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Pierre Campion

Août 1997. Intervention au colloque Mallarmé de Cerisy.

Publiée dans Mallarmé ou l'obscurité lumineuse, sous la direction de Bertrand Marchal et Jean-Luc Steinmetz, Hermann, coll. Savoir : Lettres, 1999.

© Pierre Campion.


La raison poétique dans Mallarmé

Esquisse d'une notion de travail

À la vérité, il n'y a aucun motif pour que la raison cherche à méconnaître le point de vue de la poésie.

Maurice Blanchot

En dépit des apparences, Mallarmé est peut-être celui de nos poètes qui a poussé le plus loin l'ambition et la réalisation d'un art poétique rationnel ou, plutôt, selon la proposition que je fais ici, celles d'une raison poétique.

Pour le moment, j'appellerai raison poétique le principe fondateur d'une logique rigoureuse et universalisable, telle qu'elle est à l'œuvre, à mon avis, dans la création du sens chez Mallarmé, et j'essaierai de rechercher ce principe fondateur. Ce serait donc un mode de la raison humaine, certes spécifique, mais pas fondamentalement différent des autres modes de la raison.

Cette notion est implicite dans des études que j'ai consacrées jusqu'ici à Mallarmé : un peu sollicité par l'urgence, mais une urgence acceptée et assumée, je voudrais ici commencer à faire ce que j'avais l'intention de développer plus tard, c'est-à-dire essayer de donner un statut à cette notion de raison poétique, du moins en ce qui concerne Mallarmé.

Première proposition : le vers comme le lieu de la raison poétique

Je repars ici d'une étude que j'ai proposée récemment et je la résume, sur pièces[1]. Soit le vers célèbre et dernier du Tombeau de Verlaine :

Un peu profond ruisseau calomnié la mort

De manière clairement et distinctement articulable, deux constructions grammaticales, deux logiques et je dirais même deux raisons, y sont à l'œuvre, ensemble :

— celles de la prose qui énoncent ceci : « Un peu profond ruisseau calomnié, la mort. »

— celles du vers qui énoncent : « Un peu profond ruisseau// calomnié la mort ».
Évidemment le deuxième énoncé ne signifie pas ce que signifie le premier. Déjà, par sa césure à l'hémistiche, en une position obligatoire et indiscutable, il distingue le nom et l'image du ruisseau, et il rejette, par le fait même de l'unité de la locution « Un peu profond ruisseau », le mythe de l'au-delà de la mort et toutes les riches orchestrations que ce mythe reçoit dans plusieurs mythologies, dans l'iconographie et dans la littérature. D'autre part, il dénonce spécifiquement, dans le deuxième hémistiche ainsi à son tour détaché, un acte moralement inadmissible, un acte de mensonge, commis au sein de ces mêmes mythes et par des pensées identifiables, cela par une autre distribution grammaticale, aussi valide que la première mais qui repose sur la métrique du vers, celle de la participiale « calomnié la mort ». Enfin, il ôte au vocable de « la mort » son caractère d'expression et de réalité souveraines et définitives qu'il ne manquerait pas d'avoir, sans cela, à la clôture du poème. Voilà donc un acte de sens et même un acte éthique, qui doit au vers lui-même, c'est-à-dire à sa loi propre de constitution, loi de convention, comme toutes les lois, loi parfaitement connue et assumée comme telle.

Encore faut-il ajouter que la raison poétique, ici, ne consiste pas dans la seule loi de la métrique ni dans la simple prévalence des lois du vers sur celles de la prose mais justement dans la mise en contradiction active et même violente de ces deux énoncés. En effet, le deuxième énoncé n'abolit pas le premier, ou plutôt il ne l'abolit qu'au sens mallarméen bien connu par ailleurs, en le conservant comme nié, c'est-à-dire toujours présent et actif. En effet, le deuxième énoncé s'impose contre le premier, il ne va pas de soi, il est difficile, il est dialectique : clairement il va, comme tout le poème et en l'achevant, contre une idée admise et non admissible de la mort, sinon contre la mort elle-même. Comment et où s'opère cette négation dialectique ? Dans l'esprit du lecteur, et par cette remontée qu'il doit opérer contre l'autre énoncé, c'est-à-dire contre les habitudes de sa pensée qui sont déterminées, au sein des prégnances de la langue, par les mythes et les énoncés où cette pensée s'informe habituellement, comme usuelle et comme seule rationalité.

En somme, et simplement parce qu'on est dans un vers et qu'il doit être prononcé, au moins mentalement, suivant sa loi, une pensée vient à l'emporter dans l'idée du lecteur, et une autre raison, celles du poème, l'une et l'autre accomplies dans son dernier vers, par un effort, ressenti comme tel, du lecteur sur lui-même. Il y a fondation de valeur, par une décision et par un acte spécifiques. Ainsi donc la structure préétablie du grand vers français, fortement et normativement instituée sous le nom d'alexandrin, est-elle cependant instituante et de sens et de valeur, comme d'ailleurs toute loi de la raison en général, en dépit ou bien plutôt à cause de sa rigueur.

Enfin, conformément à la nature stratégique du vers et à sa propre nature, cet acte se produit suivant une dramaturgie, certes minimale et élémentaire, mais parfaitement repérable et analysable comme telle. Dans le mouvement strict de la lecture, la césure à « ruisseau » s'impose sans aucune surprise et, si on ne la lisait pas comme césure, c'est qu'on aurait déjà lu le poème et qu'on anticiperait le problème à venir, suivant une solution inadéquate. De même, le mot des quatre premières syllabes du deuxième hémistiche, le mot « calomnié », en tant que tel et d'abord nécessairement construit comme se rapportant à « ruisseau », ne pose pas de problème à la raison habituelle du lecteur, entendons à ses habitudes grammaticales, morales et de pensée : Verlaine joue dans l'herbe à franchir d'un bond un ruisseau ; simplement il se produit déjà une certaine surprise qui tient à l'épithète morale appliquée à ce ruisseau. C'est la survenance des deux dernières syllabes de « la mort » qui fait péripétie, la première parce qu'elle annonce une impossibilité grammaticale ou tout au moins une grande difficulté (un nom féminin, à articuler avec le système jusqu'ici masculin) et surtout la seconde : dans le seul et même point du temps où elle apparaît, point parfaitement situable dans la durée réelle et mesurable de la diction, le Styx de la mythologie païenne et la distance infranchissable que les chrétiens opposent à toute survie qui se ferait en notre monde (autre que par la résurrection de leur Christ), l'un et l'autre se réduisent au ruisseau qu'on franchit par jeu, en même temps que la grammaire requalifie la calomnie en celle de la mort elle-même (par une participiale à construire illico et a posteriori), et que les mythologies sont dénoncées comme falsifications intéressées à travers leur action ramassée en une seule et même expression, métrique, syntaxique et logique.

Prenons maintenant un autre exemple, dans le même poème, le troisième vers de son deuxième quatrain :

Ici presque toujours si le ramier roucoule

Cet immatériel deuil opprime de maints

Nubiles plis l'astre mûri des lendemains

Dont un scintillement argentera la foule.

Le vers 2 demandait déjà un effort marqué de dissociation par l'accent d'hémistiche entre le nom monosyllabique et son groupe d'adjectifs (« Cet immatériel// deuil opprime de maints »), cela avant d'imposer un enjambement dur entre « de maints » et « nubiles plis ». Puis ce vers 3 propose évidemment une disposition nouvelle mais classique depuis Hugo, une disposition ternaire : « Nubiles plis// l'astre mûri// des lendemains ». Mais, comme bien d'autres alexandrins dans Mallarmé (et ailleurs), il maintient la possibilité d'une scansion binaire : « Nubiles plis l'astre// mûri des lendemains »[2]. Ainsi, au sein de l'image, qu'il développe en trois termes (4-4-4), de la tombe comme une jeune mariée déjà enceinte de l'avenir, le vers désigne-t-il, à sa syllabe 6, le personnage prégnant du poète, à travers une nouvelle image, que le vers suivant développera. Cela, bien sûr, si l'on accepte le phénomène assez rare mais légal et désigné comme tel sous le nom de coupe lyrique, qui fait qu'une voyelle finale normalement muette porte l'accent de l'hémistiche[3].

Prenons enfin tel vers célèbre de la Remémoration d'amis belges

                                      […] je sens

Que se dévêt pli selon pli la pierre veuve

Évidemment, cet alexandrin est ternaire : « Que se dévêt// pli selon pli// la pierre veuve ». Mais ne serait-il pas binaire en même temps, sous la formule « Que se dévêt pli se//lon pli la pierre veuve » ? Certes, cela exigerait évidemment une transgression notable, celle qui ferait passer une frontière rythmique dans le mot « selon »[4]. Mais cela est-il impossible dans un poète qui entend justement, comme on va le voir, poser, de fait, le problème de la diction du vers ?

Deuxième proposition : l'esprit comme le lieu de la raison poétique

Le vers est donc le lieu de certaines surdéterminations et ces surdéterminations constituent des effets complexes de sens. Mais comment se réalisent-elles ? Autrement dit, comment, en réalité, la raison poétique constitue-t-elle ses opérations métriques ? Ou encore : si la raison en général agit bien par effectuations de rapports et de figurations du réel, quel est le statut des figures de la raison poétique, au sens fort de “en réalité” ? Deux questions donc, distinctes et liées, qui concernent, l'une le rapport de cette raison à la réalité, et l'autre l'ordre de réalité des figures (ici métriques) de cette raison.

Dans le dernier cas du « pli se//lon pli », on ne discerne pas de véritable effet de sens et tout se passe comme si des vers de ce type servaient à poser justement le seul problème de leur réalisation : comment lire un vers comme celui-là, et, partant, comme certains des autres que j'ai déjà examinés[5] ?

Une première observation, que je tire encore de Cornulier, observation de bon sens et qui va loin :

Même un poète comme Verlaine, dont souvent le vers suggère une voix, passait pour un mauvais diseur de ses propres vers ; écrivain, il est l'auteur d'une œuvre d'écriture et non de parole ; mais justement suggérer une voix n'est pas parler. L'état authentique d'un vers destiné à la publication imprimée à l'usage des lecteurs, et non répandu principalement en disques et cassettes à l'usage d'auditeurs est sa forme écrite, sa véritable nature littéraire[6].

Ainsi le mode d'existence de ces objets de langue et de parole est-il essentiellement imaginaire et représentatif. Ce sont bien des êtres de raison, en un sens, abstraits, conceptuels et représentatifs, mais des représentations elles-mêmes matérielles de la matérialité des voix (des accents, des tons, des débits et, évidemment, des césures, rejets…), des représentations et aussi des suggestions. Comme telles justement, ces suggestions ne sont pas des voix, elles les abolissent même, et déjà par leurs impossibilités, cela dans la réalité objective et matérielle de tels vers et de tels poèmes.

Le vers revêt donc bien une réalité mixte et dynamique, d'être pleinement matériel, inscrit au blanc de telle page et au sein du dispositif de tel poème, une réalité qui en appelle aux sens du lecteur et même à son expérience particulière des vers. Mais son accomplissement requiert des opérations de lecture qui lui confèrent un statut idéal, analogue à celui d'une notion mathématique ou d'un concept philosophique qui n'ont de réalité propre, et de rapport avec la réalité qu'ils décrivent, que par la médiation d'une figure elle-même développable et développée. Cependant la figure du cercle, elle, est postulée d'emblée comme un être déjà idéal, justement et par principe dépourvu de tous les traits de matérialité et de toutes les connotations qui affectent le vers, dans le temps et dans l'étendue et dont il est le porteur, même imaginairement. Comme la scène du théâtre, le vers signifie symboliquement par des dispositifs matériels. Avec lui, on ne sort ni de la réalité ni de l'esprit humain.

Tout cela fait que les opérations du vers, comme il convient à celles d'un ordre certes problématique mais cependant rationnel, se déroulent dans l'ordre réglé et stratégique des opérations poétiques, strictement, comme le dit le texte connu de Crayonné au théâtre, à la gloire de Banville :

[…] l'épuration, par les ans, de son individualité en le vers, le désigne aujourd'hui un être à part, supérieur et buvant tout seul à une source occulte et éternelle ; car rajeuni dans le sens admirable par quoi l'enfant est plus près de rien et limpide, autre chose d'abord que l'enthousiasme le lève à des ascensions continues ou que le délire commun aux lyriques : hors de tout souffle perçu grossier, virtuellement la juxtaposition des mots appareillés d'après une métrique absolue et réclamant de quelqu'un, le poète dissimulé ou chaque lecteur, la voix modifiée suivant une qualité de douceur ou d'éclat, pour chanter[7].

Ce n'est pas qu'il n'y ait plus de mystère, mais celui-ci est désormais tout entier rapatrié dans l'esprit humain et dans la relation que celui-ci entretient avec la seule réalité. Comme il est dit du Vers, presque aussitôt après, dans le même texte :

Signe ! Au gouffre central d'une spirituelle impossibilité que rien soit exclusivement à tout, le numérateur divin de notre apothéose, quelque suprême moule n'ayant pas lieu en tant que d'aucun objet qui existe : mais il emprunte, pour y aviver un sceau tous gisements épars, ignorés et flottants selon quelque richesse, et les forger.

Nulle transcendance donc dans cette apothéose : c'est le fait même de la réalité (c'est-à-dire la condition irréductible et impensable, mais évidente, du rien hic et nunc pour que tout soit comme il est) et la présence spirituelle de l'homme à cette réalité, présence immanente qui l'inclut, lui en elle, comme la capacité à elle nécessaire de sa négation, c'est cela même qui fait la rationalité de l'homme, son rapport religieux (religio) à la seule réalité et le caractère mystérieux de ce rapport. Comme le philosophe, Mallarmé s'étonne qu'il y ait quelque chose plutôt que rien et il pose une raison de nécessité entre ce quelque chose et ce rien[8]. La raison du monde, c'est le lien entre rien et tout qui le constitue comme il est, et la raison de l'homme, c'est la situation qu'il occupe en ce monde et la possibilité qui en découle de déclarer cette première raison. Tel est, à mon avis, le vrai mystère et le noyau irréductible de l'obscurité mallarméenne : dans les termes et dans la logique de cette raison dialectique entre tout et rien, et dans le fait même de cette Raison. C'est tout le sens du sonnet Quand l'ombre menaça de sa fatale loi, qui accuse un Pascal, sans le nommer mais de façon transparente, d'avoir contribué à distraire de la terre son propre mystère et d'en avoir ainsi méconnu le génie propre :

Oui, je sais qu'au lointain de cette nuit, la Terre

Jette d'un grand éclat l'insolite mystère,

Sous les siècles hideux qui l'obscurcissent moins.

 

L'espace à soi pareil qu'il s'accroisse ou se nie

Roule dans cet ennui des feux vils pour témoins

Que s'est d'un astre en fête allumé le génie

Ce génie, c'est évidemment celui de l'esprit humain, dès lors qu'il a rapatrié en lui la raison qu'on lui avait volée ou qu'il s'était laissé calomnier. C'est pourquoi, dans sa discussion du livre de Mauron, Maurice Blanchot était fondé, d'une part, à admettre le discours de la raison sur la poésie de Mallarmé et, d'autre part, à demander que ce travail consiste dans une approche du noyau irréductible du sens poétique et non pas dans l'exégèse d'un objet seulement dissimulé ou, encore moins, dans la traduction terme à terme d'un grimoire simplement codé :

À la vérité, […] il n'y a aucun motif pour que la raison cherche à méconnaître le point de vue de la poésie. Son rôle au contraire et son ambition est de le respecter dans toute sa rigueur, d'en faire valoir la pureté, de s'en saisir pour écarter tout ce qui pourrait s'y mêler d'inauthentique et de confus. Lui demande-t-on d'expliquer un poème, elle ne s'y refuse pas, mais elle montre que l'explication de toute poésie véritable consiste à s'éloigner les habitudes pratiques d'intelligibilité, à ruiner les commentaires, des plus grossiers aux plus subtils (commentaires qui sont justement nécessaires pour être réfutés), et, de cercle en cercle, de gloses inexactes en scolies imparfaites, par un vide de mieux en mieux approprié, à diriger le regard sur le point où la poésie, cessant d'être un objet pour devenir puissance de vision, donne au lecteur le sentiment d'être lui-même expliqué et contemplé. Est-il tourment plus pur que cette critique de la raison par soi et cette division pendant laquelle elle s'éprouve au voisinage de ce qu'elle ne peut toucher[9] ?

Car « ce qu'elle ne peut toucher » et ce qu'elle peut seulement « éprouver », ne serait-ce pas tout simplement elle-même ?

Mais encore un mot sur ce rapport religieux que l'esprit institue entre les choses et au sein duquel il s'institue. Il ne se réalise pas seulement dans la raison poétique : l'économie de l'or, la production industrielle et ses propres calculs, le travail et son genre spécial de relation à la nature et à la terre maternelles, toutes ces activités humaines relèvent de la figuration, de la rationalité et, historiquement parlant, de la notion dramatique de la crise et de la propre rationalité de cette crise[10]. C'est ainsi que Mallarmé en arrive, dans l'une des notes de la conférence La Musique et les Lettres, à une espèce d'équation renvoyant à une formule générale :

La vérité si on s'ingénie aux tracés, ordonne Industrie aboutissant à Finance, comme Musique à Lettres, pour circonscrire un domaine de Fiction, parfait terme compréhensif. La Musique sans les Lettres se présente comme très subtil nuage : seules, elles, une monnaie si courante. […] Tout se résume dans l'Esthétique et l'Économie politique[11].

À toutes ces raisons, la raison poétique emprunte et participe, notamment par son caractère de raison stratégique. En effet, comme nous l'avons déjà vu au niveau d'un vers, le mouvement de l'énonciation, notamment au niveau du poème, constitue le sens suivant une opération réglée de suggestion. Je ne développe pas ici l'analyse des modalités et des significations de la suggestion, car je l'ai faite par ailleurs : je me contente de souligner que la suggestion, comme suite réglée d'opérations, voulues et désespérées, voulues comme désespérées (Jamais un coup de dés…), d'opérations visant à déterminer d'avance tels événements de sens dans l'esprit de tout lecteur possible, répond au caractère instituant de la raison mallarméenne, tel qu'on va le retrouver à l'instant[12].

Troisième proposition : l'image comme le mode de la raison poétique

Un des modes spécifiques de la raison poétique, chez Mallarmé et ailleurs, est nécessairement l'image. Car, en elle, il se forme un rapport entre les choses tel qu'il se détermine par et dans l'esprit.

Chez Mallarmé, l'activité imageante prend, sur le tard, le nom de symbole. En effet, sur le double plan du texte comme totalité entièrement disponible à elle-même, à tout instant et en tout point, et comme mise en œuvre d'une action de développement du sens, le poème trace des relations entre ses termes et, par là, entre les choses. Au début, et par exemple dans Le Sonneur ou Les Fenêtres, la structure et le mouvement du texte sont encore mécaniques, souvent à deux termes qui se partagent également les quatrains et les tercets d'un sonnet. Puis les miroitements se multiplient entre les mots et le mouvement du sens se forme à chaque moment.

Ainsi du poème de La Chevelure. Nous ne devons pas oublier que ce sonnet, certes autonome et publié ensuite comme tel par Mallarmé, appartient d'origine au poème en prose de La Déclaration foraine, dans la fable duquel il intervient pour sauver la situation périlleuse où l'amie du poète s'est mise pour attirer une clientèle et quelques sous au tenancier d'une baraque de foire abandonnée des chalands[13] :

Net ainsi qu'un jet égaré d'autre part la dardait électriquement, éclate pour moi ce calcul qu'à défaut de tout, elle, […] sans supplément de danse ou de chant, pour la cohue amplement payait l'aumône exigée en faveur d'un quelconque ; et du même trait je comprends mon devoir en le péril de la subtile exhibition, ou qu'il n'y avait au monde pour conjurer la défection dans les curiosités que de recourir à quelque puissance absolue, comme d'une Métaphore. Vite, dégoiser jusqu'à éclaircissement, sur maintes physionomies, de leur sécurité qui, ne saisissant tout du coup, se rend à l'évidence, même ardue, impliquée en la parole et consent à échanger son billon contre des présomptions exactes et supérieures, bref, la certitude pour chacun de n'être pas refait.

Ainsi donc la déclamation du poème est-elle produite en vue de rémunérer les clients du forain ou, plus exactement, de donner au seul spectacle que cette femme offre d'elle-même contre la petite monnaie des clients, et qui rémunère « amplement » ceux-ci, la pleine valeur, spirituelle, qu'il n'aurait pas pourtant sans la Métaphore. La symbolisation prend donc sa fonction dans l'économie symbolique du spectacle (où la femme revêt une valeur marchande, au risque des malentendus d'une basse exhibition et à la faveur de la déclaration poétique) et celle-ci trouve sa fonction dans l'économie en général, dans laquelle l'aumône et la générosité amoureuse peuvent trouver leur place mais où chacun doit être sûr d'en avoir au moins pour son argent. Comment le poème opère-t-il donc pour remplir symboliquement cette fonction économique et morale de montrer la féminité comme une valeur, y compris marchande, sans pour autant la dégrader ? Par le discours et l'exhibition d'une métaphore complexe, celle qui conjoint, de manière à les rendre évidentes, en la personne de l'amie, les valeurs de la sexualité, de la richesse, du pouvoir et de la victoire militaire. Nous sommes donc ici au carrefour de trois (ou quatre) rationalités, telles que seule la raison poétique, au sein d'une fiction dramatique qui les mette en mouvement, peut les unifier et les rendre disponibles.

Il serait trop long ici de développer l'étude du poème entier, mais je voudrais en souligner certains des traits qui renvoient d'abord à la double articulation du symbole que j'évoquais, c'est-à-dire à la double rationalité de la structure et du mouvement. À cet égard, le premier hémistiche du premier vers (La chevelure vol) institue, par son propre mouvement, la cellule structurale d'opposition et de réunion qui va gouverner le déploiement de toutes ces raisons : la chevelure pourrait être un vol, au sens où les spectateurs (et l'amant) seraient volés, n'était qu'elle est un tout autre vol, au sens qui leur sera immédiatement explicité (par le deuxième hémistiche) puis développé (par tout le poème) : le vol d'une flamme qui parcourt le corps désirable de bas en haut, qui institue et consacre le mode de sa royauté, de sa richesse monétaire, de sa gloire et de son héroïsme. À la fin, une formule en distique, empruntée à la forme du sonnet anglais, fait à nouveau structure et sentence de dénouement, l'une par l'autre : elle proclame

                                          l'exploit

 

De semer de rubis le doute qu'elle écorche

Ainsi qu'une joyeuse et tutélaire torche

Par sa victoire, sanglante et quelque peu barbare, qui fait triompher l'évidence sur le doute, la chevelure est réaffirmée comme flamme (amoureuse), comme richesse et comme pouvoir héroïque.

Trois observations pour terminer cette analyse trop allusive du texte.

1 — Pour être raisonnement irréfutable, le lien qu'institue la rationalité poétique, comme celui qu'institue toute rationalité, doit être reconnu par tous et par chacun, c'est-à-dire, ici, par la foule anonyme provoquée à faire « l'aumône exigée en faveur d'un quelconque » à l'occasion d'une circonstance imprévue, mais aussi par la femme qui s'est spontanément instituée comme le personnage de cette parade. Dans l'aparté final du poème en prose, entre le bateleur improvisé et « la chère », celle-ci évoque la nécessité de « ceci [qui] jaillit, forcé, sous le coup de poing brutal à l'estomac, que cause une impatience de gens auxquels coûte que coûte et soudain il faut proclamer quelque chose fût-ce la rêverie.. » et en réponse le poète évoque le risque pris en cette affaire par « la rêverie » justement et son genre de nécessité, en la circonstance :

— Qui s'ignore [elle, la rêverie] et se lance nue de peur, en travers du public ; c'est vrai. Comme vous, Madame, ne l'auriez entendu si irréfutablement, malgré sa réduplication sur une rime du trait final, mon boniment d'après un mode primitif du sonnet, je le gage, si chaque terme ne s'en était répercuté jusqu'à vous par de variés tympans, pour charmer un esprit ouvert à la compréhension multiple.
— Peut-être ! accepta notre pensée dans un enjouement de souffle nocturne la même.

Dans cet événement provoqué par un de ces mouvements non réfléchis de pitié et de charité qui signalent et signifient la pitié humaine, une communauté de sens s'est donc formée, au péril des malentendus les plus graves et qui pouvaient fort mal tourner. Dans cette communauté, la situation théâtrale fait relation entre le prononcé de l'orateur, qui élève l'exhibitionnisme à son niveau symbolique, et la compréhension de la foule qui unifie en elle les différences de ses membres, et, en retour, rassure la femme et l'assure d'un sens, celui de sa situation à l'égard de cette foule comme aussi celui de sa relation érotique, ainsi renouvelée, à l'égard du bateleur. La raison poétique constitue ainsi un faisceau de plusieurs relations humaines, d'abord une relation érotique, puis, enveloppées dans celle-ci, de relations économique, politique, morale, théâtrale.

2 — On sait que l'image de la chevelure est ancienne chez Mallarmé et qu'elle trouve de nombreux échos et développements jusque dans ses derniers poèmes. Dès le poème Le Château de l'Espérance, texte de 1863 qui demeura inédit du vivant de Mallarmé, elle joint le couple amoureux de la chevelure et le thème guerrier du drapeau[14].  Et elle reviendra, dans des constitutions plus complexes, mais toujours fondamentalement la même dans des poèmes tardifs et importants comme Victorieusement fui, Quelle soie aux baumes de temps, et même M'introduire dans ton histoire. Il y aurait donc ici un mythe personnel, c'est-à-dire une formation symbolique et narrative propre, réactualisable à l'occasion de tel poème, instituante d'un sens universel. Faut-il alors renvoyer à une formation psychique particulière de Mallarmé ? Pourquoi pas ? Mais l'essentiel, à mon avis, consiste dans l'élaboration par Mallarmé d'opérations poétiques qui adoptent la logique et la raison particulières du mythe : le recours fréquent au mode narratif et à la tradition collective (la mythologie, les Évangiles, etc.), la récurrence et le réarrangement des thèmes au gré des circonstances, l'actualisation du thème ancien, les modes de la signification symbolique.

3 — Ici, comme dans maint autre poème, il faut souligner la précision et même l'espèce de réalisme brutal de l'allusion érotique, que le contexte du poème en prose ne dément pas, au contraire. En effet, le mouvement du premier quatrain décrit nettement le trajet d'un vol qui va d'une toison à l'autre, de l'Orient implicitement, où cette pensée se lève, à l'Occident où s'achèvent les désirs, pour revenir ensuite couronner « le front […] son ancien foyer ». Et la déclamation poétique de cette situation érotique est chargée de donner un sens à l'exhibition de l'aimée, un sens sexuel mais non pornographique, celui d'une prostitution qui aura le sens d'un acte double de charité, à l'égard de la foule et à l'égard du tenancier abandonné de clients : elle sera donc précise et allusive, symbolique et évidente. En effet, de manière générale, la validité de l'image mallarméenne et sa garantie tiennent à l'exactitude de son lien avec le réel. Ainsi, dans Toute l'âme résumée, l'évocation des opérations de la négation poétique ne prouve-t-elle à l'égard de ces opérations que parce qu'elles renvoient exactement aux actions concrètes du fumeur de cigare et à leur logique propre : aspirer la fumée, la rejeter en ronds, laisser tomber la cendre. Cela pourrait recevoir deux interprétations, celle qui soutiendrait que la logique de l'image se fonde étroitement dans l'existence et dans la logique concrètes de ce qui est représenté et celle qui exigerait que la rerésentation-négation de la réalité nie et représente de la réalité très exactement et seulement ce qui s'impose au poète comme sa réalité : son seul caractère de concrétude, d'immédiateté et d'étrangeté, je dirais sa seule réalité.

La première de ces deux interprétations, peut-être la plus superficielle, laisse entendre que la symbolisation articule entre eux deux discours et deux ordres de raisons, ceux de la réalité et ceux que révèle l'opération de la poésie : on irait du sens au sens, du sens de l'opération de fumer un cigare au sens de poétiser, de celui du corps de l'aimée à ceux de l'économie de la guerre, de la métaphore et du théâtre, du sens des constellations célestes à celui des ordonnancements poétiques. En effet, si toute rationalité ordonne la réalité, l'image poétique de Mallarmé manifeste, plus qu'on ne le dit, la pertinence que cet ordonnancement retire de l'ordre même du monde. À sa manière, Valéry suit cette interprétation dans le récit qu'il fait de la nuit de juillet 1897 où Mallarmé le raccompagna après lui avoir fait voir les épreuves du Coup de dés :

Au creux d'une telle nuit, entre les propos que nous échangions, je songeais à la tentative merveilleuse : quel modèle, quel enseignement, là-haut ! Où Kant, assez naïvement peut-être avait cru voir la Loi Morale, Mallarmé percevait sans doute l'Impératif d'une poésie : une Poétique. Cette dispersion radieuse ; ces buissons pâles et ardents ; ces semences presque spirituelles, distinctes et simultanées ; l'immense interrogation qui se propose par ce silence chargé de tant de vie et de tant de mort ; tout cela, gloire par soi-même, total étrange de réalité et d'idéaux contradictoires, ne devait-il pas suggérer à quelqu'un la suprême tentation d'en reproduire l'effet ! — Il a essayé, pensai-je, d'élever enfin une page à la puissance du ciel étoilé ![15]

La seconde interprétation, malgré les apparences, n'est peut-être pas si différente. Elle implique que la raison poétique confère à ce qui n'a pas de raison par soi-même ni même d'humanité (le corps aimé et le désir qu'il suscite, les choses de la nature, la nature elle-même, l'histoire) un ordre humain, celui de l'économie, du pouvoir et même de la guerre, cela par la médiation de la symbolisation poétique. Ou plutôt la pertinence (sexuelle) de l'image de la torche assure en même temps la rationalité générale de l'édifice des trois rationalités et confère à l'ensemble de ces expériences un sens que la réalité n'aurait pas sans cela. Je veux dire par là que la réalité, au premier chef celle de la sexualité, mais aussi celle de chacun des domaines de la vie si on les prenait séparément (le travail, la guerre, la finance), est précisément ce qui ignore et donc qui appelle le sens, que le poème lui confère. La raison poétique, c'est le lien voulu et institué que l'esprit se donne justement avec ce qui n'est pas lui, ni la raison. Encore faut-il que le réel soit saisi immédiatement, c'est-à-dire à son niveau premier d'évidence et de brutalité, le seul où nous puissions à la fois constater son irréductibilité et avoir rapport avec lui : le corps désiré comme corps, l'inhumanité du travail comme abrutissement, la crise comme durée sans issue et mortifère, et, par exemple, l'injure du « soûlaud » au poète (« Fumier ! »), accompagnée « de pieds dans la grille » et de « ses nouvelles provocations débordantes »[16].

Quatrième proposition : la raison poétique est métaphysique et dialectique

Reprenant, pour conclure, ce qui précède et le résumant, je dirais que, dès son principe, établi sur le rapport du tout et du rien, la raison poétique joue les contraires et s'attache à les résoudre et qu'elle n'accepte de mystère que celui de ce rapport. C'est pourquoi les modalités de ses réalisations, dans le vers, dans le poème, dans la symbolisation, roulent toujours sur des oppositions rigoureuses et pratiques, sur des impossibilités poétiquement exécutées.

Cependant cette dialectique, théorique et pratique, ne relève pas d'influences ou d'a priori philosophiques. Elle se fonde et se renouvelle, et se diversifie, dans la pratique de la poésie et des proses.

En somme, la raison poétique, en tant que raison, et comme toute rationalité, mais à sa manière, ici celle de Mallarmé, poserait trois évidences et leur corollaire, éthique, qu'elle seule peut poser et construire. Les trois évidences sont celles d'une métaphysique selon la raison, consenties par elle pour l'exercice de ses propres opérations et responsabilités et à réinstituer par elle, sans cesse, au sen de cet exercice :

— De ce qui est, on peut dire seulement que cela est.

— Ce qui est est en vertu de rien.

— Le sens s'enlève sur le fond du non-sens.

Le corollaire : les actes, sans cesse spécifiés et réitérés de la raison poétique, consistent à rappeler ces évidences et à réaffirmer l'exigence, seulement et toujours comme exigence et comme impossibilité, que ce qui est soit humain. Cela comme le font, à leur manière, la raison stratégique et la raison historique, la raison économique, la raison scientifique et la raison philosophique. Ces actes, de poétique, s'offrent chacun, selon ses circonstances et ses lois propres, à l'intelligence rationnelle des lecteurs et commentateurs, sans autre intimidation, dans le dernier Mallarmé, que la difficulté inhérente à son principe, difficulté parfaitement acceptable et délimitable, ni moins ni plus fondée finalement que celles de la philosophie et de la science en général.

Pierre Campion

 

 


NOTES

[1] Pierre Campion, La Littérature à la recherche de la vérité, Le Seuil, coll. Poétique, 1996, chapitre « Le Discours de la pensée dans le vers ».

[2] Benoît de Cornulier réfute « une “évidence” assez commune […] : celle suivant laquelle un vers mesurable en 6-6 n'est par conséquent pas mesurable en 4-4-4. Certes, il est très plausible que la majorité des vers ont une seule mesure ; mais il n'est pas évident qu'un vers ne puisse quelquefois se mesurer simultanément de deux façons, en étant rythmiquement perçu sous deux aspects simultanés et différents. », Théorie du vers, Le Seuil, 1982, p. 162.

[3] Selon le répertoire et les propres critères de B. de Cornulier, c'est le seul “12-syllabes” dans Mallarmé qui présente cette propriété d'une sixième syllabe féminine (ouvr. cit., p. 291).

[4] Toujours selon ses critères, B. de Cornulier dénombre dans Mallarmé six “12-syllabes” qui présentent la propriété d'une sixième syllabe tombant au sein de ce qu'il appelle la partie masculine d'un mot. Parmi ces six vers, il cite celui-ci, du Tombeau de Charles Baudelaire, « Contre le marbre vainement de Baudelaire » (ouvr. cit., p. 291). Nécessairement ils présentent tous les six, par ailleurs, la structure 4-4-4.

[5] D'une certaine manière, l'utopie fameuse du Livre est née de ce problème : comment, c'est-à-dire à quelles conditions, exhaustives, y compris matérielles et financières, donner une certaine réalité, sur le modèle de la scène théâtrale, aux actes propres de la raison poétique ?

[6] Ouvr. cit., p. 131. On pourrait faire la même observation pour Apollinaire : les enregistrements, fût-ce ceux du poète, ne font pas preuve au regard du sens.

[7] Stéphane Mallarmé, Igitur, Divagations, Un coup de dés, dans l'édition Poésie/Gallimard, pp. 233-234.

[8] De là, sans aucun doute, le genre de goût et d'amour, concret, sensuel, et souvent mal reconnu, que Mallarmé porte à tout ce qui est.

[9] Maurice Blanchot, « La poésie de Mallarmé est-elle obscure ? », dans Faux pas, Gallimard, 1943, pp. 130-131.

[10] Je renvoie bien sûr au livre de Bertrand Marchal : La Religion de Mallarmé, José Corti, 1988.

[11] Igitur, Divagations, Un coup de dés, éd. cit., p. 369.

[12] Selon Cassirer, la raison des Lumières se définit justement par son caractère instituant : « La raison se définit beaucoup moins comme une possession que comme une forme d'acquisition. Elle n'est pas l'aerarium, le trésor public de l'esprit où la vérité est entreposée comme monnaie sonnante et trébuchante mais le pouvoir original et primitif qui nous conduit à découvrir la vérité, à l'établir et à s'en assurer. […] C'est en ce sens que tout le XVIIIe siècle conçoit la raison. Il ne la tient pas pour un contenu déterminé de connaissances, de principes, de vérités mais pour une énergie, pour une force qui ne peut être pleinement perçue que dans son action et ses effets. » Ernst Cassirer, La Philosophie des Lumières, trad. de P. Quillet, Fayard, 1966, rééd. par Gérard Monfort, p. 48.

[13] Le poème de La Chevelure est dans l'éd. Poésie/Gallimard de B. Marchal à la p. 40, le texte de La Déclaration foraine aux pp. 95-91 de Igitur, Divagations, Un coup de dés, éd. cit. Voir l'ensemble du dossier dans Stéphane Mallarmé, Îuvres complètes, I, Poésies, Flammarion, 1983, pp. 330-334.

[14] Poésie/Gallimard, p. 157. Le dossier de ce poème est à la p. 170 de l'édition Flammarion.

[15] Valéry, « Le Coup de dés, lettre au Directeur des Marges », dans Variété, éd. des Îuvres, La Pléiade, vol. I, p. 624.

[16] Conflit, dans Igitur, Divagations, Un coup de dés, éd. cit. p. 104.

 

 

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