la nouvelle publication des Œuvres de Molière dans la Pléiade, le comédien Denis Podalydès a donné ses impressions d'acteur dans un remarquable article du Monde. Voici quelques extraits de cet article.
« Il y a chez Molière une adéquation si parfaite entre le dit et le pensé, entre ce qui s'exprime et la manière dont le personnage l'articule que l'on ne peut s'empêcher de croire, d'éprouver que la réplique, le dialogue sont une matière organique presque tangible : quelque chose qui s'établit dans l'air au sortir de la bouche et demeure, entre l'acteur et le spectateur, comme la chose même du théâtre. »
« Quand je dis, par exemple : "Il faudra de ces choses dont on ne mange guère et qui rassasient d'abord, quelque bon haricot bien gras avec quelques pâtés en pot bien garnis de marrons" (L'Avare, acte III), j'éprouve si puissamment la convergence du sens et du texte, l'exacte pesée du signifié sur le signifiant et inversement, leur équilibre et leur embrassement, leur délivrance de l'un dans l'autre, qu'au coeur d'une situation comique, laquelle m'a depuis longtemps embarqué et mis hors de moi dans le réel de la représentation, des sentiments - disons même des humeurs -, des relations, des conflits qui font rage, je suis arrêté par une explosion gustative, à la fois stupéfié et relancé ; il me semble que m'est sorti de la gueule un poème, un bloc de prose poétique d'une telle densité que le cours de l'action me paraît un instant suspendu en l'air. »
« Et lorsque le vol de la cassette ôte à l'Avare sa raison de vivre, la langue devient tout à fait folle, fuit, galope, s'époumone, court après le vide en pure perte : "Je suis perdu, je suis assassiné, on m'a coupé la gorge, on m'a dérobé mon argent ! Qui peut-ce être ? Qu'est-il devenu ? Où est-il ? Où se cache-t-il ? Que ferai-je pour le trouver ? Où courir ? Où ne pas courir ? N'est-il point là ? N'est-il point ici ? Qui est-ce ? Arrête !" Harpagon s'effondre avec - ou sur - l'oxymore le plus ramassé de la pièce : "Hélas, mon pauvre argent, mon pauvre argent, mon cher ami, on m'a privé de toi…" C'est en scène, alors que je n'y avais jamais pensé, que je sentis la puissance expressive de cette association des mots "pauvre " et "argent", et je me laissai submerger par une immense affliction, les larmes me venaient, pauvre enfant perdu qui a tout perdu, et cet enfant, c'était mon argent, c'était moi ; ou plutôt l'argent, l'or, ma cassette volée, étaient un enfant errant quelque part, et j'étais sa mère désespérée. Alors le texte emmène l'interprète à la mort, on entre dans Beckett : "C'en est fait, je n'en puis plus, je me meurs, je suis mort, je suis enterré." Harpagon est mort  un instant. L'acteur est encore là, délesté. »



[1] Molière, premier placet au roi sur Tartuffe : « Le devoir de la comédie étant de corriger les hommes en les divertissant, j'ai cru que, dans l'emploi où je me trouve, je n'avais rien de mieux à faire que d'attaquer par des peintures ridicules les vices de mon siècle […]. » Dans la situation où il se trouve, c'est un angle d'attaque auprès du roi.

[2] Figaro affirme dans Le Barbier de Séville : « Je me presse de rire de tout, de peur d'être obligé d'en pleurer. »

[3] Ici, je me réfère implicitement à la philosophie de Michel Henry, qu'il appelle la phénoménologie de la Vie. Michel Henry est un philosophe français (1922-2002). Il a écrit une étude sur Vassili Kandinsky, dont je transpose ici certains concepts, parmi lesquels celui de la Vie : Michel Henry, Voir l'invisible. Sur Kandinsky, PUF, coll. Quadrige, [1988] 2005. L'art de la peinture ne représente pas la Vie : il la rend visible, il l'exprime.

[4] Mallarmé, Crayonné au théâtre, « Planches et feuillets », Gallimard, Bibl. de la Pléiade, vol. II, 2003, p. 194.

[5] La Rochefoucauld, maxime 1 de la première édition des Maximes (1665), supprimée ensuite : « L'amour-propre est l'amour de soi-même, et de toutes choses pour soi ;  […] il ne se repose jamais hors de soi, et ne s'arrête dans les sujets étrangers que comme les abeilles sur les fleurs pour en tirer ce qui lui est propre. […] il est inconstant d'inconstance, de légèreté, d'amour, de nouveauté, de lassitude et de dégoût. […] Il est dans tous les états de la vie, et dans toutes les conditions ; il vit partout, et il vit de tout, il vit de rien […]. »

[6] Aristote, Poétique, chap. 9, p. 67. Dans ce passage, d'ailleurs difficile, Aristote explique que les événements survenus « contre l'attente » (para tèn doxan) peuvent se produire « comme à dessein (hôsper épitèdès) », c'est-à-dire selon le dessein raisonné d'une puissance supérieure. Cette supposition ne fait que renforcer l'impression ressentie d'une logique paradoxale de la fable : la statue de Mitys tombe sur ses meurtriers et les tue. C'est l'événement inattendu et supposé d'origine divine, qui frappe exactement ces meurtriers, dans leur acte.

[7] Le philosophe Gabriel Marcel, vers 1930 : « Je suis mon corps. » Déclaration qui frappa notamment Merleau-Ponty.

 

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