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Pierre Campion : Le 19 germinal, an VII de la République…

Mis en ligne le 28 janvier 2013.
© : Pierre Campion.


À Jean Le Bihan, historien du XIXe siècle, en chaleureux remerciement.

Le 19 germinal, an VII de la République,

à La Ville Beslay en Tréméreuc (Côtes-du-Nord), le jour o Jean vient au monde, il n'a rien pour lui, que sa vigoureuse envie de vivre — il l'avait sûrement, puisqu'il a vécu. Sur l'acte de sa naissance, Louise, sa mère, lui fait donner comme nom le sien propre de Maître-Allain, puisqu'il n'a pas de père pour le déclarer, et comme prénom celui qu'elle a déjà donné à deux de ses enfants nés du lit précédent : Jean Lemoine, né le 3 novembre 1787 et perdu le 21 vendémiaire de l'an V, et puis le deuxième Jean Lemoine, né le 27 pluviôse du même an V et mort onze jours plus tard, l'enfant posthume de son mari Maurice, décédé lui-même entre-temps le 21 brumaire. Entre vendémiaire et brumaire (dans l'automne de 1797, ancien et futur style), en seulement trois décades du nouveau calendrier, Maurice Lemoine aura eu juste le temps de déclarer, le même jour, les décès de Jean le premier, mort à l'âge de huit ans et d'Alain, mort à l'âge de onze ans, avant de s'en aller lui-même, à l'âge de quarante trois ans. Trois mois plus tard, Jean le second arrive, nom pour nom, remplacer l'un de ses deux frères, et meurt presque aussitôt. Si bien que Jean Maître-Allain, l'enfant naturel de Louise, vient relever, prénom pour prénom, moins de deux ans plus tard, les deux enfants du malheureux Maurice Lemoine.

Jean Maître-Allain aura encore un frère, illégitime comme lui : Joseph, né le 19 vendémiaire de l'an XI, mort le 24, que Louise a « avoué » (c'est le mot, juridique et non judiciaire, sur son acte de naissance) d'un nommé Jean Balan, un marin, avant de mourir elle-même cinq jours après, à l'âge de quarante six ans. Fini la vie de misères, éteint pour toujours ce qu'elle pouvait dire, sentir, penser.

Elle avait eu onze enfants : neuf de Maurice Lemoine et deux de ce Jean Balan, lequel avoua lui-même, semble-t-il, le premier des deux enfants illégitimes de Louise, mais pas le petit Joseph : était-ce utile et qui pouvait bien maintenant le demander ? Le lendemain, 30 vendémiaire de l'an XI (22 octobre 1802), la fille de Louise, la citoyenne Marie Lemoine, dix-neuf ans, journalière, déclare le décès de sa mère, en compagnie d'une voisine, la citoyenne Jeanne Brohannier, ni l'une ni l'autre ne sachant signer. Dès sa naissance, elle était l'aînée, puisque sa sœur Olive, venue avant elle en 1782, était morte au bout de quelques semaines. Ce jour-là, autour de Marie, dans quel état était la maisonnée ? On venait d'enterrer le nourrisson, on allait enterrer la mère, et Jean Maître-Allain, trois ans, se pendait aux cotillons de sa sœur. Lui parlait-elle, l'apaisait-elle, l'aimait-elle ? Leur en voulait-elle, à lui d'être venu comme ça et à sa mère de leur avoir fait cette vie-là ? Mais cette vie-là, ce n'est pas une expression à elle, ce n'est pas sa pensée. Elle dirait plutôt, quand elle a le temps et l'idée de se plaindre : « la vie-là ». Autour d'elle, en plus du petit, compte tenu de ceux qui sont déjà décédés et sauf erreur, je nomme : François, treize ans, Jeanne, onze ans, Maurice, dix ans, Mathurin, huit ans. Et Jean Balan ? Est-il par là, comme on dit ici, ou bien en mer, ou bien plus ou moins caché chez lui, à la Ville Patouard ? Sous le silence des actes civils et religieux, comment vivaient-ils chacun ?

Vingt-trois ans plus tard, quand on le retrouve dans les registres, Jean s'appelle donc Maître-Allain dit Balan, et c'est sous ces nom et surnom, tel un citoyen romain, qu'il se marie à Pleurtuit (Ille-et-Vilaine), le 9 janvier 1826. Situation un peu compliquée, qu'il a pourtant fallu reconnaître au regard de l'état-civil, lequel en effet mentionne son acte de naissance établi par le maire de Tréméreuc et légalisé à Dinan par le président du tribunal de première instance, de même que l'acte de naissance de feue sa mère Louise Maître-Allain, l'un et l'autre il est vrai non annexés au registre. Domicilié à La Ville Mahé en Tréméreuc et non plus à La Ville Beslay, qu'a-t-il fait entre-temps ? Petit berger dans une ferme puis journalier comme sa sœur, ou bien quelque embarquement ? En tout cas, Jean Maître-Allain dit Balan n'a pas eu beaucoup de chemin à faire pour trouver Perrine Houzé, domiciliée à La Gallais en Pleurtuit : bien que séparées par le découpage départemental disputé de 1790, les deux communes se touchent.

Dans l'acte de ce mariage, personne de la famille Houzé, les deux parents étant décédés, le père « sur le corsaire La Constance » et la mère comme tout le monde. Personne non plus de la famille Lemoine, personne en tout cas qui ait signé ou qui soit mentionné comme présent — l'époux non plus d'ailleurs ne signe pas, qui a dit ne savoir le faire, et ne le saura toujours pas en 1838 quand il déclarera sa fille Célestine. Et pourtant, Jean n'est pas si seul à la mairie avec cette fiancée aussi orpheline que lui : il n'a pas moins de quatre témoins, tous déclarés comme amis de l'époux, tous les siens à lui. À l'âge de vingt-six ans et plutôt mal né, Jean Maître-Allain s'est déjà fait des relations bien établies à Pleurtuit : ses témoins sont deux propriétaires, un cultivateur et un marchand. Deux demeurent à La Gallais, deux au bourg. Tous sont plus âgés que lui, tous signent hardiment, sous la petite signature de Perrine. Ce garçon-là n'est dépourvu ni d'entregent ni de résolution. Cependant, après avoir fait quatre enfants, dont trois filles, qu'il déclare tous sous le nom abrégé de Maître-Allain, il s'en ira mourir à l'le Bourbon, sans doute débarqué pour maladie, en novembre 1849, à l'âge de cinquante ans. Il était marin au long cours, soumis aux fortunes de la mer, comme son père Jean Balan, comme son demi-frère Michel Balan, le novice, mort à l'hôpital de Saria à l'âge de vingt-six ans, et comme son grand-père de la main gauche, le matelot Claude Balan — ou Baslan ou Bâlan, graphies conformes à la prononciation de leur nom. Ce dernier, à l'âge de vingt-neuf ans, taille moyenne, poil châtain, figure sous ce bref signalement, en 1746, sur le rôle de l'Argonaute, vaisseau de la Compagnie des Indes. Il passe presque aussitôt sur le Brillant, même compagnie, cinq cents tonneaux, cinquante canons, puis sur le Centaure, avant de rembarquer sur le Brillant : près de cinq ans à bourlinguer sans désemparer dans les océans Indien et Atlantique. Un mois avant la levée des équipages, le 10 octobre 1745 Claude Balan s'était marié à Tréméreuc. Débarqué au désarmement du Brillant fin août 1750, il retrouve Mathurine Gaultier, son épouse. Quelques-uns de ses camarades sont morts sur les navires, d'autres ont été débarqués malades à Pondichéry ou à Madras, d'autres ont déserté, lui il rentre à Tréméreuc, en compagnie de ses compatriotes Jean Haguais et René Bedfert. Le 19 juin 1752, naît Jean Balan, qui sera l'époux de Marie Collet puis le père de Jean Maître-Allain.

La Gallais en Pleurtuit est un village d'artisans, de marins et de laboureurs, dans les terres mais non loin de la Rance. C'est aussi un repaire de calfats. Formés en une sorte de corporation indépendante, ceux-ci fournissent des équipes à la demande sur les constructions navales de La Richardais, du Montmarin ou de Jouvente : quelques hommes et un mousse, sous un maître calfat. Plus spécialisés et mieux organisés que les charpentiers, et alternant les chantiers et les campagnes de mer, il semble qu'ils gagnent un peu mieux leur vie. Nécessairement les grands navires enrôlent une petite équipe de matelots calfats, bien utiles quand, parti de Lorient, l'Argonaute par exemple revient, après trois ans, aux anciens parapets de Port-Louis, par Gorée, les Mascareignes, le cap de Bonne Espérance, l'Angola, le Brésil et la Martinique. Sur le pont, au milieu des cages à poules et des parcs à bestiaux et dans l'agitation de la manœuvre, sous le regard des soldats désœuvrés et de trois Écossais retour des Antilles où les Anglais les avaient déportés pour y être vendus, les calfats de la Rance touillent leur bitume dans de grands chaudrons, embaument les agrès jusqu'au nid de pie et réparent les ponts et la coque à grands coups de maillets.

Quand ils sont au loin, leurs voisins et voisines de La Gallais, laboureurs, artisans, ménagères ou autres calfats déclarent leurs enfants. Parmi ces marins calfats, voici donc maintenant Louis Maître-Allain, toujours officiellement dit Balan, né le 1er février 1830 à La Gallais, pendant une absence en mer de Jean, son père. Louise Houzé, sa tante maternelle, et probablement sa marraine à l'église vient en mairie le déclarer, accompagnée de deux témoins du voisinage. À partir de lui, les aînés se prénommeront Louis, en souvenir de leur aïeule et sans forcément savoir qu'ils reprennent ainsi le prénom de son père à elle — le seul héritage d'une ancienne famille Maître-Allain père, mère, frère qui, apparemment, ne se déplaça pas de Créhen, près Plancot, pour assister au mariage de Louise avec Maurice Lemoine, et pas un témoin de son côté… Il est vrai qu'elle était enceinte de la petite Olive et « de fait de notre paroisse y demeurant à la Bausserais », dit pudiquement l'acte paroissial de Tréméreuc : sans doute avait-elle déjà rompu avec sa famille propre.

Louis, premier de ce prénom et deuxième rejeton dans la branche bâtarde inaugurée par Louise, est entré dans le groupe des calfats mais, plus tard, si j'en crois la tradition familiale, il sera docker sur le port de Saint-Malo. Toujours est-il qu'il se sera allié entre-temps à la famille Brégeon implantée à La Gallais, dont il épouse Mélanie, le 24 janvier 1859 à Pleurtuit. C'est cette Mélanie Brégeon, fille de marin, que l'on veut à toute force appeler Ricordel, du nom de sa mère, cela au moins deux fois : sur l'acte même de son mariage, qu'il faut corriger au moment de la cérémonie, puis sur l'acte de naissance de son fils Louis le second, lequel ne s'appellera plus bientôt que Maître-Allain. Cette deuxième erreur sur le nom de Mélanie ne sera corrigée en marge de l'acte que vingt ans plus tard, quand son fils Louis, demandant sans doute un extrait de naissance pour entrer dans les Postes, s'apercevra que, en l'absence en mer de son père, Joseph Bourget, le déclarant de sa naissance et les voisins Bertaux et Godfroy ont donné à sa mère, sans y penser, le nom de sa grand-mère…

Pourquoi le calfat marin vient-il habiter définitivement à Saint-Malo, quitte à ne plus travailler à ses anciens métiers ? Probablement parce qu'il veut mettre son fils aîné au collège, au Grand Collège comme on dit encore à Saint-Malo. Ce garçon est né à La Gallais dès la fin de l'année 1859, le 26 décembre, et il a dû montrer très tôt des dispositions pour l'étude.

De fait, ce Louis, le second, va se porter à la hauteur des espérances de ses parents, et même bien au-dessus. Après le collège, et bachelier probablement, il sera reçu à l'École supérieure des Postes. Il ira d'abord planter des lignes télégraphiques au Tonkin, puis sa carrière le conduira dans des responsabilités de plus en plus élevées : à Paris, puis à Amiens, en pleine bataille de la Somme, comme directeur des Postes, et de nouveau à Paris où il dirigera les Postes du XIVe arrondissement. Entre-temps, à Pleurtuit, le 7 septembre 1892, il aura épousé Marie l'une des deux filles de Jean-Marie Ollivier, le propriétaire exploitant de la Biotière — ah ! si Louise avait pu voir sa troisième génération…

Louis et Marie, je les ai connus vers 1945, à la fin de leur vie, dans leur grande maison de Dinan, où il y avait le chauffage central et des vitres de couleur dans le couloir du rez-de-chaussée, au dessus de la porte : lui, un petit vieillard à moustaches blanches et au gaullisme affirmé depuis 1940, elle une dame bienveillante et vêtue de noir, qui nous en imposait quand même. Ils vivaient avec leur fille Marie, mais toute la sérénité de l'oncle et de la tante de Dinan — ainsi les appelait ma mère, à juste titre — ne pouvait faire oublier que leurs deux fils, Louis sous-lieutenant (classe 17) et Robert aspirant (classe 19), avaient été tués, l'aîné le 7 octobre 1918 et le cadet le 16, Louis le troisième ayant tout fait pour dissuader son frère de s'engager dès ses dix-huit ans. Et Marie, « la cousine de Dinan », ne s'était pas mariée, car son fiancé, son cousin, le capitaine Jean Ollivier (classe 14) avait été tué en Turquie en 1920, pendant la guerre que la France mena là-bas entre 1919 et 1921. À Paris, Marie avait été l'élève de Mme Daniélou et Louis le condisciple, en classe de Philosophie, de Joseph Kessel et de Georges Dumézil, selon le palmarès des prix de Louis-le-Grand, proclamé le jour des grandes vacances de 1914.

Ainsi s'achevait, au bout d'un peu plus d'un siècle, la branche que Louise avait fondée sans le savoir en rompant avec sa propre famille pour épouser Maurice Lemoine puis, au décès de Maurice, en accueillant ce Jean Balan, un voisin et un ami du couple, l'époux de Marie Collet décédée en l'an IV et, dès 1787, le parrain de leur Jean le premier. Tout cela aussi parce que Jean, l'enfant naturel, le premier jour n'avait pas lâché la vie. En somme il avait fallu pas moins que la Grande Guerre pour commencer à couper cette branche aux développements inattendus et vigoureux.

En leur silence, les registres de ces paroisses puis communes laissent entendre un monde varié, mobile, et très pauvre. La mortalité infantile est énorme et, dans une petite commune, on voit se succéder, certains mois, les décès de six ou sept enfants — Alain et Jean Lemoine, le même jour —, quelque épidémie de variole ou de croup étant passée par là. À La Ville-Beslay vivent des cultivateurs, des marins, des artisans et ces marchands d'échaudés que sont Alain Bazin, père d'une petite Louise morte à quatorze mois dans la même période fatale de vendémiaire à ventôse an V, ou bien Maurice Lemoine et Louise Maître-Allain : pâte légère jetée dans l'eau bouillante, l'échaudé s'appelle aussi le craquelin, dont la petite industrie demeure jusqu'à nous, dans les pays de Saint-Malo et de Dinan. J'essaie de voir Louise à sa tambouille puis sur les chemins, son sac de craquelins sur le dos, de bourgs en fermes. Peut-être est-ce au cours de l'une de ces pérégrinations qu'elle accoucha de Jeanne Lemoine à La Ville Daniou en Langrolay le 23 janvier 1791, à cinq ou six kilomètres de chez elle. Faisait-il grand froid, les fondrières étaient-elles pleines de glace ? Était-ce quelque chose comme « le grand hiver, l'année que le feu gelit » ? En tout cas, on l'accueillit, on trouva sur place parrain et marraine, et Jeanne fut baptisée le jour même par le recteur du lieu, c'était un dimanche, cérémonie transcrite à sa date au registre paroissial de Tréméreuc.

Le 29 septembre 1791, le recteur de Tréméreuc, Joseph-Louis Fouace, fut déclaré déchu de sa cure par arrêté du département des Côtes-du-Nord, arrêté signalé sur le registre même qu'on lui enlevait. Mais, dès 1795, on le voit revenir à sa charge et à ses écritures. Ayant pris « sur les lieux tous les renseignements nécessaires tant sur la date des naissances que sur la manière dont les enfants ont été baptisés et consulté tant le registre de l'officier public que le témoignage des parents et voisins, lequel témoignage [il a] préféré même au registre lorsqu'ils ne se sont pas trouvés d'accord », il entreprend d'intercaler, à la file et selon l'ancien calendrier, la liste des baptêmes célébrés entre-temps par ses collègues des environs ou par le « curé jureur constitutionnel intrus de Pleurtuit », et de « présenter aux cérémonies » telle enfant baptisée à sa naissance par un aïeul ou un voisin, ou telle autre « ci devant rebaptisée par moi sous condition à la maison après la persécution ». Ainsi enregistre-t-il, entre autres, « Maurice Le Moine, fils de Maurice et Louise Maîtreallain, né au Bourg le 23 septembre mil sept cent quatre vingt douze ci devant baptisé par moi recteur à la maison à mon retour de la persécution », puis « Mathurin Le Moine, fils de Maurice et Louise Maîtreallain, né au Bourg le 13 avril mil sept cent nonante quatre, ci devant baptisé par moi Recteur sous condition sans solennité ». Ensuite il fait contresigner, tant bien que mal, une douzaine de paroissiens. À ce compte-là, Maurice fut baptisé deux fois et peut-être trois : secrètement par un chrétien attentionné, puis par Malo Leyritz, maire et suivant le rite républicain, le 18 novembre 1792, et enfin par Fouace en 1795, dans les conditions qu'il dit.

Au passage, nous lisons aussi que les Lemoine, entre 1792 et 1794, résident au bourg de Tréméreuc et non à La Ville-Beslay. Peut-être l'insécurité des temps, et non à tort, comme le prouve l'incident relaté pleine page dans le registre municipal des décès de l'an IV, à la fin de l'année et de manière tout à fait inhabituelle. Quelqu'un d'une écriture soignée mais d'une langue peu correcte, et qui ne signe pas, raconte un fait divers violent survenu dans la commune de Tréméreuc le 14 nivôse de cet an IV. Une bande de brigands enlève un nommé Thomas Frigot et, « de compagnie », Pierre Guéras fils, Maurice Lemoine et sa femme Louise Maître Allain. On les emmène près d'un étang et, là, « les scélérats » « pardonnent » à Guéras et aux Lemoine, mais ils tuent Frigot. Les termes sont transparents : c'est le crime d'une bande de chouans, qui ont leur repaire du côté de Ploubalay. Et que reprochaient-ils à Guéras et aux Lemoine, qu'ils ne pardonnèrent pas à Frigot, sinon chez les uns des sympathies plus ou moins avérées à l'égard des autorités nouvelles et chez l'autre sa qualité d'officier public qui « avait commencé le présent registre » ? Tel est l'hommage que Malo Leyritz, le nouveau teneur du registre, non sans courage mais plus à l'aise à recopier les formules officielles qu'à raconter clairement les événements, a voulu rendre à son prédécesseur, « cette pauvre victime », sous la forme d'un récit de sa mort, substitué pour une fois à la sécheresse administrative des actes en forme et distingué d'eux.

Pendant que la branche bâtarde des Maître-Allain pousse vers lui jusqu'à demander un jour l'une de ses filles, un certain Jean-Marie Ollivier s'en va prendre femme à La Gallais, lui aussi. Une génération après que Jean Maître-Allain y est venu chercher l'orpheline Perrine Houzé et une autre encore avant que Louis Maître-Allain, son petit-fils, ne sorte de ce microcosme pour entrer dans l'administration et pour venir chercher Marie Ollivier à La Biotière, Jean-Marie épouse, le 11 mai 1861, lui homme de la terre, la fille d'un calfat, Marie Perrine Brard. Certes il n'est pas encore déclaré propriétaire mais seulement laboureur à La Biotière, la ferme qui, grâce à lui, va devenir pour trois générations la maison mère. D'autre part Louis Brard, le père de Marie maintenant décédé, de marin qu'il était lors de son mariage célébré le 11 février 1828, devint ensuite maître calfat, et la qualité de ses témoins disait dès ce jour-là l'ascension qu'il commençait, par rapport à son père, simple matelot calfat. Les témoins, à son mariage aussi, sont les siens exclusivement, et ils sont quatre : seul le troisième, Jean Brard, appartient à sa famille (c'est son frère, calfat lui aussi), les trois autres sont des Lhotellier, respectivement deux constructeurs de bateaux à La Richardais et un charpentier, habitant La Richardais et travaillant évidemment chez ses deux frères. Toute la corporation des chantiers navals de la Rance, de bas en haut.

Marie Brard a la signature ferme et claire, celle de Jean-Marie l'est aussi, mais pas aussi ornée qu'elle le sera plus tard. La fille du calfat sait déjà sans doute ce qu'elle veut — ce jour-là, un jeune cultivateur déjà installé dans une belle ferme, et sans doute séduisant —, et elle le montrera encore lors du deuxième mariage de leur fils Jean-Marie le second, quarante ans plus tard, le 2 juillet 1902, à Dinard. Probablement déjà irritée par la carrière très particulière de ce garçon, elle dut l'être encore par le choix qu'il faisait, devenu veuf avec six enfants en bas âge, de se remarier avec une fille qui, pour une raison ou pour une autre, ne lui plaisait pas. « Mais Maman, dut lui dire Jean-Marie avec son sens du verbe, justement il faut bien que je donne une mère à mes enfants ! » Elle n'assista pas à ce mariage et, ne pouvant quand même pas refuser son consentement, elle le fit parvenir par écrit, en le faisant transférer par la voie administrative, de la mairie de Pleurtuit à celle de Dinard, où l'acte l'enregistra publiquement. Cependant, ce jour-là, Jean-Marie le premier ne manqua pas à son fils, et la sœur du marié, Marie Ollivier, la femme de Louis Maître-Allain, fut témoin pour son frère, ce qu'on ne voit guère dans les actes à cette époque, surtout pour une jeune femme.

Apparemment, si je lis bien la signature, son autre sœur, Jeanne, ma grand-mère maternelle, la femme de François Brindejonc était présente. J'aimerais en être sûr, mais plus d'un siècle plus tard j'en parle à mon aise car, dans sa belle-famille, elle n'avait pas trouvé le milieu propice à la liberté des Ollivier, et il se peut aussi qu'elle n'ait pas désapprouvé la sévérité de sa mère.

Jean-Marie le second, s'engagea en 1914. Il avait quarante neuf ans et, en tout, neuf enfants. À son beau-frère François, homme des plus terre-à-terre, il demanda s'il comptait en faire autant. Mon grand-père, évidemment, n'y pensait pas. Alors « l'oncle Jean-Marie » comme disaient ses neveux avec une pointe d'ironie : « Je préfère laisser à mes enfants un nom couvert de gloire et quelques écus de moins ! » Justement cet esprit-là ne plaisait pas tant que cela à Jean, son fils aîné, qui était au front — c'est lui qui devait être tué en 1920, sous Aïntab, devenue de nos jours Gaziantep, lieu de passage de tous les trafics entre la Turquie et la Syrie. Dans une lettre à l'un de ses frères, il a raconté une rencontre orageuse avec leur père, à Paris, où celui-ci se faisait voir en uniforme.

Dans sa trentaine, apparemment Jean-Marie Ollivier était tout le temps à Pleurtuit, chez ses parents à La Biotière et plus tard à Louche, et en tout cas à toutes les occasions où il fallait signer un registre d'état-civil, si bien que je me suis demandé si la fonction de juge d'instruction qu'il déclarait n'était pas plus ou moins fictive. Mais non ! Les archives du ministère de la Justice gardent en ordre les dossiers : il fut bien juge suppléant à Cayenne, lieutenant de juge à Papeete, substitut à Saint-Louis du Sénégal, juge s'instruction à Saint-Pierre de la Réunion, juge de paix à la compétence étendue à Ziguinchor, juge président à Libreville, procureur à Nouméa, procureur à Diégo-Suarez, conseiller à Fort-de-France ! Une carrière de magistrat aux colonies, sous tous les cieux et dans toutes les fonctions possibles. Admis à la retraite en 1930, il prit encore des fonctions de juge de paix à Neufchâtel-sur-Aisne et il ne cessa son activité judiciaire qu'en 1936, à soixante et onze ans… Ce qui ne l'empêcha pas d'exercer aussi, à plusieurs reprises et, je suppose, muni d'un congé en règle, les professions de notaire et d'avocat, à Pleurtuit, à Paris et ailleurs.

Il n'a pas pu être élève de l'École coloniale fondée en 1889 et qui ne comportait pas encore de section magistrature. Alors qu'est-ce qui fait que ce garçon, licencié en droit autour de ses vingt-cinq ans, fit carrière dans un corps mal identifié, « entre absence et errance », de fonctionnaires dispersés entre les longs voyages, les congés et les intérims ? Au contraire de certains de ses collègues, il n'avait pas été écarté de la métropole pour insuffisance professionnelle ou par quelque scandale, puisqu'il n'y avait jamais exercé. Alors besoin d'argent ou bien l'espèce de romantisme qui le fit s'engager en 14 alors qu'il n'était plus d'âge ? Le 2 juillet 1892, quand il épouse en premières noces Marie Leclerc, la fille d'un notaire, il est déclaré comme magistrat. Il a déjà effectué une mission à Cayenne et il est affecté à Papeete depuis janvier de la même année, d'où il est revenu pour se marier, à moins que, étant pour lors en congé, il ne rejoigne son poste aussitôt — sa jeune femme l'accompagnant, puisque leur fille Teraï naîtra là-bas, la fantaisie de son père lui faisant donner un prénom couleur locale, lequel ne fut pas forcément bien compris à Pleurtuit. Dans l'acte de ce premier mariage, les quatre témoins, heureusement partagés cette fois entre l'époux et l'épouse, sont tous des notables, et parmi toutes ces signatures affirmées, celles du père et du fils proclament en grand, celle de la mère en plus petit mais nettement, le nom des Ollivier. Cependant, dans l'acte du second mariage, en 1902, Jean-Marie est présenté désormais comme « avocat, ancien magistrat, ancien notaire ». À partir de 1920, il reviendra donc à la magistrature, toujours dans des postes d'outre-mer. Mais pendant plus de dix ans, il est dans sa période d'avocat, puis ce sera sa guerre dans une administration, en tout un long congé en somme…

Mais comment Jean-Marie le premier s'était-il élevé de la condition de laboureur à celle de propriétaire ? Comment avait-il pu faire faire des études à ses enfants et même aux filles ? Quand il vient au monde, le 9 février 1836, la famille n'est pas encore à La Biotière. Il a un oncle, laboureur aussi, à Corseul. À quel moment ont-ils acheté La Biotière et avec quelles ressources ? Dans la région, sous la monarchie de Juillet puis sous le Second Empire, une famille de laboureurs travailleurs et avisés peut réunir peu à peu la somme. Le reste est question d'ambition et de clairvoyance : un siècle avant bien d'autres, mais en même temps que le docker Louis Maître-Allain, le propriétaire a compris sans aucun doute que l'école est le vrai moyen d'élever les enfants. Quand Marie Ollivier, fille de Jean-Marie et Louis Maître-Allain, fils de Louis, se rencontrent, peut-être à La Gallais où chacun a ses souvenirs d'enfance, ils justifient l'intuition de leurs pères.

Ce que les actes religieux et civils n'ont pas à dire, mais ce que révèle explicitement leur correspondance au temps du Tonkin, c'est qu'ils s'aiment. Avec ces lettres, apparaît quelque chose qui n'existait pas encore dans leurs familles ou qui ne se disait pas et encore moins s'écrivait, c'est une tendresse moderne, dont la lecture étonna encore quelques neveux de notre temps. Et, dans le geste de Marie témoignant au deuxième mariage de son frère, il y a un respect pour l'amour qu'il porte à sa femme et pour sa propre volonté de bonheur. Cela n'empêcha pas que, par une sorte de désaveu tardif, les deux filles de Jean-Marie ne se fassent religieuses, Teraï et Émilie, qui avaient neuf et cinq ans lors du remariage de leur père — leur oncle Louis-Maître Allain ayant essayé de les en dissuader : « De belles filles comme vous… » Avant leur frère Jean, François avait été tué sous Douaumont en 1915. Quant à Henri, trois ans au remariage de leur père, dès l'adolescence il s'était trouvé le métier, inconnu à Pleurtuit, de mécanicien dans l'aviation. Ayant rompu sans doute avec sa famille, il s'en alla, Ollivier au possible, se tuer en février 1928 sur l'aérodrome de Bron, avec son chef-pilote, en essayant un moteur d'avion. Que pensaient les deux Jean-Marie, que se disaient-ils entre eux, le patriarche qui mourut seulement en 1923, et son fils l'avocat, enterré dans l'Aisne en décembre 1941 ? D'Henri subsiste le passeport dont il se servait pour voyager en Allemagne en 1919, envoyé par son patron à vingt ans visiter les avionneurs allemands dont les ateliers n'avaient pas souffert de la défaite. Son décès ne fut pas transcrit à Pleurtuit.

Revenons en arrière. Pendant au moins dix ans, entre le recensement de 1836  le premier du genre  et celui de 1846, après un détour par La Brousse et La Ville Hervy, Marie Lemoine habite de nouveau à La Ville Beslay. À celui de 1841, le plus significatif, on y trouve vingt-neuf habitants, dont quatre en son foyer : elle et son mari François Goubin, et leurs deux filles Rose et Perrine. Les filles sont filandières et les parents coquetiers, c'est-à-dire qu'ils parcourent les fermes à acheter les œufs et le beurre pour les revendre aux boutiques des environs. Cinquante ans après Maurice et Louise, toujours battre la campagne, toujours à gagner quatre sous. D'après l'état-civil, sur leurs huit enfants, ils en ont déjà perdu quatre : à vingt-cinq ans (Marie, l'aînée, cultivatrice, « fille célibataire »), à huit jours (Julien), à treize ans (François, « profession berger », sur son acte de décès), à dix ans (Aimée, « profession bergère »). Lui a soixante deux ans, elle cinquante-huit. À la naissance de leur fille Marie, en 1806, quand ils venaient de se marier, il était passé cultivateur à La Bausserais, là même où Louise vivait lors de son mariage, et Marie était « femme de labeur », en somme un commencement d'établissement. Il venait de Saint-Jacut du Mené. Au XIXe siècle, on bouge beaucoup dans les campagnes. Pourtant : autant à Tréméreuc il est pour ainsi dire naturel de s'embarquer pour cinq ans sur les vaisseaux de la Compagnie des Indes, autant il est rare de voir venir un natif des environs de Collinée, au sud du département, pour finir par faire le coquetier avec la fille de Louise Maître Allain. Ils se sont mariés en 1805 (le 30 pluviôse de l'an XIII) lui journalier, elle journalière, à Trigavou, commune limitrophe de Tréméreuc — sa mère à elle est morte deux ans plus tôt, sa mère à lui a envoyé de Merdrignac son consentement notarié. Marie Lemoine ne se marie pas à Tréméreuc, elle épouse un garçon venu d'ailleurs. Les témoins sont tous de Trigavou. Apparemment ces deux-là se rapprochent parce que chacun cherche à s'éloigner d'un lieu et d'un passé. Marie reviendra vers La Ville Beslay, François ne retournera pas chez les siens. Pourquoi était-il venu dans ce paysage si différent de ses collines ? Fuir ses misères pour en trouver bien d'autres ? Quelle sorte de bonheur s'étaient-ils procurée malgré tout ? Au recensement de 1851, il n'y a plus de Goubin ni de Lemoine à La Ville Beslay.

En 1847, quand Marie Lemoine quitte définitivement la vie-là, les Maître-Allain dits Balan commencent à s'en sortir. Jean lui-même va mourir au loin en 1849, mais son fils Louis a dix-sept ans et peut-être travaille-t-il déjà chez les calfats. Marie a entendu forcément des nouvelles de La Gallais, mais ni elle, ni Jean, ni Louis le premier ne pourraient soupçonner la brillante destinée de Louis le second ni la mort de Louis le troisième en octobre 1918. Tant de personnes possibles en chacun des vivants, que nous non plus ne connaîtrons pas et qui, à leur tour, disparaîtront comme si de rien n'avait été.

 

Sur un coup de tête, on va se plonger aux registres : c'est facile, ils sont en ligne, au moins jusque vers 1910. On apprend à se mouvoir dans l'épaisseur de quelques générations — de si peu en somme, cinq ou six —, à s'orienter entre ses ascendants et des lignées collatérales, à distinguer bientôt, dans un territoire minuscule, l'entrelacs des voisinages et des alliances, des parrainages et des services rendus, le retentissement des grands événements, et les différences des fortunes, en tous les sens du mot. Tréméreuc, c'est les Bedfert, plusieurs familles de Lemoine, les Bazin et les Pian, les Guéras et les Avril… Pleurtuit, c'est les Gautier, les Jégu et les Josselin, les Lesaicherre, les Ollivier et les Raux… Petits terroirs partagés entre bourgs, fermes et villages mais journellement ouverts sur les Indes, Terre Neuve ou l'Afrique, où les paysans, sans bouger de leur champ, ont une idée de Casablanca (« Casa », que je confondais avec le Gaza de l'Histoire sainte : notre voisin chez les Philistins !), de plusieurs Saint-Pierre, du Chili et de Port Elizabeth. Monde petit où tel évadé des pontons anglais tout uniment traverse la Manche à la rame et accoste dans la Rance, au bas de chez lui. Petits hameaux au milieu des bois, d'où l'on rejoint Le Havre et Bordeaux sur télégramme, où l'on parle un pur français du XVIe siècle, truffé d'images de marine : va gréer le cheval ; Untel a eu accident, il est à l'ancre ; mon attelage tire à coups de ressac… Un autre univers, récemment englouti, et qui ne devrait pas susciter de nostalgie, car nous ne pouvons ni ne voudrions y retourner, à aucun prix.

Rendre à Louise et aux Jean-Marie, à la petite Aimée Goubin et à tous les autres, un tribut léger de mots, et refuser de choisir dans le fouillis de soi-même ce que l'on devrait à tel ou telle, car le dernier massif, impénétrable, c'est bien celui que l'emmêlement millénaire des gènes et les épreuves des anciennes générations inscrivent en chacun des vivants.

Pierre Campion
28 janvier 2013


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