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Pierre Campion

« Écrire l'événement. L'Espoir de Malraux dans la guerre d'Espagne ».

Article paru dans la Revue d'Histoire Littéraire de la France, juillet-août 2001, n° 4, pp. 1233-1253.

© : Pierre Campion.

Mis en ligne le 3 octobre 2002.

 


ÉCRIRE L'ÉVÉNEMENT

L'Espoir de Malraux dans la guerre d'Espagne

Vers la fin de 1937, quand Malraux publie L'Espoir, la guerre d'Espagne n'est ni perdue ni gagnée[1]. Voilà donc un écrivain qui, par son titre même, attache le sort de sa fiction et celui de toute une poétique à l'issue présumée positive d'un événement historique des plus problématiques et non encore dénoué. Ce n'est pas que l'on ne puisse faire un beau roman avec le récit d'une défaite : pendant toute la dictature de Franco, et jusqu'à maintenant, les lecteurs liront L'Espoir comme la chronique d'une catastrophe non annoncée et cependant inévitable, d'autant plus véridique et émouvante que le romancier ne savait pas la fin.

Mais, dans le temps où il l'écrit et selon un projet tout proche de celui de Bernanos et de ses Grands cimetières sous la lune, Malraux entend approcher, désigner, et si possible pénétrer le secret de cet événement comme tel, son indétermination et son obscurité elles-mêmes, sa nature donc, qui ne saurait se comprendre et se formuler que dans son propre avènement et non pas dans son issue, parce que son issue, désormais et de toute façon, ne saurait être proche ni même se résoudre en Espagne. Mais aussi, et de manière plus générale : parce que le secret de toute action, pense Malraux, et celui de l'Histoire, appartiennent à l'instant et au geste propres des héros qui agissent et non à l'espèce de logique dont le succès ou l'échec viennent offusquer a posteriori la confusion passionnée de leurs intentions et de leur style, à cette logique et à ce sens que les historiens formalisent ensuite à loisir, achevant ainsi de manquer à la beauté et à l'abjection sans pareilles du moment. La marque poignante, la signature de la réalité historique et de son intention inhumaine, la preuve de sa logique, c'est l'événement, tel qu'il se produit entre les hommes et par leur ministère : il exprime la capacité de la réalité historique à l'imprévisibilité et à l'inconséquence, à faire loi de ce qui arrive, à chaque fois. Cependant, et justement dans la mesure où il inscrit ponctuellement dans le temps l'irréductibilité du réel à notre exigence de rationalité, l'événement ouvre l'avenir non seulement à tous les possibles raisonnablement envisageables mais aussi à l'impossible : si nul ne peut prévoir l'issue d'un processus historique dans le temps où il se déroule et si cette incertitude est effrayante (tragique ?), cela signifie aussi que, dans le temps de ce moment, et sans se contredire, l'histoire ménage aux sujets obscurs à eux-mêmes de ce processus une perspective totalement ouverte, qu'elle leur permet ce qui s'appelle ici l'espoir, c'est-à-dire la conviction légitime d'une confiance en l'avenir, quoi qu'il advienne en effet.

En tant que la condition même de leur action et la manifestation non illusoire de leur liberté, leur espoir n'engendre pas le quiétisme et encore moins la résignation. Il exprime la donnée immédiate et réelle de leurs discours et du moindre comme du plus grave de leurs actes : dans cet engagement à l'arme blanche, il n'est pas dit d'avance ni encore écrit (ensuite, dans les états militaires, dans la chronique ou même dans l'histoire) que je serai tué ; mon analyse réfléchie et passionnée de telle circonstance reste valide tant que l'issue ne l'a pas démentie, et il se peut qu'elle la confirme ; nous pouvons et nous voulons gagner la guerre d'Espagne ; mon livre s'écrit et paraît sous le pavillon de ceux qui se tournent à bon droit vers l'avenir. L'espoir est donc la disposition de la volonté, disposition actuelle, immédiate et active, selon laquelle ce qui devrait être peut se réaliser, précisément à la faveur de l'arbitraire de ce qui est : c'est, ici et maintenant, l'espoir que la Révolution mondiale peut survenir à travers la guerre d'Espagne. Au sein de l'événement, et si nous adhérons pleinement à son caractère essentiel d'imprévisibilité, nous avons l'assurance que ce qui demeurait irréalisé n'est pas irréalisable et que le consentement raisonnable à la réalité du réel n'est pas la résignation au train des choses comme elles vont.

Ou plutôt, et de manière plus positive encore : nous aimerons tout de la réalité et notamment la raison non humaine de ses événements, justement parce qu'elle ouvre à notre désir les seuls moments et la seule temporalité où il puisse agir selon ses propres exigences et selon sa propre loi. On mesure par là combien, malgré des apparences qui en trompèrent quelques-uns, L'Espoir n'est pas vraiment le livre d'un communiste.

L'impatience d'un écrivain

Voilà donc un écrivain reconnu qui ne veut plus attendre, comme au temps de La Condition humaine, le triomphe ou l'écrasement d'un mouvement révolutionnaire pour en écrire la réalité. Raconter l'événement dans la perspective de ceux qui le vivent, y entrer comme l'un de ses acteurs et comme son poète, ne pas distinguer entre ces deux fonctions de poète et de combattant, prendre le risque attaché à l'une comme à l'autre, telle est la pensée de l'auteur de L'Espoir. Ainsi précisément, quand Aristote écrit à propos du poète dramatique : « À supposer même qu'il compose un poème sur des événements réellement arrivés, il n'en est pas moins poète ; car rien n'empêche que certains événements réels ne soient de ceux qui pourraient arriver dans l'ordre du vraisemblable et du possible, moyennant quoi il en est le poète[2]. », Malraux ne l'entend-il pas tout à fait comme le philosophe. Pour lui, il ne s'agit pas d'événements accomplis (genomena) ni de ceux qui se prêteraient à la composition d'une fable en tant qu'ils présenteraient déjà les traits essentiels des fictions poétiques, de ces événements dont chacun peut dire à leur propos que la réalité dépasse la fiction, en logique, en invention de péripéties, en émotion, en signification morale et philosophique : car il entend raconter l'événement dans le temps qu'il arrive, en tant que justement il relève encore de l'ordre de l'impossible et de l'invraisemblable, en tant que personne ne saurait d'avance en configurer le sens de manière évidente et définitive, en tant que, pour les divers acteurs, son issue ne saurait relever que de l'espoir, ou du désespoir, en tant qu'ils entendent ignorer la sagesse qui préside aux dénouements. Dans ces conditions, le lien entre le poète et le combattant conjoint la compétence de l'un et l'expérience de l'autre, l'une et l'autre hasardeuses et se cautionnant mutuellement, éclaire momentanément le projet stratégique de son camp sans lui garantir la victoire, et porte le combat dans la dimension ici essentielle de l'opinion mondiale. En 1937, la guerre d'Espagne n'est pas encore une légende (comme celles de Don Juan ou de Faust) ou un épisode de l'histoire (comme celui des guerres médiques) qui, l'une ou l'autre, n'attendrait plus que ses poètes.

Pour Malraux, comme pour beaucoup de ses contemporains, la guerre d'Espagne n'est pas non plus un événement historique ordinaire, c'est l'événement même. L'enjeu, c'est la Révolution mondiale, à l'œuvre dès avant 17 mais confrontée désormais au fascisme, c'est-à-dire à ce qui peut alors apparaître comme son exacte et dernière négation : cette guerre ne met en jeu les nations que par le biais des deux idéologies qui les traversent toutes. La révolution sociale y revêt donc la forme ancienne de la guerre, civile et étrangère, la renouvelle et la porte tout de suite aux extrêmes de la violence, en jetant les civils sous les bombardements et en réunissant les atrocités les plus brutales, les corps à corps les plus archaïques et les armes sophistiquées des combats futurs : on ne saurait plus distinguer entre la guerre de siège à l'ancienne, le front contre front des tranchées et des sapes, les mouvements napoléoniens, les combats de rue ou d'égout. Le champ de bataille de cette nouvelle guerre mondiale, c'est l'un des pays les plus arriérés et les plus écartés de l'Europe, où l'on ne l'attendait pas vraiment. Les deux idéologies planétaires s'y affrontent à nu, rebattant au passage les cartes des anciennes valeurs et des anciennes oppositions politiques, intellectuelles, religieuses, spirituelles, et elles paraissent ainsi ouvrir à l'histoire universelle une alternative dernière. S'il est une clé de l'histoire humaine, elle s'offrira donc à celui qui, s'emparant de la formule de Shakespeare et en relevant le défi, voudra raconter ce bruit et cette fureur mêmes, mais de manière à en approcher le sens (militaire, politique) et la vérité humaine (morale), dans un récit qui ne sera ni Ivanhoé, ni La Chartreuse de Parme, ni Guerre et paix, ni La Débâcle, ni Orages d'acier, mais tout cela à la fois, et bien plus par conséquent : la forme inédite qui formulerait l'irruption de conflits radicalement nouveaux dans l'humanité. Quel écrivain, doit penser Malraux, voudrait manquer le moment de ce siècle et celui de l'Histoire ? Écrit très vite, dans l'excitation d'être au rendez-vous que fixent l'événement de cette guerre et l'avènement du cinéma comme la poétique nouvelle et déjà universelle de la narration, et dans une perspective qui ne distingue pas entre l'auteur du livre et le réalisateur d'un certain film encore à venir, entre le commandant de l'escadrille Espa–a, le militant des tribunes et des congrès, le propagandiste en quête de fonds aux États-Unis, L'Espoir invente une poétique mais sans sacrifier au roman d'expérimentation : écrivain d'instinct et aventurier depuis toujours, Malraux se laisse porter par la guerre d'Espagne, et par une volonté.

Roman ou reportage ?

À la totalisation des formes historiques de la guerre dans cet événement crucial répond la totalisation des formes du récit. Depuis quelque temps, Malraux réfléchissait au reportage. Ainsi dans la préface qu'il donne en 1935 au livre d'une journaliste[3] : « Je pense qu'il est bien peu de romanciers de notre temps qui n'aient rôdé autour des reportages réunis en volume, qui n'aient senti que se préparait là une nouvelle forme de roman et qui n'aient assez vite abandonné leur espoir. […] La force virtuelle du reportage tient à ce qu'il refuse nécessairement l'évasion, à ce qu'il trouverait sa forme la plus élevée (tout comme le roman de Tolstoï) dans la possession du réel par l'intelligence et la sensibilité, et non dans la création d'un univers imaginaire (univers destiné parfois, lui aussi, à la possession du réel). » Entre le romancier et le journaliste, qui prétendent tous deux à distinguer la vérité dans la guerre des valeurs et à débrouiller le sens dans l'obscurité des faits, Malraux relève une complicité inattendue et une complémentarité, mais à réaliser[4]. Comme le roman français de Balzac à Zola, le reportage propose un point de vue immanent à l'événement, par « l'intrusion d'un personnage dans un monde qu'il nous découvre en le découvrant lui-même » ; mais sa force spécifique réside dans la relation immédiate et sans lendemain qu'il entretient avec la réalité : « Il ne s'agit plus d'y chercher des personnages mais des choses. » Car la pire tentation en présence de la réalité de l'événement, c'est de fuir cette présence, et la meilleure manière de ne pas céder à cette tentation, c'est l'abnégation du reporter et du cinéaste, leur technique réduite au « rapprochement elliptique, non de deux mots, mais de deux faits ». Cependant le reportage s'abîme dans les choses s'il n'est animé par une revendication : « S'il y a ici [dans le livre d'A. Viollis] un grand roman à l'état brut, c'est que toute nouvelle forme d'art implique une volonté, c'est que le reportage est faible en France dans la mesure où il ne veut rien. » Inversement, la force du roman consistait à proposer un mode d'intelligibilité de cette réalité, c'est-à-dire un agrandissement épique qui la manifestait, des schèmes fictifs de compréhension (une fable…) et des procédures d'explication (à travers les processus de l'identification qui régissaient la lecture de la fable). Puisque l'un tend à perdre le sens de l'instant dans la tentative d'une métaphysique du temps et l'autre à s'engluer dans l'opacité du moment, Malraux recherche une poétique qui unisse le caractère transcendant de la fiction et le caractère périssable des reportages et interviewes destinés, pour finir, à emballer le poisson du marché[5]. Aimer les choses et changer le monde, dépasser le roman et le journalisme dans une nouvelle forme d'art, fondre la chronique et les analyses, le documentaire et le grand film, sous la lucidité que confère « la protestation révolutionnaire ».

Strictement cadré dans des jumelles, un pare-brise d'auto ou des viseurs d'armes, monté comme une suite d'images chacune composée, déterminé suivant des dispositifs géométriques, le réel est isolé et désigné comme tel par des traits visuels et sonores : les incongruités, le pittoresque, le sordide ; tout ce qui attire l'œil, et l'oreille… Fracas des bombes, chahut de camions, sons de radios, bruit de dialogues et grain des voix ; maisons éventrées, pigeons morts, chiens fuyant les tanks, combattants à la buvette et rencontres imprévues, « canonniers grossissant comme au cinéma », sang au soleil, église incendiée, enfants et objets bizarres dans la guerre, trognes diverses (la nuque et le crâne rasés de Heinrich, Shade coiffé d'un chapeau de cardinal et mangeant son jambon, Mercery défiant un avion la lance d'incendie dans les mains…), personnages de Disney à Valence.

Raconter la guerre d'Espagne

Le problème du récit de guerre fut toujours celui de l'intelligibilité, c'est-à-dire, ramené aux termes de la poétique, celui de la focalisation de ce qui justement ne se laisse ni distinguer, ni composer, ni penser, de ce qui excède par définition le champ de toute conscience humaine : qui peut raconter telle opération de guerre, que voit-il, que comprend-il de la situation et des événements, quelle valeur revêtent à ses yeux ces événements et leurs acteurs ? Hugo et Stendhal répondaient chacun à ces questions à propos de Waterloo. Mais ici, avant Orel et les batailles de Libye, avant les bombardements de Londres et ceux de Dresde, la mécanisation, les combats de chars ou contre les chars changent les mesures et les proportions du champ des anciennes batailles, et la dimension aérienne le modifie complètement. La guerre au sol en est bouleversée dans sa stratégie et ses tactiques, les aviateurs acquièrent une vision abstraite du terrain et de leurs propres actions sans pour autant les dominer, le combat aérien met en jeu des données et des évolutions peu familières à un public qui n'a pas encore lu les récits de Mouchotte et de Clostermann, les actions massives de terreur contre les populations et leur logique inhumaine apparaissent pour la première fois : le ciel, en Espagne et partout désormais, n'est plus le fond pictural et purement moral (indifférent, hostile ou secourable) sur lequel s'enlevaient les gloires et les massacres des batailles humaines et vers lequel s'élevaient les gestes de la prière ou de la malédiction. La guerre s'est approprié la troisième dimension de l'existence, impliquant indifféremment tout ce qui vit sous le ciel : « Cette mort qui descendait au hasard faisait horreur à Shade. […] La guerre était la guerre ; ceci n'était pas la guerre. […] Shade pensait à ce qu'il avait entrevu ou noté, aux couverts dressés dans les maisons en coupe, à un portrait au verre étoilé au-dessus d'un petit jet de sang, à un costume de voyage pendu au-dessus d'une valise, — préparatifs pour l'autre monde — à un âne dont on n'avait retrouvé que les sabots, aux longues traces de sang d'animal poursuivi laissées sur des trottoirs et sur les murs par les blessés du Palace, aux civières vides, une tache à la place de chaque blessure[6]. »

Malraux a compris que, pour un romancier, la guerre d'Espagne renouvelle le problème toujours crucial de la focalisation. Il situe souvent le point de vue dans toutes les positions possibles d'une optique. Le lecteur verra ce que voient les combattants de cette guerre mécanique et on les verra eux-mêmes en train de voir, comme par l'objectif d'une caméra : des mécanismes représentés à travers l'image générale et les figures propres d'un mécanisme. Telle est ici la définition de l'objectivité narrative et de la vérité du récit : la qualité d'une écriture de l'évidence qui emprunte ses lois à celles du cinéma. Cependant, le mécanisme ne l'emporte pas : il nécessite une interprétation de la conscience, qui structure le sens à partir des données purement optiques, cela en un acte spécifique et repérable, mais instantané et non réflexif : de l'avion, le paysan ne reconnaît pas d'emblée son village, Manuel ne voit pas d'abord que la ligne des chars est celle de l'ennemi et inversement, chez Magnin, « la pratique de l'aviation donnait à sa pensée une relativité toute physique, qui suppléait parfois à la profondeur » (p. 429). Et quand Darras découvre la colonne fasciste, il voit d'abord des points rouges sur une route (p. 85) : « Trop petits pour être des autos, d'un mouvement trop mécanique pour être des hommes. […] Tout à coup Darras comprit. Et, comme s'il se fût mis à voir avec sa pensée, et non avec ses yeux, il distingua les formes : la route était couverte de camions aux bâches jaunes de poussière. Les points rouges étaient les capots peints au minium, non camouflés. » Si l'on veut, la conscience appartient elle aussi aux dispositifs optiques : elle effectue des mises au point et des corrections d'angles, dans le temps et au besoin de l'action. Elle se constitue par et dans des actes, qu'elle produit au sein d'un projet lui-même constamment repris et ajusté.

La référence aux analyses futures de Sartre et de Merleau-Ponty paraît inévitable, et pourtant il ne s'agit pas exactement de cela. En effet, au lieu de la situation selon Sartre, décrite comme l'ensemble des déterminations au sein desquelles un sujet exerce sa liberté, on a ici un processus d'action qui engage solidairement de nombreux sujets, aussi différents que possible les uns des autres mais réunis par des déterminations et par des enjeux collectifs, un processus où il est question collectivement de vie ou de mort, qui affronte donc ces humains solidaires à une réalité inhumaine et qui, à ce titre, détermine sens et valeur[7]. La conscience dans Malraux ne s'analyse d'abord ni dans les termes de la psychologie ou de la morale, ni même dans ceux de la phénoménologie. Ce sont les pratiques et non la conscience qui sont premières et instituantes du sens et de la valeur : foncer en auto sur un canon, bombarder une colonne, diriger les mouvements d'une division, autant d'actes qui forment une suite non déductible de décisions, dès leur principe et jusqu'à leur achèvement. C'est pourquoi le secret ultime d'un acte ne réside ni dans sa fin, ni dans ses moyens, mais dans son moment, qui est celui de la liberté en acte. Même le choix de la Révolution, pour ceux qui le firent, fut une décision pure, quitte à ce que chacun justifie ce choix après coup, dans ces longues discussions que l'auteur affectionne[8]. Tout le récit tourne donc autour de ces moments vides (movimentum, la pure et simple mise en mouvement, ni déterminée ni déterminante) qui inaugurent sans les expliquer chaque combat et chaque histoire personnelle, grands ou minuscules, de ces moments qui fascinent Garcia (p. 426-427) : « Voyez-vous, Magnin, après huit mois de guerre, il y a quelque chose qui reste à mes yeux passablement mystérieux : l'instant où un homme décide de prendre un fusil. […] Ce qui m'intéresse, c'est l'instant, le déclenchement. » À travers eux et les variant le plus possible, le poète tente d'approcher le moment même de la guerre d'Espagne. Car sa détermination directe lui est interdite, non seulement parce que, de fait, Malraux a manqué le pronunciamiento du 18 juillet 36, mais surtout parce que le sujet dernier de la guerre d'Espagne n'est pas désignable par lui, non plus que celui de la Révolution française par Hugo. Plus de Cromwell, pas de Lénine. Pas encore de ces Staline, Nehru, de Gaulle que Malraux se plaira à faire parler comme les génies de leur époque : Franco et Millan Astray étant du côté de la mort et les ministres républicains beaucoup trop petits pour l'événement, l'esprit mystérieux de la guerre d'Espagne appartient à la foule des tenants de l'espoir, foule indivise et organique certes mais dont la narration dresse la hiérarchie des dignités, de Manuel à Leclerc par exemple.

Constituée dans et par l'action et non constituante, la conscience selon Malraux relève donc de la pratique et de ses incertitudes, et, par là seulement, de l'éthique ; elle suppose une pluralité unifiable des sujets de l'action et de la compréhension, mais d'une compréhension limitée et en aucun cas souveraine, même quand son discours se donne comme tel ; et elle renvoie tout naturellement à l'esthétique du cinéma, à son genre d'évidence pour tous : pas de profonds secrets, pas d'élaboration narrative, au moins en apparence. C'est le mouvement qui signifie ici, relativement à tout autre mouvement et à l'immobilité, et tous les mouvements se déroulent comme à plat, sous l'œil imaginaire d'un lecteur qui les perçoive et qui se pense à l'instar du public des salles obscures : essentiellement divers, universel, et unanime. D'où ces portraits dépourvus de toute exhaustivité et de toute épaisseur, qui distinguent chacun des héros par un trait ou par un objet différentiel à lui attaché de manière plutôt arbitraire et d'autant plus probante (les moustaches de Magnin ; Manuel, « sa branche de pin à la main », p. 331 ; le petit fusil de bois de Gardet…), par son geste ou par son mot favoris (Garcia : « Mon bon ami. ») ; d'où cette composition en plans et en séquences, ces effets de montage et de bruitage, cette fréquence des dialogues transcrits sans didascalies : l'attribution des paroles est censée se faire à travers les mouvements d'appareil (voix off ou in, champ ou contre-champ[9]) et se fait effectivement au son et à l'image intimes que le lecteur est amené à se former de Magnin, Manuel ou Hernandez. Une présence intense de la réalité, présence apparemment brute et immédiate, mais en fait comme on la montre, comme on la représente et comme on la voit au cinéma, c'est-à-dire composée, organisée, reconstituée, active à l'égard du public et le rendant lui-même actif.

D'autre part, une guerre comme celle-ci, qui est faite par des ouvriers et des paysans, des militaires de carrière, un ethnologue et des ingénieurs, s'apparente vite à un métier et se prête aux images didactiques du documentaire : « ‚a c'est du boulot ! » (p. 54), dit un milicien en commentant la mise en place d'une méthode de combat[10]. Encore faut-il qu'il se trouve, entre tous ces personnages schématiques qui ordonnent à quelques-uns la perspective pratique de chaque épisode, une ou plusieurs pensées stratégiques, dont les lignes générales assurent la lisibilité ultime de ces actions dispersées. Il faut donc des héros, c'est-à-dire des profils imaginaires remarquables où se joignent les capacités d'initiative et de commandement, l'ampleur de la compréhension philosophique, le talent d'analyse et d'éloquence, et le genre de séduction propre à produire l'identification du lecteur : un Magnin à l'escadrille, un Ximénès au sol, un Garcia à la politique, et un Alvear à l'esthétique[11]. Un Manuel surtout, dont on suit l'éducation militaire sous son premier instituteur (l'abbé chargé de lui enseigner le latin, révélé in fine), puis sous Ximénès, Heinrich et Garcia, et la progression dans les commandements, Manuel chargé de visualiser les petites puis les grandes batailles, le lien entre le métier de la guerre et l'intention révolutionnaire, et le sens poétique, politique et métaphysique de la guerre d'Espagne. On sent déjà ici où vont les préférences de Malraux dans le débat qu'il met en scène entre les anarchistes et les tenants de l'efficacité, et qu'elles tiennent à des raisons à la fois de politique et de poétique : comment raconterait-on la guerre du point de vue d'un Négus, qui se tient délibérément hors de toute durée et de tout projet mesuré ? Car écrire et lire la guerre d'Espagne, c'est aussi et surtout mettre au plein jour de l'imaginaire les enjeux idéologiques emmêlés et obscurs de l'événement. Pour la première fois dans un récit de guerre, les fonds déjà fuligineux du conflit principal font venir aux premiers plans les luttes qui peuvent passer pour des querelles ésotériques entre les factions de la gauche ou, pis encore, pour des rivalités absurdes et mortelles. Les héros seront donc aussi des dialecticiens dont les longues controverses, toujours placées sous la menace du feu ou même d'un revolver jeté sur la table et toujours partagées entre des tempéraments, éclaireront de manière dramatique les perspectives et jusqu'à la portée métaphysique du combat. « Entre tout homme qui agit et les conditions de son action, il y a un pugilat. », dit Garcia (p. 339), et il arrive à Scali de reprendre contre Garcia une idée qu'Alvear avait soutenue contre lui-même. Ainsi sera maintes fois débattue et sous diverses formes la question dernière : la vérité morale de la guerre d'Espagne sera-t-elle décidée par son issue militaire, comme le pensent Garcia et les communistes, ou bien les valeurs que défendent les républicains sont-elles intrinsèquement fondées quel que soit le vainqueur, selon la thèse diversement articulée des anarchistes, des chrétiens et de Hernandez ?

Le parti pris de l'espoir

L'écrivain pouvait-il conserver ici l'impartialité de principe que le poète de tout récit de guerre devrait censément observer[12] ? Si le dramaturge porte sur la scène d'Athènes l'humanité des Perses, c'est que la guerre est gagnée et que ses spectateurs peuvent pleurer en paix la défaite de leurs ennemis. Mais surtout : si cette impartialité signifie en effet que toute guerre porte la division au sein des valeurs et de l'humanité, que la catégorie de l'ennemi est partagée nécessairement par chacun des antagonistes engagé dans la guerre[13] et que, précisément, la beauté, l'émotion et la valeur instantanées du récit de guerre tiennent à la tragédie que représente l'irruption de l'hostilité au sein de l'humanité, il est clair qu'il y a de la partialité et du trouble dans le récit et jusque dans la poétique de L'Espoir. Ainsi peut-on dénombrer trois points de vue principaux, immanents au récit et les uns aux autres : celui des personnages, des plus importants aux plus fugitifs, le plus souvent liés entre eux par une solidarité de fait ; celui de la narration qui commente le premier ; celui du « poète de ce récit ». La première et la deuxième instances appartiennent à l'ordre de la fiction, et elles sont l'une et l'autre partiales : dans la première, aucune conscience ne peut fonder le sens des actions autrement que sous cette forme où elle est liée à une ou plusieurs autres par la menace mortelle d'un sort commun, par exemple dans un avion ou dans le binôme de l'arme lourde formé par le tireur et son servant ; dans la seconde, à peine distincte de la précédente et collant à sa perspective, la première est assignée à tels ou tels protagonistes et spécifiée suivant telles circonstances, car aucune conscience de ce premier type ne peut fonctionner sans être instituée en narration par un geste même infime qui la fonde comme telle et, inversement, la narration ne peut s'effectuer que suivant le point de vue pratiquement défini de certains protagonistes de l'action. La troisième instance, encore plus retirée, organise les deux autres, de fait et par le statut qu'elle se donne. Toute conscience est donc conscience en action, dans la liaison qu'elle entretient avec l'instance fraternelle qu'elle se donne dans cette action : les consciences du premier degré tombent sous la juridiction d'une conscience qui les configure cette fois au niveau, encore humainement signifiant, d'un acte de narration ; enfin la troisième reprend la première à travers la deuxième pour lier plus ou moins explicitement, au niveau d'un récit, chaque microsystème de sens à tous les autres systèmes et leur conférer figure et signification humaines[14]. En termes de phénoménologie, mais quelque peu transposés, toute conscience se constitue au sein de l'acte dans lequel elle est engagée, à condition qu'elle soit reprise et garantie comme telle par une autre conscience, à un autre niveau, et celle-ci par une troisième, qui les institutionnalise au sein de la littérature.

Cela signifie que, si le poète de ce récit prend évidemment les décisions concernant l'ordre de la narration et la focalisation de chaque événement, « il est avec » le premier point de vue, à travers le deuxième ; sa perspective est structurée comme les deux autres, suivant la valeur humaine de la solidarité et suivant l'éthique wébérienne de la responsabilité. C'est sa manière à lui, non souveraine, de prendre sa part du présent et du risque. Distinct et impliqué à la fois, il est avec les combattants anti-fascistes et avec son narrateur ; il ignore l'ironie flaubertienne ; il choisit son camp, il est l'arbitre engagé de la valeur. Par exemple, en orientant la voix de sa chronique, il donne la dernière pensée à Manuel, il épouse et il universalise ce point de vue-là entre tous, il le désigne comme moral, et il le formule en une maxime, à la française (p. 433) : « Et, comme lui et comme chacun de ces hommes, l'Espagne exsangue prenait enfin conscience d'elle-même — semblable à celui qui soudain s'interroge à l'heure de mourir. On ne découvre qu'une fois la guerre, mais on découvre plusieurs fois la vie. » Témoin à décharge pour les uns et à charge contre les autres, l'instance du récit proclame la vérité intrinsèque de ce moment et en appelle fermement aux tribunaux futurs de l'Histoire, quelle que soit l'issue de cette guerre, cela au présent historique de cet instant et dans l'espoir : le reportage ici ne suffit plus, il y faut des martyrs et leur prophète, comme dans Bernanos, ou leur poète, comme ici. D'avance, en 1935, la préface du Temps du Mépris avait revendiqué, contre l'espèce de justice que Flaubert prétendait exercer à l'égard de ses personnages et sous l'égide de grands noms (Eschyle et Corneille, Hugo et Chateaubriand, et même Dostoïevski), la partialité de la passion : « Ce n'est pas la passion qui détruit l'œuvre d'art, c'est la volonté de prouver ; la valeur d'une œuvre n'est fonction ni de la passion ni du détachement qui l'animent, mais de l'accord entre ce qu'elle exprime et les moyens qu'elle emploie[15]. » Sous l'apparence d'une vision formelle de l'art se fait jour la réalité d'une définition pragmatique, qui exige l'adéquation des moyens et de la fin : l'intérêt du poète, c'est indissolublement le succès de son entreprise propre et celui de son parti guerrier. Il se trouve justement que, chez Malraux, cet intérêt s'accorde intimement avec le pragmatisme de Manuel et de ses amis.

L'ennemi, les ennemis

Cependant, si l'événement historique est en général la signature, à tel moment, d'une réalité brutale et conflictuelle entre les hommes et si toute guerre est à cet égard un événement privilégié, de quelle réalité, de quel genre d'hostilité et de quelle inhumanité la guerre d'Espagne serait-elle donc le signe spécial ? Quels sont ici les ennemis ? Et selon quelle décision sont-il institués en ennemis ? N'y aurait-t-il pas ici un ennemi absolu et des combattants innocents ?

Dans Malraux, le fascisme n'a pas de visages, sauf à de rares exceptions aisément repérables (l'échange entre miliciens et fascistes sous l'Alcazar, la déclaration de l'officier devant le conseil de guerre, la discussion entre Scali et l'aviateur italien). Les fantassins fascistes sont souvent les Maures (on ne les voit pas, on entend leurs tam-tams, ils « arrivent, gueule ouverte, mais on ne les entend pas hurler », p. 286 ; ils apparaissent sous des métaphores animalières ; leurs turbans représentent une sorte de barbarie exotique) ; ce sont des avions et des chars. Le fascisme, c'est une route qui bouge, puis un ver tronçonné, puis des mouches fixées sur un papier collant, puis « des taches kaki fuyant la route sous les points blancs des turbans, comme des fourmis affolées emportant leurs œufs » (p. 87). Il échappe d'abord aux sens, il a l'immédiateté illisible de ce qui tue ; et, sitôt qu'il a été analysé et reconnu par la conscience pratique, il se résout en images qui toutes le reconduisent à la seule vie organique ou plutôt à la décomposition des organismes ou à la dimension d'une menace cosmique telle que celle qui frappe Magnin dans son Orion (p. 418), « comme si nuages et colonnes eussent été l'expression d'une même volonté mystérieuse, comme si canons, fascisme, ouragan l'eussent attaqué ensemble, comme s'il eût été séparé de la victoire par ce monde livide ». À travers le général Millan Astray, le fascisme profère la phrase absurde et inhumaine par excellence : « À mort l'intelligence. Vive la mort[16] ! » C'est pourquoi nul point de vue narratif ne peut se former chez les fascistes : manque d'humanité, manque de valeur, manque de perspective. L'ennemi est rejeté hors du système de la narration et de ses solidarités, pour la raison de sa liaison revendiquée avec l'inhumanité de la mort.

Pourtant, le récit révèle des points de vue très différents sur lui, entre ses ennemis. Par la voix de Garcia et notamment dans les raisons qu'il oppose à l'idéalisme moral de Hernandez, le fascisme reçoit une définition pragmatique (p. 183-184) : « L'action ne se pense qu'en termes d'action. Il n'y a de pensée politique que dans la comparaison d'une chose concrète avec une autre chose concrète, d'une possibilité avec une possibilité. Les nôtres, ou Franco — une organisation ou une autre organisation — pas une organisation contre un désir, un rêve ou une apocalypse. » Définition qui intègre le fascisme dans une perspective politique, certes suivant une alternative mortelle. Mais justement, comme il le dit ailleurs (p. 429), « une des choses qui [le] trouble le plus, c'est de voir à quel point, dans toute guerre, chacun prend à l'ennemi, qu'il le veuille ou non… ». Modérée en apparence, la pensée de Garcia, qui n'exclut pas le totalitarisme de l'humanité, lui est pourtant sans doute la plus inassimilable. Car, en spécifiant l'ordre du politique et de la guerre, elle distingue des catégories au sein de l'humain ; plus encore, elle reconnaît l'autre comme un ennemi, et dans cet ennemi une intention humaine qu'elle doit comprendre si elle veut le vaincre et survivre à cette alternative mortelle[17]. Il n'est pas impossible non plus que, comme ethnologue de métier, Garcia ne soit formé à toujours reconnaître du sens à l'altérité : à la différence de Hernandez, des anarchistes et de certains chrétiens, Garcia ne saurait céder au fantasme de totalité qui est dans le fascisme. Toujours dans la perspective de l'action, mais en la portant du côté de l'éthique, Manuel a ce mot (p. 143) : « Un homme actif et pessimiste à la fois, c'est ou ce sera un fasciste, sauf s'il a une fidélité derrière lui. » Sans la référence au passé et sans espoir, sans le sens de la durée, l'homme d'action va à l'arbitraire de l'action pour l'action et, comme Manuel le dit juste après, « ce dont rêvent les trois quarts de nos fascistes espagnols, ce n'est pas d'autorité, c'est de bon plaisir ». Là aussi, les anarchistes échapperaient de peu à l'accusation. Mais le paysan Barca va plus loin dans l'exclusion. Parlant à Manuel et se référant à « M. Garcia », il dit (p. 82) : « Un homme comme lui, Garcia, sait pas trop bien ce que c'est, d'être vexé. Et voilà ce que je peux te dire : le contraire de ça, l'humiliation, comme il dit, c'est pas l'égalité. Ils ont compris quand même quelque chose, les Français, avec leur connerie d'inscription sue les mairies : parce que, le contraire d'être vexé, c'est la fraternité. » Ce disant, cet homme du peuple définit les fascistes comme ceux qui, préférant leur famille à l'humanité, excluent tous les autres, et il entend substituer à cette notion biologique de la fraternité (entre les enfants d'un même père, auquel ils devraient la vie) un universel fondé sur l'action, entre des hommes qui se doivent mutuellement la vie, notamment dans le combat, et dans ce combat-là[18]. Mais si, en effet, le fasciste fonde en creux l'humanité universelle par la vexation qu'il inflige à tous ceux qui ne sont pas de sa famille biologique, il ne peut pas ne pas s'exclure par là de cet universel. Quant à Darras, pilote de ligne et ancien pilote de l'autre guerre, militant politique et syndical d'envergure internationale, sa définition est à la fois pratique, physique et métaphysique (p. 84-85) : « Darras […] regardait de tout son corps, à moitié penché dans le couloir de la carlingue. Pendant la guerre, il ne cherchait qu'une quelconque brigade allemande ; cette fois, il cherchait ce contre quoi il luttait depuis des années sous tant de formes, dans sa mairie, dans les organisations ouvrières, édifiées patiemment, défaites, refaites : le fascisme. Depuis la Russie : l'Italie, la Chine, l'Allemagne… Ici, dans cette Espagne, à peine l'espoir que Darras mettait dans le monde avait-il trouvé sa chance, que le fascisme était là encore, presque sous son avion. » Entité multiforme, invisible et insaisissable, chose abstraite et organique qu'il va bientôt repérer enfin comme vermine ou mécanique à écraser, le fascisme est pour lui ce qui l'empêche d'espérer, c'est-à-dire d'agir humainement : comme un humain pour tous les hommes. Cette perspective exclut évidemment le fascisme de l'humanité. En même temps, elle met tellement en cause le thème du livre et son titre qu'elle pourrait avoir la préférence de l'auteur : comme pour Manuel, pour Darras le fascisme interdit dans l'homme la dimension de l'avenir historique et donc aussi de l'inventivité, notamment littéraire.

Cependant, articulée aux autres par les soins du poète, la définition de Darras fait encore mieux apparaître la nécessité et la signification de cette pluralité des approches du fascisme. Si celui-ci revêt une réalité objective et matérielle, s'il renvoie et impose à la vue de l'humanité la figure humaine que l'inhumanité du réel n'avait sans doute jamais prise avant cette guerre, cette réalité n'en est pas moins problématique et activement discriminante. Non seulement chacun doit y faire face avec sa propre expérience, non seulement elle est obscure à chacun de telle ou telle manière, mais elle met à l'épreuve en chacun son humanité et entre tous leur solidarité.

En effet, la guerre contre le fascisme se redouble aussitôt en une guerre qui met aux prises ses ennemis : le fascisme, en tant que la réalité intolérable de l'homme pour l'homme, est le signe de cette contradiction. Sa virulence mortelle et sa négation absolue de tout espoir portent le conflit entre ceux qui croient à l'avenir. Car c'est justement sur cette idée de l'espoir et donc sur la définition de l'action contre le fascisme, de l'action révolutionnaire et de l'action en général, que va s'opérer un deuxième clivage, entre les antifascistes cette fois. Déjà, comme en miroir, il y avait, dans le camp de l'espoir, des indices de biologisme et de désespoir. Cela apparaît avec l'expression « Sang de gauche », que Malraux porte en titre de chapitre, mais entre les guillemets rappelant que c'est une citation et qu'elle vient des anarchistes. Il y a aussi ce jeune paysan dont le seul mot d'ordre, écrit avec le sang des fascistes exécutés, est « Meurre le fascisme », et Manuel entend se battre contre les deux formes du nihilisme, aussi dangereuses l'une que l'autre à ses yeux (p. 73). Mais surtout, comment tous ceux qui espèrent espèrent-ils contre ce qui empêche d'espérer ? Et comment cela en fait-il des ennemis les uns pour les autres ?

Il existe deux manières d'ouvrir l'avenir contre la négation du fascisme, deux objets de l'espoir et deux manières d'espérer, réciproquement déterminés. Pour les uns, l'apocalypse est l'événement qui confondra en un instant unique la révolution sociale, la fin de l'Histoire, la révélation de la Vérité, celle de tous et de chacun, et enfin le Salut moral. C'est évidemment une notion d'origine religieuse et mystique et c'est tout naturellement celle qui dominait la pensée de Bernanos et ses images. Dans L'Espoir, c'est la vision des anarchistes et la position morale de Hernandez. Pour les autres, de Manuel à Garcia, la Révolution ouvre un processus déterminé par des volontés coordonnées entre elles et organisées de manière hiérarchique au sein d'une action durable, longue et développée, à l'échelle du monde considéré comme l'espace organisable par les hommes : ce que Manuel appelle tout à la fin du livre « la possibilité infinie de leur destin ». Les partisans de l'apocalypse nient le temps comme durée et veulent peser l'être de chaque homme comme la valeur de chaque événement. Cette vision n'ordonne pas les moments du présent et ne propose de futur que celui d'un instant rigoureusement séparé du temps ordinaire, et qui se tiendrait à la portée immédiate d'un présent immobile. C'est, toujours : maintenant ou jamais, maintenant et à jamais. D'une certaine manière, l'apocalypse contredit même la pensée de l'espoir qui paraît pourtant l'animer : selon la formule ambigu‘ de Garcia (p. 101), qui désigne à la fois le terme que s'assigne cette pensée et cette pensée elle-même, « L'apocalypse veut tout, tout de suite. […] L'apocalypse n'a pas de futur. Même quand elle prétend en avoir un. » Pour les uns, la guerre porte à sa limite, sous la question de la vie ou de la mort, le critère de validité et de vérité de toute action, celui de l'efficacité : elle requiert des combattants, des résultats et non des exemples, et, selon Ximénès (p. 141) « le courage qui gagne et pas celui qui console ». Pour les autres, l'action et la guerre relèvent d'un état de grâce, et le critère est celui de la pureté de l'intention, de la valeur des êtres et des actes mesurée à l'aune à son tour inhumaine d'une transcendance[19]. Le moment décisif, d'où il faut regarder la vie et toute action, c'est la mort. Il y a là une conception aristocratique et élective des êtres et de l'action : l'action et la guerre requièrent des témoins et des exemples. Au contraire, les pragmatistes privilégient le faire et son efficacité. Ils considèrent le temps comme une durée calculable et organisable, un champ tactique et stratégique, suivant la logique certes paradoxale mais pensable et maîtrisable de l'événement : comme l'est la durée dans le roman, et comme elle l'est dans le récit de Malraux. Ce temps est le temps propre de la politique et de la guerre, si l'on entend l'une et l'autre comme mettant en jeu des décisions rationnelles (entendons : aussi rationnelles que possible, et régies par leur rationalité propre, celle de la péripétie), justiciables d'un récit organisé et développé qui articule successivement les deux parties « Exercice de l'apocalypse » et « Etre et faire ». Encore une fois, le poète de cette histoire choisit son camp.

Selon chacune de ces deux approches, la communauté telle qu'elle se forme de fait, et notamment au combat, et telle qu'elle se projette en suppositions et en images dans l'avenir, revêtira soit la forme d'une société organisée, rationalisée, structurée autour d'officiers et de dirigeants formés dans l'action, soit celle d'une sorte de communauté en fusion, organique, soudée autour de chefs charismatiques et séduisants, comme Puig ou le Négus[20]. Ainsi la valeur centrale de la fraternité, comme toutes les autres valeurs politiques (le pouvoir, la liberté, la démocratie…), se trouve-t-elle divisée contre elle-même. Pour Hernandez (p. 316), « il y a une fraternité qui ne se trouve que de l'autre côté de la mort. », c'est-à-dire une union factice aux yeux des pragmatistes, enchantée de ses utopies, de ses mythes et de ses chants, et qu'ils qualifient d'illusion lyrique, quand ils ne relèvent pas ses accointances avec un irrationalisme mortifère[21]. Pour les communistes et pour leurs alliés, la fraternité ne se forme que dans le projet et la raison communs d'un combat : c'est celle que Manuel découvre à un moment précis (« Pour la première fois, il était en face d'une fraternité qui prenait la forme de l'action. », p. 233) ; c'est celle que décrit Scali à Alvear (« Les hommes unis à la fois par l'espoir et par l'action accèdent, comme les hommes unis par l'amour, à des domaines auxquels ils n'accéderaient pas seuls. », p. 276) ; c'est celle qui prend forme épique et distanciée, par exemple dans le récit de la descente de la sierra, quand le pas ordonné des porteurs de civières « semblait emplir cette gorge immense où criaient là-haut les derniers oiseaux, comme l'eût emplie le battement solennel des tambours d'une marche funèbre. Mais ce n'était pas la mort qui, en ce moment, s'accordait aux montagnes : c'était la volonté des hommes. » (P. 410.)

Les contradictions traversent aussi les chrétiens. Une première fois, puisque leurs autorités, entraînant la grande masse des fidèles, se sont rangées dans le camp du franquisme. Par là, elles ont adhéré à son inhumanité, ou encore, dit Bernanos, les évêques espagnols ont choisi l'imposture, ils sont l'Ennemi dans l'Église, ils réalisent le mystère de l'ambivalence chrétienne[22]. Cependant, même et précisément quand ils ont, contre l'Église officielle, choisi le camp de l'espoir, les chrétiens sont encore divisés. D'un côté, le moine en rupture d'Église qui dénonce à ses ouailles l'imposture des clercs et prophétise la parousie du Christ à travers le triomphe des pauvres et des humiliés (p. 155) : « … une étoile qu'on n'avait jamais vue se leva au-dessus d'eux … » De l'autre, un officier comme Ximénès et un intellectuel comme Guernico qui, récusant des ministres indignes de Dieu et choisissant de rester dans la Communauté des saints, en appellent au corps mystique de leur Église contre son corps trop charnel et, se prévalant de cette longue expérience qu'elle a acquise de la réalité et de son maniement, se joignent à l'action contre le franquisme, eux aussi au nom de l'efficacité. Dans tous les cas, le fait que le fascisme porte l'hostilité entre les hommes de bonne volonté, chrétiens ou non, c'est cela même qui en fait l'Ennemi absolu.

À tous égards, Malraux est donc à la fois horrifié et tenté par la pensée et la mystique de la totalité[23]. Soit il la rejette sans discussion telle qu'elle apparaît dans le fascisme sous sa forme irrationnelle et irréductible, soit il la dénonce plus ou moins explicitement quand elle se fait jour dans l'anarchisme et l'idéalisme, soit il la retrouve, mais sous une tout autre forme, dans le communisme et dans son pragmatisme : première incarnation moderne du totalitarisme et ennemi absolu, le fascisme suscite contre lui deux formes totalitaires, absolument différentes l'une de l'autre et ennemies entre elles. L'une le rappelle comme en miroir, en inversant son signe moral négatif en positif ; l'autre entre en conflit avec la précédente pour le monopole politique et militaire de cette opposition, au nom de la loi d'airain qu'impose désormais à tous l'ennemi absolu, et que Garcia énonce en cette maxime d'action (p. 183) : « Transformer notre apocalypse en armée, ou crever. C'est tout. »

 

Le drame de ce récit, et celui de Malraux, c'est que sa distinction entre l'éthique et la politique finit par retourner à une morale absolue, de l'héroïsme. À travers le personnage de Garcia, il y avait bien pourtant une tentative pour sortir des apories mortelles que le récit est conduit à mettre en place, en présence de cette nouveauté absolue qu'est la guerre d'Espagne. Contre le moralisme de Hernandez, Garcia, comme on a vu, maintient le combat contre le fascisme dans le champ des décisions rationnelles et politiques. D'autre part, il maintient strictement l'autonomie du politique à l'égard de la moralité, et de cette guerre comme appartenant à la sphère du politique : « Je voudrais vous aider, Hernandez. La partie que vous jouez est perdue d'avance, parce que vous vivez politiquement, — dans une action politique, — dans un commandement militaire dont chaque minute rejoint la politique, — et que votre partie n'est pas politique. Elle est la comparaison de ce que vous voyez et de ce que vous rêviez. L'action ne se pense qu'en termes d'action. […] Penser à ce qui devrait être, au lieu de penser à ce qu'on peut faire, même si ce qu'on peut faire est moche, c'est un poison. […] Cette partie-là est perdue d'avance pour chaque homme. C'est une partie désespérée, mon bon ami. Le perfectionnement moral, la noblesse sont des problèmes individuels, où la révolution est loin d'être engagée directement. » (P. 183-184.)

Ainsi, à l'instar du sociologue Max Weber, l'ethnologue Garcia opposerait bien l'éthique de la responsabilité à l'éthique de la conviction[24]. Et, à l'instar de Carl Schmitt cette fois, il résiste aussi à la tentation de concevoir et de déclarer un ennemi absolu. C. Schmitt, en effet, distingue l'ennemi réel de l'ennemi absolu et il montre que, contre les diverses tendances qui vont à moraliser de manière inconditionnelle la guerre et la politique, c'est-à-dire à criminaliser ou à diaboliser l'ennemi, le critère de la politique demeure (ou devrait demeurer) la distinction entre l'ennemi et l'ami, mais traitée de manière concrète, c'est-à-dire avec les limitations que les réalités de la politique et de la guerre imposent à l'hostilité, jusque dans la guerre de partisans[25]. Cependant, comme on l'a vu aussi, c'est Manuel qui aura le dernier mot dans l'ordre du récit comme dans la pensée de l'auteur, Manuel qui, pour son pragmatisme et son communisme, dessine une élite d'humanité et de fait, dans l'ordre de la poétique, est héroïsé.

L'Espoir, maintenant

Par delà les ambiguïtés et les faiblesses éventuelles de sa pensée et de son esthétique dans L'Espoir, Malraux posait une question, désormais et surtout en notre temps lancinante dans la culture et dans la littérature : que s'est-il passé avec le fascisme, qui s'annonçait sans doute dans la guerre d'Espagne et qui demanderait une nouvelle définition de l'ennemi et de l'espèce humaine, et peut-être une remise en cause fondamentale de la littérature ?

Lire L'Espoir en notre moment, c'est faire l'archéologie d'une question, au sens de Foucault, c'est-à-dire d'un certain problème anciennement posé mais toujours actif. Le découvrir tel qu'il se pose à nous, ici et maintenant, en travaillant toutefois à le restituer à l'espèce d'innocence où il se posait alors, déjà constitué pour l'essentiel mais encore formulé dans des termes qui ignoraient certaines de ses données qui nous paraissent maintenant les plus décisives. Ce problème est complexe et, aux yeux des acteurs d'alors, confus. Il revêt la forme de questions enchevêtrées. Qu'est-ce que la politique, non plus suivant les problématiques classiques de l'État, du pouvoir, de la représentation, de la souveraineté, de l'intérieur et de l'extérieur…, mais par rapport à la guerre et dans les circonstances inédites de cette guerre-ci ? Qu'est-ce que la guerre, quand l'empoignade est sans lois, sans conventions, que les catégories de l'ennemi et de l'ami, du tiers intéressé, ne sont plus reconnaissables ? Qu'est-ce que la révolution sociale, si les travailleurs doivent conduire la guerre révolutionnaire comme le travail de l'usine ou des champs, et surtout sans pouvoir s'accorder sur ce qu'ils entendent par l'état futur de l'humanité, ni même par son état actuel, sinon à travers des utopies hostiles et toutes déjà meurtrières ? Qu'est-ce que le temps, humainement et pratiquement parlant ? Quelle transcendance s'ouvre à la praxis ?

Et surtout, en ce qui nous concerne, qu'est-ce que la littérature, et qu'est-ce que l'art, dans la complexité et dans l'instant de ces questions-là, inévitables ? Cette dernière question, implicitement pour partie, Malraux la pose avant Sartre, mais de tout autre manière, comme combattant et non comme militant, « avant-guerre » et non à la sortie de la deuxième guerre mondiale (mais Sartre les posait, il est vrai, à l'orée de ce que tous attendaient comme devant être la troisième). Ici donc un récit se noue à son événement, et la littérature à l'Histoire en acte. La littérature y vacille elle-même, elle paraît se perdre dans des formes presque frustes. Aucun trait de la littérature expérimentale des années soixante : un livre volontairement schématique, décevant aux yeux de beaucoup et qui, dans tous les sens de l'expression, ne ressemble à rien, livre hâtif d'une guerre bâclée et qui elle-même ne ressemble à rien. Qu'est-ce que la littérature dans le temps du mépris et dans l'événement où l'espèce paraît se diviser ? Question dans laquelle nous lisons celle qui ne pouvait pas encore se formuler, qui a mis un certain temps à se poser parmi nous, et qui s'y trouve en débat, suivant les formulations, les obscurités et les impuissances propres de notre moment : que peut la littérature après Auschwitz ?

Comme tous les objets qui sont les monuments et les témoins des moments problématiques de l'histoire, et si l'on entend les saisir dans le temps propre de ces moments et non les mettre en ligne suivant une continuité pensée et rationalisée après coup, L'Espoir porte signification sur l'Histoire comme succession peut-être intelligible et progressive des événements humains, sur l'histoire comme historiographie c'est-à-dire comme le moyen problématique mais inévitable de les comprendre, et sur la littérature comme la pensée de la première et peut-être de la deuxième, ainsi que sur les nœuds possibles qui les impliquent à trois. Pour comprendre ainsi ce récit et la nature de ces nœuds qu'il noue à sa manière, il convient de le restituer à ses imperfections et à ses indéterminations, et aussi de considérer la sorte d'oubli relatif ou de déshérence dans laquelle il est tombé maintenant avec son événement. Nous aurions ainsi des possibilités de penser la perspective des acteurs de cet événement, y compris du poète de cet événement, — dans ce qui était leur perspective avant que l'Histoire, et les historiens (mais aussi bien l'histoire et les historiens de la littérature), ne les aient plus ou moins oubliés tels qu'ils étaient pour eux-mêmes, sous le prétexte pourtant de les comprendre[26].

Car, tout simplement, l'événement et le texte de cet événement ne seraient pas tels qu'ils sont, si ces acteurs n'avaient pas eu telle pensée, telle utopie, tel espoir, telle poétique, dont la suite a comme effacé le caractère de nouveauté absolue.

Pierre Campion



[1] Pour tout ce qui concerne Malraux et la guerre d'Espagne, voir le livre précis et documenté de Robert S. Thornberry, André Malraux et l'Espagne, Droz, 1977.

[2] Aristote, La Poétique, texte, traduction, notes par Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot, Seuil, 1980, chap. 9, p. 67.

[3] Andrée Viollis, Indochine S.O.S, préface d'André Malraux, Gallimard, 1935. Dans les passages que je retiens, les italiques sont de Malraux.

[4] Entre 1927 et 1936, Gide vient de publier ses Voyage au Congo, Retour du Tchad, Retour de l'U.R.S.S. Dans le compte rendu des Grands Cimetières sous la lune qu'il donne à Esprit en juin 1938, Mounier écrit : « S'il faut à tout prix donner un genre aux Grands cimetières, alors faisons-le sur mesure et inventons quelque chose comme qui dirait un reportage de la Charité. […] Dans la mesure où Malraux, à travers ses romans, a donné des lettres de noblesse au journalisme en créant le reportage héroïque où tous les hommes, tous leurs gestes, tous les événements sont mesurés à leur grandeur dans le combat, Bernanos inaugure le reportage de la Charité, où les hommes, leurs gestes, les événements sont uniquement jaugés en référence à leur capacité de malheur et à leur capacité d'amour. » Transposons, pour Malraux : il inaugure le reportage de la solidarité.

[5] Non sans ironie, Malraux écrit en 1970 à R. Thornberry : « L'Espoir est un roman-reportage comme Les Frères Karamazov est un roman policier. » (Cité par Thornberry, op. cit., p. 81.)

[6] L'Espoir, dans André Malraux, Œuvres complètes II, Gallimard, Bibl. de La Pléiade, 1996, p. 301. Je renverrai désormais, directement, à cette édition.

[7] Comme on sait, Sartre éprouve les plus grandes difficultés à établir une morale sur les bases de la phénoménologie de la conscience.

[8] Paul Veyne, de son point de vue d'historien et en vue de ses propres analyses : « La conscience n'est pas la clé de l'action. […] Nous vivons sans savoir formuler la logique de nos actes, notre action en sait plus long que nous-mêmes et la praxéologie est implicite chez l'agent comme les règles de la grammaire chez le locuteur […] » Comment on écrit l'histoire, Seuil, 1978, coll. Points, p. 133. La décision précède et détermine la conscience, la valeur et le sens.

[9] Comme dans les ébauches de portraits, de Garcia vu par Magnin (p. 94), puis de Magnin vu par Garcia (p. 97).

[10] Au contraire, Mercery : « Mauvais travail. », avant de montrer comment il faut lancer une charge de dynamite (p. 109). Mercery n'a jamais été capitaine que chez les pompiers : comme officier, il prend une usine que les Républicains occupaient déjà, mais comme pompier il sait manier les explosifs et il est tué en dressant sa lance d'incendie contre un avion (p. 342-343). Et Malraux lui-même, le 1er février 1937, à la Mutualité : « Il faut que vous considériez que la Révolution est votre second métier. » (Cité par Thornberry, op. cit., p. 55.)

[11] La postface des Conquérants évoque, en 1948, « un type de héros en qui s'unissent l'aptitude à l'action, la culture et la lucidité » (Œuvres complètes I, Gallimard, Bibl. de La Pléiade, 1989, p. 271). Il n'empêche que, si la parole appartient tout naturellement aux « intellectuels », le principe de la focalisation donne le point de vue et la conscience pratique à de nombreux acteurs muets des combats.

[12] Gabriel Marcel, en 1938, à propos de L'Espoir : « Un roman unilatéral n'est pas un roman, c'est un pamphlet. » (Cité par Thornberry, op. cit., p. 189.)

[13] Nul n'entre innocemment et impunément dans la guerre. Même si l'on m'agresse, je deviens ipso facto et par position l'autre sujet actif de cette guerre, attaché nécessairement à la mort de qui poursuit ma mort. Inversement, mon agresseur offre nécessairement sa vie au risque du combat. Telle est l'éthique spéciale de la guerre, qu'on ne saurait transgresser, même au nom des valeurs universelles ou prétendues telles.

[14] Ainsi s'articulent les trois instances, à telle occasion (p. 309) : « Cette section, c'était Pepe qui la commandait. Pour peu qu'ils eussent la moindre aptitude à commander, les dynamiteurs du mois d'août encore vivants commandaient maintenant. Pepe ronchonnait : ŇDommage que son copain Gonzalez ne soye pas là et avec lui, pour la petite expérience qu'il allait faire et tenter.Ó » Pensées et projet du personnage, distingués au style indirect dans le commentaire que formule la narration, présence légère de l'intention poétique, qui souligne la place de l'épisode dans sa chronologie d'ensemble et met en évidence la cohérence et les significations de sa fable.

[15] André Malraux, Œuvres complètes, I, ibid., p. 776.

[16] Cependant Garcia le commente ainsi, p. 324 : « En Espagne, ce cri est assez profond : les anarchistes aussi l'ont poussé autrefois. »

[17] Scali note, au contraire, « l'idée si commune parmi les fascistes, que leur ennemi est par définition une race inférieure et digne de mépris » (p. 120). Déjà il faut distinguer entre les deux manières, fasciste ou non, de considérer l'ennemi.

[18] Si Ximénès s'autorise à appeler ses hommes « mes enfants » (p. 149) et non pas camarades, c'est en raison de son âge et surtout parce qu'il se considère comme responsable de leur vie, mais par fonction.

[19] Ainsi, pour Puig, sa vision ancienne de la politique, tant qu'il n'a pas vu de débouché à l'action, de futur et d'espoir (p. 23) : « Tout problème politique se résolvait donc pour lui par l'audace et le caractère. » Le drame de l'anarchie et surtout la volonté du poète veulent que Puig soit tué au moment où il allait peut-être concevoir et inventer une politique anarchiste. Cette mort indique clairement que Malraux ne croit pas à cette notion et qu'elle est à ses yeux une contradiction dans les termes.

[20] Ximénès à Manuel (p. 148) : « Un officier doit être aimé dans la nature de son commandement — plus juste, plus efficace, meilleur — et non dans les particularités de sa personne. Mon enfant, me comprenez-vous si je vous dis qu'un officier ne doit jamais séduire ? »

[21] Il y a donc une sorte de poétique complète de « l'illusion lyrique » : une figure collective et une figure individuelle liées (celles du Peuple et du Héros), un pays rêvé (le Mexique), une légende épique (celle des Asturies), une rhétorique (celle de la dynamite, l'arme explosive et individuelle ; celle de l'auto lancée comme arme), deux musiques (Wagner et le flamenco), un chant (l'Internationale), deux références esthétiques (la tragédie et le cinéma).

[22] Selon Bernanos, le Mal est dans le mystère de Dieu lui-même. L'univers organique de la Chrétienté ne peut trouver son ennemi qu'en lui-même et dans sa propre logique. Satan appartient au monde de Dieu, congénitalement : « Nul ne peut offenser Dieu cruellement qui ne porte en lui de quoi l'aimer et le servir. »

[23] Scali (p. 337) : « […] l'idée fameuse et absurde de la totalité. Elle rend les intellectuels fous […]. À la vérité, le seul homme qui cherche une réelle totalité est précisément l'intellectuel. »

[24] Max Weber, Le Savant et le politique (1919), introduction par Raymond Aron, Plon, 1959.

[25] Carl Schmitt, La Notion de politique (1932) et Théorie du partisan (1963), réunis en un volume, préface de Julien Freund, Calmann-Lévy, 1972.

[26] Pour l'esprit dans lequel j'aborde ici l'événement littéraire, je dois beaucoup mutatis mutandis  au livre récent de Michèle Riot-Sarcey, Le Réel de l'utopie. Essai sur le politique au XIXe siècle, Albin Michel, 1998. Historienne de la politique et spécialiste du XIXe siècle, M. Riot-Sarcey entend saisir l'événement dans son avènement, c'est-à-dire, citant Walter Benjamin, ce quelque chose « de véritablement nouveau » qui « se fait sentir, pour la première fois avec la sobriété de l'aube ». Pour cela, s'inspirant encore de Benjamin, elle préconise une écriture de l'anachronisme qui, « arrach[ant] l'objet historique au continuum du cours de l'histoire », pratique la mise en perspective de cet objet dans le présent de l'historien et confronte par exemple les utopies ouvrières des grèves de 1831 et de 1840 entre elles et avec les positions critiques qui se formulent parmi nous à l'égard de « la pensée dominante ». En somme, il s'agirait de rapporter le caractère problématique des événements anciens (problématique pour leurs protagonistes) au caractère problématique de notre moment (pour nous). D'une certaine manière, c'est ce que Duby faisait déjà, en rapportant par exemple, en 1973, « le dimanche de Bouvines » à la bataille de Brunete et à Guernica, Auschwitz, Hiroshima et Hanoi.


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